Texte publié dans Le Devoir du vendredi 20 avril 2012
Depuis la Grèce antique, la vie de la communauté politique est intimement
liée à la parole. Aristote disait par exemple que l’être humain est un
animal politique (zoon politicon) parce qu’il est un être doué du langage
(zoon echon logon). Plus tard, les Modernes associeront la Républque, puis
démocratie, à la délibération, à la construction publique des raisons
communes d’exister ensemble. Les gouvernants le comprirent assez
rapidement, d’ailleurs, eux qui se fondirent progressivement à l’univers
des relations publiques et du marketing politique, au fur et à mesure que
s’élargit le suffrage universel. Notre propre gouvernement n’est pas en
reste, ainsi qu’on le constate avec l’usage stratégique de certains mots ;
« grève » ou « boycott », « se dissocier » ou « condamner », « CLASSE » ou
« CLASSÉ » ?
La politique et la parole vont de pair
C’est sur le fond de ce savoir millénaire, résumé ici en quelques lignes,
que se découpe l’indignation que je sens monter en moi en ces temps
obscurs. Voilà que la ministre de l’Éducation, monde de la parole s'il en
est, procède à un parfait détournement du sens même de la vie politique :
après le mutisme, la surdité. Elle ne gouverne pas pour les centaines de
milliers de personnes qui s’assemblent pour délibérer et décider en commun.
Elle ne gouverne pas en écoutant les centaines de milliers de personnes,
étudiants, professeurs, artistes, etc., qui se donnent la peine d’écrire,
de parler, de chanter, de scander. Non, dit-elle, elle gouverne pour la «
majorité silencieuse » !
Madame la ministre a le don d'ouïr le silence ? Comment sait-elle ce que
veut cette majorité silencieuse ? Par sondages d’opinion interposés ? Mais
qui sont les faiseurs d’opinion, les sophistes d’aujourd’hui et les
censeurs de demain ? Qui donc encombre de mots la bouche des sans-voix ? La
ministre nous dit-elle qu’elle ne respecte plus désormais que la parole à
sens unique, celle des pouvoirs qui se déverse à coup de slogans par nos
écrans et à coup d’injonctions par nos tribunaux ? La ministre veut-elle
apprendre à toute une génération qu’elle a tout à gagner à se taire ?
Chercherait-elle à nous réduire au silence ?
Aujourd’hui, afin de ne pas sombrer dans la colère, je tente de me
remémorer tout le savoir que j’ai pu accumuler, tous les livres que ma
rencontre heureuse avec des professeurs a pu me donner envie de lire,
toutes les leçons de mes fréquentations, directes ou par leurs oeuvres,
avec les plus grands poètes, romanciers, savants et intellectuels de
l'humanité. Je ne cesse de me répéter que nous ne sommes qu’un petit moment
d’une très longue aventure humaine, que l’histoire a des détours
insoupçonnés, que le monde de la parole politique ne peut pas s’éteindre
par la simple surdité d’un gouvernement. Que la Raison, le Logos, le
Langage finira bien par résonner de nouveau.
J'essaie. J'essaie tellement. J'essaie de toutes mes faibles forces. Rien
n'y fait.
La colère m'envahit. La colère me tenaille, me déchire, me dévore. Une
colère puissante. Une colère ardente. La colère de celui qui constate que
les personnes qu’il aime sont violées jusque dans la définition de leur
être. Nous sommes des êtres doués du langage ! Privé de la parole et privé
de l’écoute d’autrui, il ne reste que les gesticulations insignifiantes ou
le déchaînement d’une violence sans mot. Cette violence monte en moi et
m'oppresse avec d’autant plus de rage que je me refuse de nous considérer
fautifs. Je parle, nous parlons, et on nous répond que nous serions mieux
écoutés si nous nous taisions… Mais nous le savons tous, jamais la victime
n’est coupable. Nous le savons tant et tellement que nous en venons à haïr
et à vouloir que la douleur cesse. Quoi qu'il en coûte.
Monsieur Charest, Madame Beauchamp, messieurs et mesdames les bien-pensants
et autres seigneurs de l'ignonrance qui aimez rallumer continuellement la
guerre des éteignoirs, je le dis, je le crie, je le hurle : cessez de jeter
l’huile brûlante de votre mépris sur le feu de notre passion de la parole,
car lorsque jaillira notre violence sans mot, c’est que vous aurez
vous-mêmes abattu la démocratie. Nous ne vous laisserons pas faire. Nous
ne nous laisserons pas museler au profit des pouvoirs ventriloques.
***
Jean-François Fortier
_ Professeur de sociologie
_ Cégep de Sherbrooke
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
20 avril 2012La parole est composée de mots. Les mots, collés les uns sur les autres, dans un certain ordre, donnent le sens. La parole, composée de mots, qui ont perdu leur sens, à quoi ça sert?
Exemple: la démocratie. J'ai vu la démocratie étudiante dans une assemblée générale. Si c'est ça la démocratie, je n'en veux tout simplement pas.J'aime mieux celle-ci: elle n'est pas parfaite mais elle n'est pas imposée, votée à sens unique.
Autre exemple: le bien commun. Qui, parmi les professeurs de philosophie, de sociologie, et autres «gies» sont capables d'expliquer correctement le sens de ces mots, leur origine, leur compréhension. L'expression est utilisée mais elle est vide de sens.
Il faudrait retourner aux sources de la démocratie. A l'agora d'Athènes que j'ai fréquenté physiquement plusieurs fois pour percevoir, sentir presque, le sens de ces beaux mots.
Vous avez de la colère. Moi aussi. Sans doute pour des raisons fort différentes des vôtres. Une société ne se bâtit pas en ne voyant que du noir en face d'une partie de cette société et du blanc venant de l'autre partie qui regarde la noire.
Une société se bâtit dans l'harmonie, le don de soi, une nécessaire amitié. C'est le vieux conseil d'Aristote. Le Stagirite a toujours raison. C'est une voie plus difficile, longue. Les confrontations ne donnent rien. Elles ne font que cristaliser les opposants et multiplier les exclusions.
Nestor Turcotte
Stéphane Sauvé Répondre
19 avril 2012« La parole apaise la colère. » écrivait Eschyle.
Si nous prenions davantage le temps pour ventiler notre colère comme vous le faites par écrit, nous serions plus éclairés dans notre jugement. Une colère qui ne s'exprime pas, grandit en puissance, et au final, nous distrait de l'essentiel.
Cet essentiel, c'est celui de s'engager dans un effort soutenu à développer et révéler le meilleur qui nous habite et ce, en toutes circonstances. Gaston Miron avait nous le soufflait à l'oreille: ...Je ne suis pas revenu pour revenir, je suis arrivé à ce qui commence.
Les oligarques se nourrissent de cette colère comme des gamins qui trépignent de plaisirs à voir de plus petits que eux, s'enrager de ne pouvoir se défendre efficacement. Nous arrivons. Les ignominies cesseront bientôt.
Le temps est venu de s'unir et retourner cette "huile brulante" contre ceux qui s'acharnent à décimer nos ressources et atteindre notre dignité.
Pour cela, nous avons besoin de toute notre tête. Devant nous, des hommes et des femmes avec beaucoup de moyens et une cohésion impressionnante de leurs interventions pour s'enrichir au détriment du reste de la population.
J'ai confiance en nous. Ce fameux printemps que nous attendions est arrivé.
On se voit le 22 avril.
Que les cloches de nos églises sonnent à l'unisson...