Vous croyez que le racisme n’existe pas au Québec et que la notion de «privilège blanc» est une élucubration de la gauche bien pensante. Tant mieux pour vous.
Pour ma part, j’ai beaucoup de misère à nier que quelque chose cloche, ne serait-ce qu’à cause d’une expérience de travail antérieure.
Il y a quelques années, j’ai été recruteur en agence de placement. Mon travail consistait à dénicher des candidats afin de répondre aux besoins d’embauche d’entreprises. En fonction de la description du poste et de critères, je scrutais les banques de CV à la recherche de personnes intéressées par «un nouveau défi» ou juste d’une manière de payer les bills.
Si le candidat était retenu, l’agence recevait une commission et je donnais une raison à mes patrons de me garder une semaine de plus.
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C’est le matin et j’essaie péniblement de vendre nos services de recrutement à coups de cold calls, quand mon collègue et son casque d’écoute bluetoothapparaissent dans mon tristounet bureau gris-jaune.
«Enweille, lâche le téléphone. J’ai un gros mandat payant, mais j’suis dans le jus. J’te le donne, mon Mike!»
- Client : grande corporation manufacturière
- Besoin : 6 journaliers d’usine à Montréal
- Tâches : entretien et charriot élévateur
- Salaire : 20 $/heure en montant
- Syndiqué
Ce n’est pas un poste à la haute direction, mais côté job de shop, c’est foutument mieux que celle où j’envoie des gens se les geler à 5 degrés dans une usine à egg rolls pour 11 $/heure, sans sécurité d’emploi.
Je me dis que c’est enfin ma chance de me faire valoir. Si je comble tous les postes, l’agence empochera quelques dizaines de milliers de dollars et je goûterai aux juteuses commissions qu’on m’a fait miroiter lors de mon embauche.
PROFIL DE CANDIDAT RECHERCHÉ
- Bonne forme physique
- Stabilité d’emploi
- Secondaire 5
- Doit passer un test «pipi»
En sortant de mon bureau, le collègue ajoute : «Ah oui, j’allais oublier. Pas de Noirs.»
Croyant à une farce plate, j’échappe un rire nerveux pour dissiper le malaise.
«C’est pas une joke. PAS DE NOIRS. Perds pas ton temps. Le client ne les prendra pas et donnera le mandat à une autre agence. C’est ça la business, mon Mike. OK, bye là!»
Il sent mon désir de protestation.
«Trouve des blancs francophones.That's it, that's all.»
C’est clair et sans équivoque.
On est à des années-lumière des «subtilités» que me sortent parfois des clients : «Oui, il est un excellent candidat, mais on ne croit pas qu’il sera un bon fit pour notre culture d’entreprise».
Bizarrement, on ne m’a jamais spécifié de discriminer pour les placements temporaires dans l'entrepôt glacial au salaire minimum. En fait, c’est souvent des gens de la communauté haïtienne et maghrébine qui m’aident à combler ces postes. Certains d’entre eux sont surqualifiés, mais ils peinent à trouver un emploi dans leur domaine... et ils ont des bills à payer.
J’aborde la situation avec mon superviseur, qui, malgré son indignation, m’expose avec embarras qu’on n’y peut rien. En gros, on est une business, pas un organisme communautaire.
Dans la salle de lunch, un autre collègue prétend que ce sont des gars du syndicat qui rendraient la vie dure aux nouveaux employés qui sont «différents». Cela expliquerait pourquoi l’entreprise est frileuse à l’idée de les embaucher.
Je ne peux confirmer ses dires, mais qu’importe la source de l’injustice, tous les intervenants semblent résignés à la laisser passer.
L'agence devrait refuser le contrat ou je pourrais démissionner par principe... mais mes collègues et moi avons aussi des bills à payer.
Le premier candidat que je reçois est un jeune «pure laine» qui me semble tout désigné pour l’emploi. Comme de fait, il réussit l’entrevue chez le client et commence quelques jours plus tard.
Les jours passent et je ne trouve pas de candidats potables.
Des gars changent soudainement d’idées quand je leur mentionne le test «pipi». Certains ont «égaré» leur diplôme de secondaire. Un qui me semblait pourtant fiable lors de notre rencontre ne se pointe tout simplement pas à l’entrevue.
Le client s’impatiente, mon employeur aussi.
COUP DE GRÂCE!
Je reçois le CV de Simon Bégin*, un gars de construction au parcours sans tache. Au téléphone, il m’explique vouloir travailler dans un milieu moins dépendant des saisons. L’horaire condensé lui permettrait également de passer plus de temps avec ses enfants.
Simon vient me rencontrer à mon bureau et je réalise deux choses :
- Le gars est encore plus sharp que je l’espérais.
- Un noir peut aussi porter le nom de Simon Bégin.
J’en parle à mon collègue qui me répond, agacé :
«Écoute, mon Mike. Fais ce que tu veux. C’est ton mandat. Si tu veux le perdre pour te donner bonne conscience, gâte-toi.»
Je n'ai pas envie de perpétuer ce cercle vicieux. J’ai une décision à prendre et franchement, je ne sais pas quoi faire.
Soulagement! On m’informe que je suis viré. Force est d’admettre que je suis un vendeur médiocre et un recruteur très ordinaire.
Une chose est sûre, me voilà débarrassé de ce criss de mandat.
Même s’il méritait amplement l’opportunité de faire valoir sa candidature, le dossier de Simon n’a probablement jamais été soumis.
Mon Simon, réjouis-toi parce qu'ici c’est bien «moins pire» qu’ailleurs et cette anecdote n’est surement qu’un «cas isolé».
C’est ce qu’on raconte en tout cas... et ça nous donne bonne conscience.
P.-S. Le «pure laine» qui avait obtenu le poste m’a appelé avant son 3e quart de travail pour me dire qu’il ne pouvait plus entrer. Oups!
*nom fictif