Entretien avec Christian Saint-Germain : à propos du système médiatique

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Les réseaux fédéralistes tenteront de museler tout débat sur l'immigration et l'encadrement des signes religieux


Professeur à l'UQAM, philosophe et essayiste, Christian Saint-Germain est certainement une des figures les plus singulières de notre vie intellectuelle. Auteur de nombreux ouvrages sur la condition québécoise, il vient de faire paraître, chez Liber, Quebec circus, un pamphlet qui poursuit son entreprise de démolition de ce qu’il croit être les fausses idoles québécoises, sur lequel je reviendrai bientôt sur ce blogue. Mais Christian Saint-Germain est aussi un observateur très fin de ce qu’on pourrait appeler le système médiatique. Pour cela, je l’ai interviewé sur le traitement médiatique des grands enjeux qui traversent l’actualité québécoise. Au programme : immigration, laïcité, euthanasie, marijuana ! Dans ses réponses, on retrouve son art de secouer nos consensus !


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MBC: Comment expliquer l’espèce de censure qui pèse sur la question de l’immigration au Québec ?


CSG: S’il y a un droit que l’on ne saurait reconnaître à un colonisé, c’est bien de dessiner pour l’à-venir les contours de son identité. Encadré par le fédéral, il n’est aucunement question que les Québécois aient voix au chapitre quant aux nombres de nouveaux arrivants pouvant pénétrer son territoire, investir ses institutions ou bénéficier de son système scolaire. Bien que le Québec soit hospitalier d’une manière structurelle (autant pas sa médecine que son éducation « gratuite »), tout changement ou éventuel recadrage en matière religieuse ou migratoire est voué aux remontrances radio-canadiennes et à la position du cabinet fédéral quotidiennement vulgarisé par la « pédagogie » de l’émission 24/60. Je ne doute pas que l’actuel ministre de la CAQ Simon Jolin-Barrette soit inexpérimenté ou éventuellement incompétent. Surnommé le « ministre enfant » par certains médias, on doit toutefois reconnaître une évidence : il n’y a jamais eu que les libéraux provinciaux, préposés des fédéraux, pour gérer le dossier de l’immigration. L’unanimité règne sans partage sur cette disposition des forces. Le paternalisme fédéral, avec condescendance, se propose de regarder les propositions du Québec «avec attention». Traduisons plus librement : les représentants de la CAQ sont inaptes à comprendre les enjeux du monde moderne, du droit international où que sais-je encore ? parce qu’ils sont justement issus des régions, du Québec profond devant lequel hier encore, le duo Taylor-Bouchard se pâmait de l’ignorance pittoresque devant certains spécimens sélectionnés par leur commission. Autrement dit, même si Charles Taylor s’adonnait à une autre volte-face sur le sens à donner à son rapport ou revenait à la raison commune selon laquelle l’université McGill n’est pas une ambassade britannique en sol québécois, les médias ont développé une telle allergie à la seule idée de voir déterminer un « nous » qu’il devient impossible de se hisser pour le gouvernement au statut d’interlocuteur valable. D’autant plus que chacun sait que chacune des virgules, des iotas ou quelque soit l’issue du débat, qu’il sera à recommencer sous la férule de la Cour suprême du Dominion et de ses petits Chartreux....


MBC : Quel rôle jouera le système médiatique dans ce «débat» ?


CSG: Dans les prochains mois, une déferlante télévisuelle : l’attention soutenue sur les dérives, les abus d’un projet de loi plutôt que sa finalité. Une ritournelle de titres incendiaires : « Immigration : une loi qui tire plus vite que son ombre » . « Le projet de loi 9 est « injuste », selon des organismes de l'Outaouais . « Dominique Anglade dénonce le projet de loi 9 sur l’immigration » fait déjà tapisserie jusqu’à l’édification d’un mur médiatique devant lequel aucune discussion rationnelle ne sera alors possible. Les opinions des silencieux et des distraits seront coulés dans le ciment du consensus, de la perception exacerbée et de la conclusion convenue : les Québécois sont foncièrement inaptes pour gérer l’immigration et les signes religieux. Colonisés, ils n’ont pas l’habitude de l’étranger... 


MBC : Est-ce que nous ne risquons pas d'assister à quelque chose de semblable avec le débat sur la laïcité?


