Islam, le danger communautariste

Le communautarisme commence quand une communauté tente d'imposer ses règles à la collectivité

Le ton est détaché, bien loin des passions soulevées par l'affaire, mais les mots disent tout: "C'est un énorme gâchis." Après vingt et un ans d'une aventure hors norme à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), Natalia Baleato fermera les portes de la crèche Baby-Loup, le 31 décembre prochain. Une crèche fondée par cette ancienne réfugiée chilienne pour venir en aide aux mères du quartier, accueillant jour et nuit des bébés, mais aussi des enfants jusqu'à 12 ans. Un refuge et un confetti d'espoir dans cette cité des Poètes des années 1970, dont les mosaïques de Rimbaud, Mallarmé ou Paul Valéry contemplent, impuissantes, la lente dégradation sociale. Le 19 mars dernier, la Cour de cassation annulait le licenciement d'une employée de la crèche, revenue à son poste après quatre ans d'absence couverte d'un voile ne laissant apparaître que son visage. Depuis, Baby-Loup est devenue le symbole de la République laïque entamée par le communautarisme musulman. Elisabeth Badinter, Manuel Valls, avant et après sa nomination comme ministre de l'Intérieur, se sont démenés comme de beaux diables au côté de Natalia Baleato. Las! le principe de laïcité ne s'appliquant pas dans le privé, les juges ont estimé que le règlement intérieur de la crèche, qui exige la neutralité philosophique et religieuse de ses salariés, instaurait "une restriction générale et imprécise". Après l'appel de la décision de la Cour de cassation, ce 17 octobre, le dossier sera définitivement clos.
Insultes, voitures vandalisées, menaces...
Cette affaire, d'une portée inédite depuis les débuts du débat sur le voile à l'école, laissera des traces, et pas seulement à Chanteloup-les-Vignes. Depuis l'avis de la Cour de cassation, les insultes, les voitures vandalisées, et les menaces sur le personnel et la direction, qui multiplie les mains courantes, empoisonnent le quotidien, motivant la fermeture de l'établissement. "Les parents ont mal compris le jugement, ils pensent qu'il nous oblige à être une crèche confessionnelle, témoigne Natalia Baleato. Certains veulent que leur enfant mange halal et nous suggèrent de l'installer avec d'autres musulmans à des tables séparées, d'autres indiquent sur la feuille d'inscription les horaires auxquels il faut réveiller leur enfant pour qu'il fasse sa prière."

