Histoire : autopsie d'une occasion manquée

par Michèle Dagenais et Christian Laville

Coalition pour l’histoire

«L'histoire rappelle sans cesse à l'homme sa liberté de lire son histoire et sa liberté de la faire.» - Fernand Dumont (1969)
Après des mois de controverse, le ministre de l'Éducation vient d'approuver une version modifiée du nouveau programme d'Histoire et d'éducation à la citoyenneté. Cette version donne raison aux adversaires du projet original en intégrant l'essentiel de leurs revendications.
C'est une décision malheureuse à notre avis, contraire aux intérêts de la jeunesse québécoise. Celle-ci se verra privée d'une formation renouvelée, tenant compte de l'évolution des connaissances, de notre société et de ses perspectives d'avenir.
Comment a-t-on pu en arriver là?
L'affaire commence le 27 avril dernier, lorsque Le Devoir publie un article intitulé «Cours d'histoire épuré au secondaire». Une levée de boucliers s'ensuit. Des journalistes, des historiens et des professeurs d'histoire, des lecteurs mettent le programme en accusation. Un leader nationaliste déclare le programme «stalinien»; une collaboratrice du Devoir (29 avril) le répète en précisant qu'une telle réécriture historique est l'apanage de «toutes les dictatures, tyranniques ou pas»! D'autres, dont une chroniqueuse de La Presse (29 avril) et deux responsables de la Société des professeurs d'histoire du Québec (Le Devoir, 28 avril), voient dans l'affaire «une gigantesque entreprise de propagande fédéraliste»...
Qu'est-ce qui justifie tant de fureur?
«Québec songe à un enseignement "moins politique", non national et plus pluriel», affirme le journaliste qui a ouvert la controverse. Pour cela le programme aurait été «épuré» d'événements et de dates essentiels à ses yeux: bataille des plaines d'Abraham, Proclamation royale, Meech, rapatriement de 1982... D'autres ont ajouté la Conquête, la Rébellion, la Confédération, la conscription, etc. Tous ces faits sont d'ordre politique. Aucun ne relève de l'histoire sociale, économique ou culturelle, ou de ces objets nouveaux chez les historiens, tels les oubliés de l'histoire: minorités, femmes, communautés issues de l'immigration, etc.
Ces faits d'ordre politique, ce sont ceux qui par tradition servent à fonder la question dite nationale. Plusieurs semblent penser qu'il suffit de les aligner en un récit historique pour convaincre que l'indépendance est une étape naturelle, inscrite dans l'ordre des choses. C'est ce qui était affirmé dans le Livre blanc de la souveraineté-association, publié en vue du référendum de 1980. Nous y avons d'ailleurs repéré l'essentiel des faits déclarés manquants.
Comment, dans les circonstances, ne pas supposer que la controverse autour du nouveau programme a son origine dans le projet souverainiste entretenu par les nationalistes traditionnels?
Traditionnels, ils le sont d'autant plus que le schéma explicatif revendiqué ressemble fort à celui de la survivance. Une éditorialiste du Devoir (28 avril) n'explique-t-elle pas que le programme est «fondé sur la négation même du peuple québécois: la survie d'une société française en Amérique»? Il arrive même que transparaissent des relents de nationalisme ethnique. Ainsi quand on lit en tribune du site nationaliste Vigile.net (27 avril) que le programme vise à «occulter l'existence, l'identité même de millions de Québécois de souche». Foin des nombreux Québécois issus de l'immigration?
Le Québec d'aujourd'hui, portant ses ambitions aux quatre coins de la planète, paraît bien loin de ce vieux schéma de la survivance.
Éducation civique et à la citoyenneté
Le nouveau programme associe histoire et éducation à la citoyenneté. Des intervenants s'en offusquent et parlent de «détournement de la tâche de l'historien» (Le Devoir, 28 septembre). Cette association n'est pourtant pas nouvelle dans le champ scolaire. Au Québec, dès 1905 le programme d'histoire entendait servir à la formation du «bon citoyen».
De fait, l'histoire scolaire est née d'une volonté d'éducation civique, alors qu'à la fin du XIXe siècle les États-nations nouvellement formés souhaitaient un enseignement qui dirait aux citoyens la nature de la nation, sa légitimité, ainsi que leur identité nationale. Depuis, les régimes politiques sont passés à la démocratie. Or, en démocratie, il est attendu de tous une participation éclairée à la chose publique, tant dans les relations du citoyen avec l'État -- c'est l'éducation civique -- que dans les rapports des citoyens entre eux: c'est l'éducation civique élargie à l'éducation à la citoyenneté. Comme dans le programme!
Aux élèves d'aujourd'hui, le programme d'Histoire et d'éducation à la citoyenneté doit offrir une formation pour le présent, mais plus encore pour l'avenir. Car l'école forme pour la vie. On estime donc qu'il est plus utile d'enseigner aujourd'hui des savoirs durables, parce que réutilisables, que de simples connaissances factuelles bientôt dépassées. C'est la vieille métaphore du poisson qu'il faut enseigner à pêcher plutôt que donner.
Or, c'est un poisson que les adversaires du programme veulent donner. Un récit historique composé d'événements choisis montrerait aux jeunes, soutient le mémoire de la Chaire Hector-Fabre de l'UQAM, combien ces événements de l'histoire du Québec «ont orienté inexorablement son destin dans la direction que l'on connaît» (Bulletin d'histoire politique, automne 2006). Devinez laquelle!
Au contraire, le programme d'histoire a opté pour une vision libérale (au sens philosophique) de la formation scolaire: celle d'enseigner à penser par soi-même, et de développer ses capacités de choisir librement. D'où les trois compétences du programme:
- savoir interroger le passé et le présent, car il n'y a pas de lecture de faits historiques qui ne parte d'une interrogation raisonnée;
- savoir expliquer les faits questionnés, et s'initier à la méthode historique pour cela;
- conjuguer les savoirs ainsi développés pour considérer des questions de citoyenneté et de responsabilité sociale.
Rien dans cela n'exclut les contenus (on ne pense pas sans contenus), et aucun n'est exclu a priori. Les professeurs le savent bien! Le ministre a donc cédé aux objections. Le nouveau programme en est sérieusement amoindri.
Qu'on nous comprenne bien: nous n'estimons pas que le projet de programme était sans défauts. Bien des choses auraient pu être examinées la tête froide et corrigées si nécessaire. Sauf que la controverse n'en a pas laissé le temps.
Par ailleurs, s'il est légitime que le nationalisme québécois s'oppose à d'autres comme projet politique sur la place publique, il ne saurait se servir du programme d'histoire pour gagner les élèves à la cause. Ce qui nous préoccupe avant tout, c'est la direction figée que certains entendent donner à l'enseignement de l'histoire, aux dépens de son renouvellement nécessaire.
Le ministre pourrait plaider que, si les contenus factuels réclamés ont été ajoutés, la structure pédagogique a été pour l'essentiel préservée. Mais cette structure se trouve désormais en concurrence avec une perspective qui lui est adverse: celle d'une récit historique unique et achevé. Comment peut-on avoir à la fois, sur la même table, les ingrédients d'un repas à préparer, et le repas préparé?
En cédant à la fronde, il se peut que le ministre ait gagné la paix -- provisoirement du moins, mais les élèves y auront perdu en matière de formation historique adaptée à notre époque.
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Michèle Dagenais, Historienne, professeure titulaire, Université de Montréal
Christian Laville, Professeur associé de didactique de l'histoire, Université Laval


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