De la résignation à l’organisation sanitaire

F09735b421e07793a9b84a00871b984f

Une petite histoire des épidémies


Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.



En ce temps de coronavirus, le rôle de l’historien est de présenter les modèles explicatifs issus des grandes pandémies afin de saisir la logique des moyens utilisés pour les combattre. Les épidémies de peste ont laissé une empreinte durable sur l’imaginaire occidental. L’expression « fuir comme la peste » rappelle ainsi les traumatismes qu’a laissés cette terrible maladie. Une autre grande tueuse, le choléra, a quant à elle fait naître l’expression « avoir une peur bleue », qui provient de l’aspect bleuté des cadavres.


Le premier modèle explicatif des maladies infectieuses attribue au châtiment divin la source générale des épidémies. À sa suite naissent les conjonctions néfastes des astres, l’empoisonnement de l’air et des puits, les sécheresses, les invasions d’insectes… ce qui induit un certain nombre de mesures telles que la prière, les processions, l’invocation de saints protecteurs, les pèlerinages, la fuite hors des villes ou encore la recherche de boucs émissaires : juifs, sorciers et sorcières, étrangers…


Cela se produit dans un univers mental bien différent d’aujourd’hui et c’est, en général, un état de résignation qui domine devant ces fléaux. Tout au plus essaie-t-on d’amoindrir les effets de cette catastrophe naturelle comme on le fait aujourd’hui pour les tremblements de terre et les tsunamis.



Rationalisation


Les choses changent à partir du XVIIe siècle, au moment où une plus grande rationalisation de la pensée, délaissant la croyance en des causes divines, s’attaque au fatalisme ambiant. Un nouveau modèle explicatif des maladies infectieuses, basé sur l’observation, attribue leur émergence à des causes naturelles : une corruption de l’air engendrant des miasmes mortels.


Cette théorie aériste donne aussi lieu à une série d’observations : périodes d’éclosion et de disparition des maladies infectieuses, trajets des épidémies, altérations du climat que les médecins vont systématiser par la rédaction de topographies médicales. Des mesures de protection et d’endiguement des épidémies voient alors le jour : cordon sanitaire, isolement des malades, mise en quarantaine des navires, fumigation des objets infectés, désinfection à l’aide d’agents variés…


La thèse aériste est particulièrement présente lors des grandes pandémies de choléra et de typhus qui frappent l’Europe et l’Amérique en 1832, 1834, 1847 et 1849. Les médecins s’entendent généralement sur le fait que le choléra, pourtant véhiculé par l’eau contaminée, se « transporte sur les ailes du vent ». À Québec, on tire des salves de canon pour modifier l’air ambiant, espérant ainsi réduire son intensité.


À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le savoir empirique permet l’introduction du premier vaccin antivariolique, mais ce nouveau procédé préventif ne fait guère l’unanimité. Lorsqu’une importante épidémie de variole éclate à Montréal en 1885, les autorités de la ville proclament la vaccination obligatoire. Or, cette nouvelle mesure coercitive et improvisée est imposée sans préparation des citoyens. Elle attise la colère de ceux-ci et provoque une importante émeute. Un événement semblable surviendra à Rio de Janeiro en 1904 lorsque le gouvernement rendra obligatoire la vaccination antivariolique.


Grippe espagnole


L’émergence de la médecine scientifique en laboratoire à la fin du XIXe siècle donne naissance à un nouveau modèle explicatif. La découverte des microbes et, surtout, celle de la spécificité des causes des maladies infectieuses — un microbe spécifique isolé en laboratoire — est un pas de géant dans la lutte contre certaines maladies infectieuses.


Cette démarche permet désormais de préciser les vecteurs (eau, air, insectes, contacts interhumains…) et de fabriquer des vaccins contre la diphtérie, la tuberculose ou le tétanos. À partir du moment où la médecine préventive repose sur des faits scientifiques, les autorités feront davantage d’efforts pour assainir l’espace public : égouts, adduction d’eau, traitement des eaux usées, pasteurisation du lait… Elles lanceront aussi de grandes campagnes de « propagande sanitaire » axées sur les moyens de combattre les microbes.


Elles font ainsi de la peur un outil de prévention. On comprendra bientôt que l’éducation et une information moins tapageuse liées à une augmentation du niveau de vie constituent les meilleurs moyens de prévention.