De l'effet pervers de la loi... Natalia se souvient de l'année 2001 - celle des attentats du 11 Septembre - comme d'un tournant. "Certaines salariées se sont mises à ne plus vouloir accompagner les enfants à la piscine, en prétextant un maillot oublié ou une indisposition intime ; les collègues leur proposaient d'y aller à leur place, en vertu de quoi tout se réglait à l'insu de la direction. Puis ça a concerné les parents : au moment des fêtes d'anniversaire, nous avons commencé à trouver des bonbons plein les poubelles..." [NDLR : certaines confiseries contiennent des traces de porc.]
Une décennie plus tard, l'équipe de Baby-Loup se retrouve ainsi au coeur d'une polémique qui la dépasse. "Toutes ces années, notre projet a consisté à travailler pour l'insertion des femmes des milieux populaires et pour leurs enfants, dans un esprit d'équité et de solidarité, raconte sa directrice. Aujourd'hui, on nous traite d'islamophobes. C'est incompréhensible!"
"Islamophobe": le voilà, le mot-piège, le mot-grenaille, si facile à dégoupiller dans la France inquiète de 2013, travaillée par la crise et l'essor de l'extrême droite. Quiconque s'enhardit à dénoncer la montée d'un communautarisme musulman encourt cette mise à l'index lexicale - et, au passage, l'accusation de rouler pour le FN. La sociologue Dounia Bouzar (1), spécialiste des relations entre l'islam et la laïcité, s'agace: "C'est, au contraire, lorsqu'on ne sanctionne pas un homme qui refuse de serrer la main d'une femme que l'on se rend coupable de laxisme musulmanophobe. On accepte ce type de comportement alors qu'on ne le tolère pas chez les autres Français parce qu'on se dit: l'islam est comme ça, il faut l'accepter. Mais ces comportements radicaux n'ont rien à voir avec l'islam!"
"Islamophobe": aucun qualificatif n'est aussi efficace pour clore un débat plus tabou que jamais, à mesure que s'exacerbent les positions des uns et des autres. Les sondages ne peuvent pas être plus clairs: 44% des Français se disent persuadés que les fidèles du Prophète sont "en partie intégristes", et 80 % pensent que l'islam cherche "à imposer son mode de fonctionnement aux autres" (sondage Ipsos, janvier). 8 sur 10 sont favorables à une loi pour rappeler la laïcité dans les entreprises privées (enquête BVA, mars). Une majorité verrait également d'un bon oeil l'intervention du législateur à l'université. C'est peu dire que l'opinion française s'inquiète, d'autant que les couacs se répètent, comme avec la récente polémique sur les fêtes chrétiennes, trop nombreuses au goût de certains. En retour, la plupart des musulmans se murent dans le silence, victimes d'agressions personnelles et d'attaques de plus en plus fréquentes sur leurs lieux de culte, tandis qu'une poignée d'entre eux s'organisent désormais en collectifs anti-islamophobie. Sur le plan politique, la gauche est mal à l'aise. Les responsables associatifs et médiatiques, eux, évitent d'aborder ce sujet. Ce faisant, ils laissent le champ libre aux absolutistes de la laïcité, qui font de notre grand principe régulateur des relations entre la République et les religions un marqueur identitaire. D'un extrémisme l'autre...
Les situations litigieuses sont nombreuses
Mais comment éviter les amalgames et les mauvais procès contre l'islam si l'on s'enferme "dans le déni", pour reprendre l'expression de Me Richard Malka, l'un des avocats de Baby-Loup? Le communautarisme commence quand une communauté tente d'imposer ses règles à la collectivité. Certes, les boutefeux du Prophète sont loin d'avoir déboulonné les valeurs communes de la République, contrairement à ce que veulent faire accroire les zélotes du FN. Ils constituent une minorité parmi les musulmans, et il va de soi que les autres religions comptent aussi leur lot de fidèles peu respectueux du principe de neutralité laïque. Néanmoins, l'islam totalisant environ 6 millions de croyants en France, les situations litigieuses sont suffisamment nombreuses pour que le pays ne fasse plus comme si elles n'existaient pas.
Décembre 2012. Une quinzaine de femmes machinistes de la RATP travaillant au dépôt de Nanterre (Hauts-de-Seine) dénoncent les agissements d'une poignée de collègues musulmans professant une lecture rigoriste du Coran. Certains refusent de leur serrer la main, d'autres prient dans leur bus ou aux terminus, parfois les deux. Une réunion où ces conductrices expriment leurs griefs a été filmée par le site très anti-islam Riposte laïque. Le poids des mots, le choc des images. En représailles, les salariées essuient insultes - "raciste", "SS", "facho" - et petits mots incendiaires dans leurs casiers. La plupart optent pour la retraite anticipée ou la mutation; certaines se plaignent d'avoir été instrumentalisées par leurs collègues dans un combat contre l'islam.
La RATP diligente une enquête interne
Depuis, à Nanterre, "c'est un peu la guerre froide, personne ne se parle", constate Ghislaine, à l'origine de la fronde, et contributrice régulière de Riposte laïque. Elle est l'une des rares à être restée à son poste de machiniste. La direction? À la suite du branle-bas de combat déclenché par la vidéo, la RATP a diligenté une enquête interne, dont les conclusions n'ont jamais été rendues publiques. L'entreprise, contactée par L'Express, indique que les investigations ont confirmé l'"existence de poussées communautaristes circonscrites à certaines unités de l'entreprise" sans "faire apparaître aucun élément structuré ou organisé qui puisse faire l'objet d'une sanction ou d'un début de procédure disciplinaire". Pas de sanction, donc, mais un "Guide de la laïcité et de la neutralité" en entreprise distribué aux managers en mars 2013. Un agent refuse de serrer la main aux femmes? "Si personne n'est tenu de serrer la main à tout le monde (ou de faire la bise), il est important de souligner que chacun mérite le respect, stipule le document. Il convient donc de rappeler à l'agent qu'il ne doit en aucun cas, par son attitude, stigmatiser ses collègues sur quelque motif que ce soit, et que, peu importe la manière de les saluer, l'ensemble de ses collègues doit être salué." Drôles de circonvolutions linguistiques...
De l'avis même de la sociologue Dounia Bouzar, également consultante en entreprise, "la situation empire" en milieu professionnel. Ici, un salarié en poste depuis dix ans se laisse pousser une barbe d'ancêtre et s'interdit de toucher la main d'une femme. Là, un employé refuse de rester seul dans le bureau de sa chef. "Il y a dix ans, ce type de comportements concernait des jeunes sans repères, explique la chercheuse. Aujourd'hui, il peut toucher n'importe quel musulman, au nom d'un retour à la vérité de la tradition originelle, tel qu'il est prôné par le courant salafiste, dont le but est d'ériger des barrières symboliques entre les "purs" et les "impurs"." De l'industrie au secteur tertiaire (banques, transports, communication, informatique), tous les domaines sont concernés. Les grandes entreprises ? Rien à déclarer, paraît-il. Et pour cause. "Les firmes internationales, qui sont parfois implantées dans les pays arabes, préfèrent signer un chèque à l'employé plutôt que de risquer d'abîmer leur image et de perdre ainsi des contrats", raconte Me Louis Gayon, avocat parisien en droit du travail, qui assiste plusieurs sociétés de renom sur ces questions, et a suivi le dossier Baby-Loup. Quant aux syndicats tels que la CGT, à forte tradition laïque, ils sont gênés aux entournures. Lâcher ces salariés, c'est appauvrir leurs maigres troupes. L'absurdité peut aller très loin : en région parisienne, une entreprise sélectionne ses candidats à l'embauche, puis les fait agréer officieusement par l'imam du quartier...
L'université illustre bien la difficulté d'évaluer sereinement le problème. Au mois d'août dernier, un rapport du Haut Conseil à l'intégration (HCI), opportunément ébruité dans la presse, soulève la question du voile, dont le port est autorisé sur les campus. Il s'agirait de l'interdire à la fac - c'est du moins ce que chacun croit comprendre. En réalité, la recommandation du HCI n'a trait qu'aux salles de cours et de recherche, mais le feu est parti. Manuel Valls n'exclut pas de donner suite à l'avis, le gouvernement ne veut pas en entendre parler, et personne ne sait à quoi s'en tenir. Enquête faite, l'université n'est pas à l'abri des revendications communautaristes, sans pour autant connaître les mêmes accrochages que le monde de l'entreprise. Des exemples? Des étudiants demandent que le restaurant universitaire serve des plats halal. D'autres veulent obtenir le report d'un examen ou le prêt d'une salle, pour célébrer une fête religieuse. Une prof ne peut pas constituer des travaux dirigés mixtes. "L'année dernière, deux étudiantes en doctorat étaient chargées d'encadrer des TD, rapporte Marylène Mante-Dunat, professeur de droit à l'université Lille I. Dans ce cadre, celui d'une mission publique, elles savaient qu'elles ne pouvaient pas porter leur voile. Elles se sont présentées avec une sorte de cagoule. Devant leur refus catégorique de se décoiffer, elles ont été réaffectées à l'élaboration de questionnaires pédagogiques pour ces mêmes enseignements."
Les requêtes irrecevables sont désamorcées au cas par cas, grâce au dialogue ou via le rappel du règlement intérieur. La question des attitudes ostentatoires est plus complexe. "On voit parfois des étudiants se promener avec un coran à la main ou un petit tapis de prière dans leurs affaires, relève un enseignant. Ce n'est pas du prosélytisme au sens strict, mais..." "La question des entorses à la laïcité ne concerne pas seulement les étudiants, précise Christian Mestre, doyen de la faculté de droit de Strasbourg et auteur du guide Laïcité et enseignement supérieur (2004), édité par la Conférence des présidents d'université, justement en cours de réécriture. Nous devons aussi être attentifs aux pratiques des employés administratifs ou de ceux des entreprises amenés à intervenir au sein de l'université." Pas simple.
Pas de dortoir mixte pour une fillette de 3 ans
Dans les écoles, collèges et lycées où s'applique la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostentatoires et où le ministre de l'Éducation nationale, Vincent Peillon, vient d'instaurer une "charte de la laïcité", les tensions sont plus subtiles. Un père ingénieur demande à l'institutrice de sa fille - dont il accepte de serrer la main - de ne pas coucher sa petite de 3 ans dans un dortoir mixte. Des affiches représentant des visages sont arrachées. Lors du ramadan, certains jeunes enchaînent crachat sur crachat, au prétexte que le jeûne interdit d'avaler sa salive. À Dunkerque, un gestionnaire de cantine confie qu'il sert de temps à autre de la viande halal aux collégiens sans que les élèves non musulmans en soient informés. De fait, le dossier "cantine" dépasse le cadre de l'Éducation nationale : dans certaines institutions publiques, le porc a disparu des menus. Zéro friction garanti ! A l'hôpital, où le personnel a été confronté très tôt au problème, les conflits se gèrent mieux, ce qui n'est pas le cas des cliniques privées.

