Ignatieff ou l'utilité politique d'un prince de l'esprit

Chronique d'André Savard

Dénoncer les "attaques personnelles"semble à première vue un prêche pour la vertu. On ne devrait pas s'appesantir sur la personnalité d'un politicien, mais tester plutôt ses compétences, dit-on. Ceux qui le disent le plus, pour le moment, ce sont les Libéraux. Le passé est le passé. Un homme peut changer. Il n'y pas pas à fouiller dans les vieilles affaires.
[->rub866]Soit, mais après avoir considéré la longueur du passé et s'être assuré qu'une idée ne se confond pas avec l'engagement de toute une vie. Tout le symposium de croyances et d'opinions que Trudeau a soutenu pendant plus de quarante ans, Ignatieff l'a appuyé sur plus d'un demi-siècle. Il a même poussé la coche plus loin. ll a effectivement écrit que le Québec n'a pas de culture propre et qu'un gouvernement souverain au Québec serait celui d'une race de racistes.
Ce n'est pas attaquer une personnalité en bas de la ceinture que de parler de ce qui a animé le credo d'un écrivain pendant cinquante ans. Ni la juvénilité, ni un aveuglement passager ne peut être allégué pour expliquer des prises de position auxquelles Ignatieff a tenu âprement. On a voulu refaire Ignatieff pourtant, le présenter comme un francophile.
Francophile, Ignatieff l'est comme bien des orangistes au Canada et comme le fut un ancien président d'Alliance Québec. Ignatieff aime bien le français en France. Il place flatteusement cette langue à l'intérieur de ses frontières mais ici, comme Trudeau, Ignatieff a voulu croire au fil de longues décennies que le français est un choix individuel, une langue qui surtout ne s'impose pas. Il a pensé cela en bon trudeauiste avec la même fermeté qu'il se disait comte de haute lignée russe.
[->17591](WORLDLY Michael Ignatieff, who lived abroad for many years, with his wife, Zsuzsanna Zshoar). Vu un tel passé, occulter l'être profond d'Ignatieff sous prétexte que la personnalité relève du domaine privé est complètement indéfendable. D'ailleurs les amis d'Ignatieff n'ont pas eu la même pudibonderie que les sermoneux éditorialistes canadiens. Bien avant la campagne publicitaire du parti conservateur. le New York Times avait une sérieuse collection de témoignages à proposer de la part des amis de longue date d'Ignatieff.
Effectivement, Ignatieff a vécu jusqu'à tout récemment dans des bureaux décorés de manière à être un véritable mémorial à la gloire des
pionniers des U.S.A. Les bustes de Jefferson et des fondateurs, les encadrés de la Constitution américaine, il a accroché tout cela dans des pièces converties en chapelle. Le culte idolâtre que peut avoir un anglo-saxon pour la fière Albion et pour la gloire des Etats-Unis, grande nation qui partage un même sang que celui de l'Angleterre, faisait rigoler certains de ses bons copains comme le romancier anglais Martin Amis.
Un tel homme, le simple bon sens nous invite à le voir venir de loin et à lui refuser catégoriquement notre confiance. Parvenu à son âge, on peut dire qu'Ignatieff fut un intellectuel perspicace en ce qui a trait aux intérêts du monde anglo-saxon en général. Plusieurs de ses préconceptions sur le vrai et le faux furent nourries par les opinions courantes en Angleterre et aux Etats-Unis. Son assentiment lors de la guerre du Golfe, sa ferveur à appuyer l'invasion en Irak, ses ratiocinations sur la nécessité de la torture préventive d'un plus grand désastre, produisent un curieux écho à l'heure de la fermeture de la prison de Guantanamo.
Sur tout cela, Ignatieff a dit que l'action réaliste se défend d'un point de vue moral et que la moralité préserve l'action réaliste en la rendant pure de toute souillure. Ignatieff est l'homme idéal (comme le fut Trudeau) pour venir mettre le vernis de la philosophie sur de la politique. Rien de mieux qu'un homme du monde parlant couramment cinq langues pour les justifications habillées de velours.
Pourquoi des types humains comme Trudeau et Ignatieff, snobinards supranationaux, se font-ils appeler à la tête de l'empire? L'écrivain Robert Musil nous apporte la réponse dans son roman L'homme sans qualité: "Engagées sur cette voie, les affaires conduisent forcément à la philosophie; il n'y a plus guère que les criminels qui osent nuire à autrui sans recourir à la philosophie".
