Faut-il appeler un chat un chat?

On peut être savant et idiot à la fois... ou disposer d'un puissant lobby de "rectitude tribale"



Un avis recommande de ne plus utiliser de vocabulaire vexant en parlant du genre animal. Ainsi, on déconseille désormais d’utiliser l’expression «manger comme un cochon».

Photo : Agence Reuters


Caroline Montpetit - Il y a quelques semaines, le très sérieux Journal of Animal Ethics, des Presses de l'Université de l'Illinois, publiait un avis recommandant de ne plus utiliser de vocabulaire vexant en parlant du genre animal. Ainsi, on déconseille désormais d'utiliser les expressions «manger comme un cochon», «rusé comme un renard», «têtu comme une mule» ou encore «fuyant comme une anguille». On demandait aussi, pour ne pas choquer les souris et autres bestioles indésirables, de ne plus utiliser le terme «vermine».
On croit rêver, bien sûr. Interrogé sur la question, le linguiste Anthony Artistar, de l'Eastern Michigan University, posait candidement le problème dans le Pittsburgh Tribune-Review: «Il faut se demander qui exactement est offensé dans ces cas.»
Les journalistes et professionnels de la chose écrite connaissent pourtant bien les sensibilités sociales irritées à l'usage de certains mots. Tout récemment, on reprochait au Devoir, et à votre humble servante, d'avoir utilisé le terme «Blancs» dans un article traitant du racisme envers les autochtones, ou encore le terme «nain», auquel on préférait plutôt l'appellation «personne de petite taille». Et, on le sait, les commerçants de l'avenue du Mont-Royal ont été invités à célébrer cet hiver un «joyeux décembre», plutôt qu'un joyeux Noël, pour éviter de froisser les habitants et clients qui ne sont pas de confession chrétienne. Enfin, pas plus tard qu'en février dernier, les éditions NewSouth publiaient une nouvelle édition des Aventures de Tom Sawyer et des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, où le professeur Alan Griubben, de l'Université de Montgomery, avait entièrement remplacé l'utilisation du mot «nègre», qui revenait autour de 200 fois, par le mot «esclave», et le mot «Injun», utilisé par Twain, par «Indien». Cette édition a d'ailleurs déclenché une vive polémique aux États-Unis, les uns arguant que l'on trahissait la réalité dépeinte par Mark Twain, qui n'avait pas peur de montrer les forces et les faiblesses de son pays, les autres estimant que Twain, s'il avait écrit aujourd'hui, n'aurait pas utilisé ces mots.
Sociolinguiste de l'Université Laval, Diane Vincent s'est elle-même penchée sur l'usage du mot «nègre», en particulier après qu'on eut contesté son usage, pour désigner le président américain Barack Obama, dans le Bye-Bye de Radio-Canada de l'hiver 2009-2010.
«C'est un mot qui a fait son apparition au XVIIe siècle», explique-t-elle. Il désignait alors les esclaves à la peau noire, couleur qui avait une influence sur leur prix. Pas étonnant qu'on utilise toujours le mot «nègre» pour parler d'une personne qui écrit des textes signés par quelqu'un d'autre. «C'est quelqu'un dont le travail n'est pas reconnu», dit Mme Vincent. Plus tard, le mot s'est étendu pour désigner l'ensemble des personnes de peau noire. Au milieu des années 1970, il a été mis au ban par les militants pour l'émancipation des Afro-Américains et remplacé par le mot «Noir», qui est à son tour contesté aujourd'hui, et auquel on préfère désormais l'appellation «gens de couleur».
Plus récemment, il est aussi devenu de bon ton de dire, et surtout d'écrire, les «non-voyants» pour parler des aveugles, ou les «malentendants» pour parler des sourds. Tournant le phénomène en dérision, un humoriste a d'ailleurs suggéré qu'on appelle désormais les imbéciles des «malcomprenants». Selon Mme Vincent, cet usage est aussi lié à des catégories administratives, les «non-voyants» ayant droit à des subventions différentes des «semi-voyants», par exemple. La langue de bois, née sous le régime soviétique, est d'ailleurs une héritière directe de la langue de chêne, utilisée autrefois en Russie par la bureaucratie tsariste. Pour ce qui est du mot «nain», il peut avoir une connotation péjorative parce que c'est un groupe d'individus qui a longtemps été confiné au monde du cirque, dit-elle.
Le phénomène n'est pas nouveau. Et selon Diane Vincent il a toujours existé. Il est normal que la langue se modifie selon les époques, dit-elle. Les dictionnaires existent d'ailleurs pour consacrer l'usage et non pour l'imposer. En 2005, Le Nouveau Littré a d'ailleurs dû retirer de la circulation une édition consacrant l'utilisation du terme «juif» au sens métaphorique, c'est-à-dire comme désignant «quiconque cherche à gagner de l'argent avec âpreté», ou encore l'utilisation d'«arabe», au figuratif, pour désigner un «usurier, un homme avide». Reste que le terme «apache» demeure utilisé en Europe tant pour désigner le peuple amérindien que pour parler d'un voyou ou d'un malfaiteur. Il faut croire, ajoute Mme Vincent, que le lobby apache n'est pas suffisamment organisé pour en proscrire l'usage...
Mais la langue est toujours inexacte, reconnaît Mme Vincent. Dans les faits, les Blancs ne sont pas blancs, comme les Noirs ne sont pas noirs. Faudrait-il alors remplacer «Blancs» dans le langage par Euro-Québécois, comme des Américains ont été invités à remplacer «gringos» par «European Americans»?
Le politiquement correct dans l'usage de la langue a cependant ses effets pervers. En voulant éliminer une connotation, on peut aussi nier tout un pan de la réalité historique d'un groupe d'individus. Aussi, il ne faut pas penser que, parce qu'on modifie le nom de quelque chose, on modifiera la société en conséquence. Mme Vincent déplore que l'on s'applique à utiliser le mot «Amérindiens», au lieu d'«Indiens», mais qu'on ne s'indigne pas des conditions dans lesquelles ces peuples sont tenus...
Reste que le «politiquement correct» a aussi sa raison d'être, dit-elle. «La langue est plus vivante que l'image que les dictionnaires en donnent», dit-elle. «Mais il faut savoir qu'à l'écrit, et surtout dans les écrits publics, chaque mot qu'on utilise peut atteindre une sensibilité», reconnaît-elle.
Quant aux cochons, aux renards, aux anguilles et aux mules, on a beau les traiter de tous les noms, ils nous ignorent tout simplement.


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