Le monde du sport n'est pas non plus épargné. Dans certains clubs de football, les jeunes ne reçoivent que des sandwichs halal dans leur sachet pique-nique lorsqu'ils sont en déplacement. Ailleurs, on fait faire la prière avant les entraînements. Il y a trente ans, la Marche pour l'égalité, dont on fête l'anniversaire cet automne, braquait les projecteurs sur une partie de la population - les beurs - en mal d'intégration. Trois décennies plus tard, la question de la religion aurait-elle supplanté la question sociale ? Les musulmans d'aujourd'hui sont-ils les beurs d'hier?
"Attention aux raccourcis, nuance le père Christian Delorme, l'un des acteurs principaux de la marche (2). Une majorité de gens venus du Maghreb s'est intégrée; par ailleurs, la pratique musulmane actuelle est extrêmement diversifiée. La plupart des fidèles vivent leur foi sans ostentation, tandis que d'autres ont des attitudes qui ont l'apparence du religieux sans en avoir le contenu. Ils mangent halal, par exemple, mais ne font pas la prière. Cette religiosité-là est beaucoup plus une identité de secours qu'une revendication communautariste. Au milieu de cette complexité, il y a, c'est vrai, des groupes qui font pression pour que l'islam ait davantage de visibilité sous l'effet de la nouvelle islamisation que connaît le monde arabe depuis quarante ans et qui touche aussi la France, comme d'autres pays d'Europe. Les salafistes en font partie, mais il ne faut pas oublier non plus les Frères musulmans."

