Droits de scolarité

Erreurs de logique et d’interprétation

(Réponse au Devoir de philo de Jean Laberge)

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012





«Selon [Derek Parfit], les gens qui se disent égalitaristes ne sont souvent, en réalité, que prioritaristes, et à ses yeux, les étudiants contestataires ainsi que leurs supporteurs tomberaient dans cette catégorie. Cette distinction a son importance puisqu’elle les confronte à l’objection fatale du nivellement vers le bas.»
Jean Laberge, professeur de philosophie au Cégep du Vieux-Montréal, «Derek Parfit porterait le carré vert», Le Devoir, 17 mars 2012.

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Dans Le devoir de philo du 17 mars dernier, M. Laberge prétend se servir de la pensée de Derek Parfit pour rejeter les revendications des étudiants en grève. Après avoir présenté la distinction de Parfit entre l’égalitarisme et le prioritarisme, M. Laberge affirme que les étudiants grévistes sont animés par le prioritarisme plutôt que par l’égalitarisme.
Or, selon M. Laberge, Parfit montre que le prioritarisme est vulnérable à l’objection sérieuse du nivellement vers le bas. Il en infère donc que nous devons refuser d’abolir la hausse des droits de scolarité.
Cependant, M. Laberge commet deux erreurs qui sont fatales à son raisonnement: une erreur d’interprétation textuelle et une erreur de logique. D’abord, Parfit affirme que le prioritarisme n’est pas affecté par l’objection du nivellement vers le bas, en contradiction évidente avec la position que M. Laberge lui attribue. Parfit écrit: «J'ai évoqué le type de situation pour laquelle ces conceptions [égalitarisme et prioritarisme; je précise] divergent le plus. Il s'agit des situations qui suscitent l'objection du nivellement. Les égalitaristes sont confrontés à cette objection parce qu'ils estiment que l'inégalité est en elle-même une mauvaise chose. Si nous acceptons la position prioritariste, nous évitons cette objection.» («Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, 1996)
Par définition, le prioritarisme cherche à améliorer la condition des individus, tout en accordant un poids moral plus important aux améliorations qui sont destinées à ceux qui sont le plus désavantagés en termes absolus. Or, l’objection du nivellement par le bas vise ceux qui valorisent l’égalité même quand cela diminue les bénéfices de certains sans pour autant améliorer la situation de même une seule personne. Mais comme le prioritarisme ne s’intéresse qu’aux niveaux absolus d’avantages dont bénéficient les individus et non à leur position par rapport aux autres, on voit mal pourquoi il mènerait à un tel nivellement. Le prioritarisme n’accorde pas d’importance à l’égalité en tant que telle, il n’y a donc aucune raison de préférer une égalisation qui n’améliore pas la quantité absolue d’avantages des plus démunis. «De ce point de vue [le prioritarisme; je précise], peu importe qu'il y ait de l'inégalité quand elle ne nuit à personne. Si les personnes les mieux loties subissent quelques revers de fortune qui les rabaissent au niveau des autres, nous n’estimons en aucune façon qu'il s'agit là d'une amélioration.»
Argument fallacieux
Étant donné que l'argument de M. Laberge se fonde sur la vulnérabilité du prioritarisme à l'objection du nivellement vers le bas, on comprend que cette erreur d'interprétation lui est fatale. Nous pouvons néanmoins constater que, même sans cette erreur, son argument est fallacieux. M. Laberge tente de montrer que l'abolition de la hausse des droits de scolarité est inacceptable parce que le principe auquel adhèrent les étudiants grévistes a des implications indésirables.
Or, pour rejeter une politique publique, il n’est pas suffisant de montrer qu’une justification de cette mesure est mise en péril par une objection. En effet, plusieurs principes différents — qu’ils soient utilitaristes, prioritaristes ou égalitaristes — peuvent parfois converger et soutenir la même politique publique. Ainsi, afin de défendre le rejet des revendications des étudiants grévistes, il aurait fallu montrer que les autres justifications plausibles de l’abolition de la hausse des droits de scolarité sont aussi problématiques ou, à tout le moins, offrir un argument montrant directement en quoi l’abolition de la hausse est injustifiée. M. Laberge n’en fait rien.
Peut-être veut-il sous-entendre que cette abolition constitue en elle-même un nivellement par le bas? C’est du moins ce que nous annonce le sous-titre du texte («La gratuité scolaire pour tous nous conduirait au nivellement par le bas, dirait le philosophe britannique»). Cependant, puisque que la valeur d’une politique publique n’est pas équivalente à la valeur de n’importe lequel des principes pouvant lui servir de justification, sa démonstration échouerait même s’il avait raison d’affirmer que le prioritarisme succombe à l’objection du nivellement vers le bas.
Nivellement peu plausible
En fait, il est plutôt difficile de démontrer que l’abolition de cette hausse constitue un nivellement vers le bas. Il y a nivellement lorsque l’égalisation se fait au détriment de certains sans pour autant améliorer la condition de quiconque. Ainsi, pour que l’abolition de la hausse des droits de scolarité soit qualifiée de nivellement, il ne suffit pas de souligner que certains verront leur situation se détériorer en raison de cette abolition, il faut aussi montrer que personne n’en bénéficiera. Or, comme il est difficile de nier que les étudiants épargneront, à terme, 1625 $ par année grâce à cette abolition — sans mentionner d’autres avantages souvent mentionnés, il est très peu plausible que l’abolition de la hausse des droits de scolarité soit une forme de nivellement vers le bas.
En somme, si Parfit portait un carré vert — ce qui n’est évidemment pas exclu par mes arguments — ce ne serait pas parce que les étudiants grévistes sont prioritaristes ou parce que l’abolition de la hausse constitue un nivellement par le bas.
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François Hudon
Fellow au Centre for the Study of Social Justice de la University of Oxford et Doctorant en philosophie à la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain

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François Hudon1 article

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Fellow au Centre for the Study of Social Justice de la University of Oxford et Doctorant en philosophie à la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain





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