En effet, un philosophe est utile pour faire croire que l'Etat se dirige en vertu d'un cadre brillant d'antithèses et pour repousser de force dans l'autre camp la part hideuse des idées. Si d'un point de vue intéressé vous devez faire d'une autre nation votre province et marquer votre droit de propriété sur elle, un philosophe est de bon service pour papoter sur l'unification par l'esprit.
Une grande nation aime bien s'entretenir dans l'idée qu'un rapport exclusif unit l'esprit à son projet politique. C'est plus avantageux que de s'avouer la part que jouent les autres parties: le thalamus, les reins, et les bons vieux réflexes guerriers. Le Canada aime bien élire de temps en temps un prince de l'esprit qui lui dira que ses principes sont tout neufs alors qu'en fait le Canada, en ce qui touche au Québec, défend des principes qui remontent plus loin encore que la découverte de l'Amérique.
Jusqu'à la Guerre de Cent ans, les Anglais et les Français formaient un ensemble imbriqué culturellement et juridiquement. Ceux qui sont familiers avec la langue anglaise ont sans doute remarqué le grand nombre de termes à racine latine et le fait que ceux-ci, pour la plupart, sont calqués sur l'orthographe française. C'est normal car les Francs passent pour avoir fondé la Grande-Bretagne au XI ème siècle. Ensuite les lignées royales voulant s'imposer sur un trône unique, il y avait une rhétorique sermonneuse tant du côté des Francs et des Saxons à propos de l'unité, la nécessité de ne pas se constituer en nations indépendantes.
Au Canada on subit un voyage dans le temps, un lessivage idéologique qui nous ramène à ce que défendait Edouard III d'Angleterre en 1337. Et comme pendant la Guerre de Cent ans, c'est au nom des promesses de l'avenir que nous nous faisons dire que nous ne formons qu'un seul peuple, un seul corps. Le plus comique, c'est que l'intelligentsia du Canada est la pire pour se targuer de dépasser les schèmes antiques, les vieilles divisions.
Il n'y a rien de plus divisif que l'union forcée au nom d'un esprit supranational, d'essence plus universel. Cela conduit notamment à la refondation en terre d'Amérique d'un projet d'unification comme l'aurait défendu Edouard III. La rhétorique sermonneuse consiste à convaincre les Québécois que le Canada est largement unifié par des valeurs communes et des convictions partagées.
Poussé au pied du mur par le Bloc Québécois, Ignatieff a fini par convenir que le Québec est une nation au sens anthropologique mais que cette existence est tempérée par un fond commun de croyances et de vertus. Nation au niveau anthropologique, notre existence se fonderait sur des croyances fermes, intrinsèquement partagées, et à cet égard nous formerions un seul peuple.
Le prince de l'esprit veut donc dire aux Québécois que leur existence politique ne déroge pas du patriotisme canadien et des références unificatrices. Néanmoins, Ignatieff laisse la porte ouverte à l'appartenance québécoise, dit-il. On ne voit pas en quoi cela diffère d'un ordre de préférence, le droit d'aimer sa ville, le droit de choisir un club de hockey.
Pour conclure, Ignatieff insiste sur le fait que son parti est libéral tandis que le NPD est social-démorate. Le parti Libéral est en voie de renflouer sa caisse. Le parti d'Ignatieff se voudrait aussi riche que le Parti Conservateur. Ignatieff, prince de l'esprit, sait qu'il peut plaire au monde des affaires. Les élites du monde des affaires aiment les princes de l'esprit. Robert Musil décrit bien l'alter ego d'Ignatieff, un nommé Arnheim, dans son roman L'homme sans qualités par rapport aux attentes du monde des affaires:
"Ainsi les hommes d'affaires s'habituèrent-ils à voir dans Arnheim une sorte de vaticanesque représentant de leurs intérêts. Malgré toute l'ironie qu'ils gardaient en réserve pour parler de ses goûts, il leur était agréable d'avoir en lui une sorte de représentant capable de défendre leur point de vue aussi bien dans une réunion d'évêques que dans un congrès de sociologues; il finit par exercer sur eux une influence semblable à celle qu'exerce une femme belle et cultivée, utile aux affaires, bien qu'elle ne cesse de protester contre l'éternel travail de bureau parce que tout le monde l'admire".
Rien de mieux qu'un prince de l'esprit pour étancher la soif d'hypocrisie de tout le monde. Rien de mieux qu'un prince de l'esprit pour se tromper collectivement sur ses propres pesanteurs. Rien de mieux qu'un prince de l'esprit pour se noyer dans la mauvaise foi en prétendant que la rigidification d'un système politique repose sur la tolérance et l'amour universel.
André Savard


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