CSG : Oui, et l’on se demande même si pour plaire à une frange de l’électorat le gouvernement du Québec ne sera pas tenter par un « autodafé des crucifix », arrachant un à un, des Palais de justice de province jusqu’à l’Assemblée nationale, tout rappel à l’existence historique et à son inscription catholique dans l’histoire. La bataille du crucifix n’est pas qu’une affaire de symbole, mais d’affirmation identitaire, un définisseur du soi historique. Il ne faut pas laisser l’idéologie imposer son Disneyland, superposer sa mémoire tronquée, réécrite ou complètement falsifiée à la réalité d’un colonisé parfois modestement formé à l’histoire du Canada français et à celle du Québec récent. J’ai en tête l’inscription au-dessus de l’autel de l’église Notre-Dame des Victoires à Québec Deus providebat kebeka liberata. Ce qui ne signifie pas pour autant qui ne soit pas impérieux d’exiger de ses représentants la plus complète neutralité religieuse pour une majorité dont les valeurs civiques sont remises en cause au gré de la piscine à vagues migratoires du fédéral.


MBC : Cette manière d’orienter idéologiquement le traitement médiatique des enjeux politiques s’impose sur bien d’autres questions essentielles, non?


CSG: Un même phénomène d’unanimité préfabriquée est apparu avec certes moins de virulence dans le dossier des soins de fin de vie (l’euthanasie active) et la légalisation du cannabis. Pour peu que l’on regarde la télévision, la rhétorique des images, des experts, des « débats » se déploie selon une mise en scène réglée comme du papier à musique. Au début, la constitution d’un panel la plupart du temps majoritairement masculin, le vieil avocat, le médecin complaisant ou militant ensuite la réitération par une légère modification des « trios ». Aucun recours à l’intellectuel exotique aux intérêts des corporations (anthropologue, psychanalyste, philosophe) ou qui penserait en dehors de la boîte. On converge ainsi au pas de charge vers l’unanimité parfaite avec de fausses nuances et de pseudo mises en garde sur des points de détail. Si la conclusion privilégiée n’apparaît toujours pas: des victimes en détresses sont appelées en renfort et entrent alors en scène mourants et drogués réalisant des percées dans le champ de l’émotivité pure et de la culpabilité par association contre ce qui reste d’indécis ou de récalcitrants encore insensibles à l’air du temps. 


MBC : On retrouve là le progressisme obligatoire qui caractérise l’esprit de notre temps, non?


CSG : Radio-Canada postule d’emblée que tout changement participe de l’existence du progrès social, d’une évolution des mœurs. Ça ne peut être que bon, on est rendu là! Ça l’existe de toute manière. La légalisation du cannabis, une saprée bonne idée! Ça détend pis finance nos soins de santé.... L’euthanasie, ça désengorge les urgences et les soins palliatifs, pis en plus, ça tient compte de la fatigue des aidants naturels. C’est tout de même curieux qu’on ait dû attendre si longtemps pour découvrir l’eau tiède. Avant ça, la société n’était composée que de tortionnaires et de moralistes kantiens particulièrement intraitables. 


MBC : En d’autres mots, on peut bien débattre, mais jamais sur l’objectif qui est posé comme allant de soi?


CSG : La « délibération » médiatique ne portera que sur les modalités : combien de plants de marijuana permis dans les maisons, combien de temps séparent l’agonisant ou l’apprenti suicidaire de la mort médicalement encouragée? Pour reprendre une formule de Pierre Legendre, l’ensemble des enjeux n’apparaît que depuis le strict point de vue individuel, du self-service normatif. Qu’importe la perspective globale, la portée inconsciente du meurtre même encadré ou de l’intoxication volontaire à l’échelle des familles, des réserves indiennes ou même de discours s’aventurant dans la nécessité d’exigence morale ou de la solidarité entre les générations. Absorbé par le grand halo des besoins, du sanitaire, du médical, il n’est plus question d’envisager la perspective de la vie collective. Tout est ramené au niveau du prochain (rien pour le lointain ou l’à-venir), du prestataire, du bénéficiaire, de la victime et de son témoignage dans un horizon où l’on confond allègrement légalité et légitimité. La commodité gestionnaire dispose ainsi des questions de droit sans égard pour la suite des choses. Se pourrait-il que des mesures d’apparence bioéthique comme celles de l’euthanasie active, sournoisement rebaptisée « soins de fin de vie » ou de la légalisation du cannabis ou encore le dépassement de seuils d’immigration ne fassent qu’accentuer la désorganisation d’une société déjà vieillissante et fragile au plan identitaire? Alors que la courbe fiscale et démographique fléchit à vitesse grand V, que nous sommes dans un « Big Crunch » démographique et fiscal, comment imaginer que de se doter d’un système ultra-syndiqué de maternelles quatre ans, de super-infirmières pour venir dédoubler des services non évalués constituent une réponse d’avenir? En d’autres mots, même si nous avions été capables d’un raisonnement moral plus élaboré que celui imposé par l’État pour s’opposer à l’euthanasie, nous n’avions peut-être finalement plus les moyens financiers devant un tel progrès de conserver quelques réticences éthiques...