Haïti, perle brûlée
Pourtant, ma glycémie est normale ce matin. Je ne suis pas dépressive en ce moment. Mais je n’arrête pas de pleurer en épluchant la presse. Et j’ai pleuré avec Michaëlle Jean que je n’aimais pas particulièrement. Hier, elle est descendue près de son peuple. Et moi, ça m’a fait pleurer.
Je suis allée en Haïti en 1984. Et de ce voyage, j’ai fait mes meilleurs textes d’humour. Les petits Haïtiens qui ne nous lâchaient pas d’une semelle, nous offrant des tortues à manger, des cabris à immoler, des balades en pirogue pour voir les coraux. Petit-Goâve. La vieille qui, assise sur son cercle de cailloux, vendant des morceaux de viande qu’elle avait posés entre ses deux jambes repliées, notre guide Soifaite Séjour qui avait gagné à la borlette et à qui le vendeur ne voulait pas consentir son lot. Et moi, qui suis allée lui parler très fort pour qu’il lui remette sa centaine de gourdes. Mon mari avait dit : elle parle toujours aussi fort, c’est une chanteuse d’opéra ! Et le jeune Haïtien a ri. Et ces peintures que j’avais achetées qui avaient été peintes sur de vieilles couches en tissu. Et ce merveilleux hôtel de Jacmel où nous avions mangé un étrange coquillage à la sauce créole. Et Clarelle qui faisait le petit bagaye à un type de Saint-Jérôme qui lui achetait des revues féminines pour la faire rêver. Et le palais présidentiel appartenant à Bébé Doc. Et toutes ces bouches gourmandes sous des regards de velours qui attendaient une obole. Et la dignité des hommes qui travaillaient pour un dollar par jour. Et la poésie qui inondait le pays.
Je revois tous ces enfants, tous ces vieillards de cinquante ans, et leur immense sourire.
Pourtant, ma glycémie est normale ce matin.
J’ai ressorti mes livres de poésie : Rodney St-Éloi Tu contais les secrets de l’amaryllis aux trois trompettes/ qui balayent tes aurores/ les couleurs avaient la complicité du ciel/ les arômes ô parfum de musc de cannelle et de gingembre/ volaient les fantômes du jour/ comme un été nostalgique.
J’ai relu Anthony Phelps en espérant encore embrasser sa joue cuivrée et lui dire que je l’aime. Je suis l’Orchidée nègre et d’Amérique métisse/ étoile et voile de mon errance.
Et j’ai pensé à mon ami Joël Des Rosiers, et à Marie-Célie Agnant et à Gary Klang. Et à Saint-John Kauss. J’ai pensé aussi à Anne-Marie que j’ai bannie de ma vie parce qu’elle a oublié ses origines à Port-Au-Prince, petite fille de riche à qui on a caché la vraie vie du peuple haïtien et qui n’en a ramené que les illusions et le mensonge.
J’ai pensé à l’immense talent des écrivains haïtiens d’ici. Et à cette phrase de grand-mère : au Québec, on n’a pas assez connu la souffrance.
Les racines d’Haïti sont démesurément longues. Haïti n’a jamais laissé ses enfants l’oublier. Dany Laferrière a les siennes qui plongent dans le sol de Petit-Goâve, entre les maisons de chaume, sous les lames de la mer en contrebas, sous le sable fait de coquillages broyés, sous les manguiers lourds de fruits. Haïti n’a jamais laissé son enfant l’oublier, ambassadeur des odeurs et des bruits de la capitale du Prince, navire qui mouilla jadis dans le port de l’endroit.
Ma glycémie est normale ce matin, et je ne suis pas dépressive.
Mais je n’arrête pas de pleurer en écoutant Luck Merville, Stanley Péan et tous les autres, raconter leur souffrance, réclamer leur famille restée là-bas, imaginer que leurs racines sont désormais éclatées. J’ai compris pourquoi nous sommes tous frères : à cause de la langue. On se reconnaît tous en eux parce qu’ils parlent notre langue. Une langue juchée sur des vocalises et d’étranges silences.
Il y a ceux de là-bas, après le séisme, mais il y a aussi tous ceux qui vivent auprès de nous dans ce Québec d’accueil. Ils ont besoin de nous. Alors, je pense à vous tous, Haïtiens sous la neige, chauffeurs de taxis, enseignants, médecins, commerçants et surtout poètes.
Terre déliée au coeur d'étoile chaude
Fille bâtarde de Colomb et de la mer
nous sommes du Nouveau Monde
et nous vivons dans le présent
Nous ne saurons marcher à reculons
n'ayant point d'yeux derrière la tête
et le moulin du vent broie les paroles sur nos lèvres
car sur les socles de la mémoire
dans la farine de nos mots ô mon Pays
nous pétrissons pour toi des visages nouveaux
Il te faut des héros vivants et non des morts
Mon pays que voici, Mémoire d’encrier
***
Francine Allard, écrivaine
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