Cette "ultravisibilité" engendre la perplexité au sein même de la communauté musulmane. Dans sa mosquée de Bordeaux, l'imam Tareq Oubrou (3) est régulièrement confronté à des jeunes qui suivent à la lettre les prêches simplistes de prédicateurs engagés dans un rapport de force avec la société et se permettent des remarques en pleine rue sur la moralité des femmes. "Nous sommes face à un public mentalement adolescent, pour qui la religion vient remplacer la bande du quartier, et à la place du chef de la bande, il y a le chef religieux, explique-t-il. Mais on ne peut pas dire: "Attention au communautarisme", et priver les musulmans des moyens de s'intégrer : ils sont parqués dans les mêmes quartiers, on leur refuse des emplois... La République doit savoir ce qu'elle veut!"

La Grande-Bretagne réfléchit à une loi antiburqa
Le fait est que la République, ses représentants et ceux qui tiennent à préserver son modèle sont en plein désarroi. Alors même qu'à l'étranger des États multiculturalistes comme la Grande-Bretagne ou le Québec se demandent aujourd'hui s'ils ne sont pas allés trop loin dans la tolérance et discutent, comme dans le cas britannique, sur l'intérêt d'une loi antiburqa en référence à la législation française. Chez nous, l'Observatoire de la laïcité, installé en avril dernier et missionné pour "trouver un consensus" social, tient désormais pour acquise la nécessité d'imposer la neutralité dans les établissements de la petite enfance. Reste à trancher sur les moyens. Faut-il ou non une nouvelle loi?
Les échanges sont nourris au sein de l'instance, dans laquelle certains parlent même d'une refondation totale de la laïcité à la française. Pour Dounia Bouzar, récemment intégrée dans l'Observatoire, la législation actuelle suffit pour endiguer de nombreuses revendications dans le monde professionnel, outre le contrat de travail, qui définit clairement les obligations du salarié. "On peut se référer aux critères de la jurisprudence établis à partir du Code du travail: entrave aux règles de sécurité et d'hygiène, à la liberté de conviction de l'autre, aux règles d'organisation de l'entreprise, à l'aptitude nécessaire pour exercer la fonction. La loi contre le harcèlement discriminatoire, de son côté, interdit de refuser quelque chose à quelqu'un parce qu'il est un homme ou une femme." Élargir cette stricte neutralité aux structures privées (associations et entreprises) ou médico-sociales chargées d'une mission de service public ou d'intérêt général, comme le préconisait le HCI? La réflexion ne va pas jusque-là. L'imam Tareq Oubrou résume bien l'enjeu, social et politique, de la confrontation actuelle: "La question est de savoir comment renforcer la laïcité, sans qu'elle apparaisse aux yeux des musulmans comme un instrument d'imposition et de crispation." Rappeler les principes face aux intégristes, oui, mais sans mettre au ban toute une communauté.
(1) Désamorcer l'islam radical, à paraître en janvier, Ed. de l'Atelier.
(2) La Marche, parution le 31 octobre, Bayard.
(3) Un imam en colère, Bayard.


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