L’indépendance du Québec n’était qu’une question de temps, selon l’ex-premier ministre Robert Bourassa. C’est ce qu’avait retenu le ministre Bernard Landry d’une rencontre avec l’ancien chef libéral quelques mois avant le référendum de 1995, a constaté Le Devoir à la lecture des délibérations du Conseil des ministres de l’époque. Celles-ci étaient gardées secrètes jusqu’à aujourd’hui.
15 mars 1995. M. Landry raconte aux autres membres du gouvernement Parizeau, avec qui il est enfermé dans le « bunker » de la Grande Allée, « qu’il a eu l’occasion de causer avec monsieur Robert Bourassa au cours de la semaine ».
Le vice-premier ministre a abordé avec lui la question de Bruxelles — un projet de Parlement supranational réunissant le Québec et le Canada à titre d’États souverains associés —, que M. Bourassa avait proposé trois ans plus tôt. « Monsieur Bourassa a admis que cela prendra peut-être un peu plus de temps, mais que l’indépendance se réalisera », peut-on lire dans les mémoires du Conseil des ministres. M. Bourassa ne l’a jamais dit publiquement.
Septembre-octobre 1995. L’ex-chef de gouvernement Robert Bourassa effectue un retour sur la place publique à l’occasion de la sortie de son livre Gouverner le Québec. « Notre situation financière et économique est préférable comme État membre de la fédération canadienne plutôt que membre d’un hypothétique ensemble canadien », soutient-il lors d’une conférence devant une association de jeunes fédéralistes au début octobre. Une semaine plus tard, il ajoute sur les ondes de CKVL que la souveraineté est un concept dépassé « à l’approche de l’an 2000 ».
La montée du Oui dans les sondages n’influence pas le discours officiel de M. Bourassa, qui, à trois jours du vote, demande aux Québécois de faire confiance au premier ministre canadien.
Pour les allophones, la question est de savoir s’ils souhaitent devenir membresdu peuple fondateur. De ce côté, les résultats sont décevants, mais il faut reconnaître que nous n’avons pas fait le travail.
Orignaux et bingo
Le Devoir a pu consulter les délibérations des membres de l’équipe gouvernementale de Jacques Parizeau des trois premiers mois de l’année 1995. Il n’y est pas seulement question du projet de pays du Québec.
À la séance du 11 janvier, le gouvernement péquiste s’interroge sur la pertinence de contraindre les ministères à établir des plans stratégiques sur trois ans. « Il faut gérer l’année qui vient et, par la suite, le Québec sera souverain et aura des horizons nouveaux en matière de gestion », estime la ministre de l’Emploi, Louise Harel. Optimiste, le premier ministre, Jacques Parizeau, évoque l’avènement d’une « révolution culturelle dans le domaine de la gestion gouvernementale ».
Les élus discutent aussi de questions plus terre à terre, comme le nombre d’orignaux que les Hurons pourront abattre dans la réserve faunique des Laurentides et la délivrance de licences de bingo à la communauté de Kuujjuarapik, sur les rives de la baie d’Hudson. Le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, approuve le projet en soulignant que cette communauté inuite « respecte nos lois ». Avant de passer à un autre sujet, le premier ministre « constate qu’il n’existe pas d’accrochage entre les Inuits et le gouvernement du Québec ». « Nous construisons petit à petit une relation encore meilleure avec eux », se réjouit-il.
18 janvier 1995. La défection du camp indépendantiste de l’avocat Guy Bertrand, qui avait pris part à la course à la direction du Parti québécois 10 ans plus tôt, fait jaser à la table du Conseil des ministres. « M. [Bertrand] trouve maintenant illégale une démarche qu’il a prônée toute sa vie. La chose est surprenante de la part d’un avocat », peut-on lire dans le document expurgé du nom du célèbre avocat de Québec.
« Il faut prendre garde à la réplique que nous lui ferons, puisqu’il n’attend que cela pour soulever une polémique », prévient le ministre de l’Éducation, Jean Garon. « Les polémiques sont sa marotte. » Le député de Lévis profite de son tour de table pour dénoncer la « campagne systématique contre » la souveraineté du Québec menée par Le Soleil, après que le quotidien de la capitale nationale a consacré quatre pages à la sortie de Guy Bertrand, au cours de laquelle il a suggéré de poser aux Québécois 19 questions visant à mieux définir une nouvelle entente Québec-Canada. « Un tel geste démontre que ce journal mène une campagne systématique contre notre position. » Le premier ministre ne s’en formalise pas. « Les journaux sont généralement contrôlés par des fédéralistes, surtout les quotidiens. Il est donc évident qu’on connaîtra d’autres incidents du même genre », dit-il.
25 janvier 1995. L’état de grâce dont a bénéficié le gouvernement péquiste au cours de ses quatre premiers mois de règne vient d’expirer, annonce Bernard Landry. Son constat est partagé par le ministre des Transports, Jacques Léonard. « Cette période correspondait à l’adolescence du gouvernement, durant laquelle les médias ont passé sous silence certaines bourdes. À partir de maintenant, la prudence élémentaire est de rigueur », fait-il valoir.
1er février 1995. À l’approche du référendum, le premier ministre rappelle que les journalistes sont à l’affût des bourdes. « Le gouvernement fédéral dispose certainement d’un pion dans chaque média », ajoute M. Garon.
1er mars 1995. Sans surprise, les plus récents sondages indiquent un faible appui des Anglo-Québécois à l’indépendance. « Dans le contexte d’une société normale, il devrait y avoir beaucoup plus d’anglophones qui se prononcent en faveur de la souveraineté », déplore Bernard Landry. « Pour les allophones, la question est de savoir s’ils souhaitent devenir membres du peuple fondateur. De ce côté, les résultats sont décevants, mais il faut reconnaître que nous n’avons pas fait le travail », souligne-t-il.
Jacques Brassard avance que certains commerçants grecs ont été boycottés après avoir flirté publiquement avec le mouvement souverainiste. « Le gouvernement s’est rendu jusqu’au bout de la démarche logique [dans sa quête d’appuis au projet d’indépendance]. L’autre approche doit être quasi tribale », suggère-t-il, tout en précisant qu’une « telle stratégie requiert une machine électorale fort sophistiquée ».
L’indépendance ne doit pas être « perçue comme étant fondée sur le racisme », souligne M. Landry. « Il ne faut pas rejeter, dès à présent, le blâme sur les minorités si l’appui à la souveraineté n’y est pas plus élevé », avertit-il. Selon lui, il est « normal que les minorités attendent que la majorité fasse son choix », dans la mesure où « les francophones représentent 80 % de la population du Québec ».
8 mars 1995.Le Conseil des ministres de Jacques Parizeau est composé pour moitié de vétérans du gouvernement Lévesque. Ils en profitent pour tirer les leçons du premier référendum, tenu 15 ans plus tôt. « La lutte actuelle est plus importante que celle du référendum de 1980 », avance Bernard Landry. « Nous ne pouvons pas perdre ce référendum. »