Entre-temps, la Première Guerre mondiale favorise l’apparition de la première grande pandémie du XXe siècle : l’influenza. Appelée faussement grippe espagnole, elle provient des États-Unis et se répand en Europe et sur tous les continents lors de la démobilisation massive des troupes. Elle prend tout le monde par surprise, y compris les bactériologistes, les médecins et les autorités sanitaires qui n’arrivent pas à isoler le germe fautif.


Les virus sont alors inconnus et ne seront découverts qu’après l’invention du microscope électronique. Impossible donc de procéder au dépistage des personnes infectées et encore moins de trouver un traitement efficace. La rapidité de la contagion et la virulence de la maladie rappellent les heures sombres de la grande peste noire de 1347 et on estime aujourd’hui à plus de 50 millions le nombre de victimes de l’influenza. Les mesures préventives les plus modernes pour l’époque sont pourtant mises en œuvre : isolement des malades, port du masque, fermeture des lieux publics, interdiction de rassemblement, érection d’hôpitaux temporaires…


Au Canada, cette pandémie entraîne la création du ministère fédéral de la Santé. Au Québec, le Service provincial d’hygiène, créé peu après l’épidémie de variole de 1885, voit ses pouvoirs renforcés, permettant ainsi la création des unités sanitaires de comté, qui orienteront leurs actions sur la prévention des maladies infectieuses. On assiste bientôt à la découverte des virus et à la naissance de la virologie, puis de l’immunologie.


Cette dernière spécialité biomédicale sera mise à profit au début des années 1980, au moment de l’apparition du sida. Elle aussi prend tout le monde au dépourvu avec cette infection « rétrovirale » peu connue chez l’homme, qui détruit le système immunitaire. Ses modes limités de transmission (contacts sexuels, transfusion sanguine, accidents sanguins chez les intervenants de la santé…) touchent surtout des populations jugées « marginales » :homosexuels, prostituées, adeptes d’amour libre, pays subsahariens… L’épidémie cause ainsi moins d’émoi.


Théories du complot


Quelles sont les constantes, à travers les siècles, des comportements et des explications liées aux maladies épidémiques ? Le modèle magico-religieux qui s’est largement manifesté lors des grandes épidémies de peste est toujours présent, à des degrés moindres, du XIXe siècle jusqu’à récemment.


Des défilés et des offices religieux sont organisés pendant les épidémies de choléra. En 1832, l’archevêque de Québec proclame que l’épidémie est un avertissement de Dieu. Moins d’un siècle plus tard, son homologue invoque la protection de saint Roch contre la « grippe espagnole ». Un médecin, membre de l’élite de la profession médicale, explique qu’une constellation astrologique néfaste est à l’origine du fléau.


La recherche de boucs émissaires constitue une autre constante dans toutes les pandémies. La théorie du complot (fabrication de virus en laboratoire) est une explication toujours présente. Ainsi, le sida proviendrait des Soviétiques ; la grippe asiatique et le H1N1, des Chinois, la COVID-19, des Chinois ou des Américains. Enfin, la dénégation et la culpabilité sont d’autres réactions suscitées par ces grandes pandémies.


Bref, l’histoire des épidémies montre que les mesures empiriques ont parfois été efficaces pour prévenir certaines maladies infectieuses, mais qu’elles ont été largement insuffisantes et appliquées avec parcimonie. C’est pourquoi la recherche scientifique en microbiologie, en virologie et en immunologie sur les causes, les vecteurs et les vaccins ont permis des progrès immenses dans la prévention des maladies infectieuses. Mais on a aussi compris, peu à peu, qu’elle doit être liée à l’amélioration des conditions de vie, à l’éducation et à la responsabilisation des citoyens, lesquelles sont des éléments clés de la lutte contre les épidémies.


La pratique de la vaccination depuis la fin du XIXe siècle constitue aussi une voie essentielle de sauvegarde des populations et a permis une diminution notable de la mortalité infantile et adulte. Les efforts de collaboration internationale à partir du milieu du XXe siècle ont permis de diminuer sensiblement l’incidence des maladies infectieuses. En revanche, la pauvreté endémique d’une grande partie de la population mondiale, l’absence d’un système de santé accessible à tous et la désinformation sont les pires ennemis de ces efforts.


Du reste, même dans les pays industrialisés, les pouvoirs publics, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, ont attendu des situations de crise majeure pour établir des mesures préventives efficaces. Il est à souhaiter que les pouvoirs politiques et économiques tirent des leçons de la pandémie actuelle et qu’ils orientent aussi leur intervention préventive vers de solides politiques environnementales.


Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.




-->