Cette année, longue est la liste des morceaux de notre patrimoine culturel et religieux qui ont été détruits, abandonnés ou marqués par une vétusté forçant leur fermeture. De Gaspé à Gatineau, en passant par la capitale et la métropole, chacun connait un bâtiment dont l’existence est menacée par notre indifférence et la férocité des intérêts commerciaux. Cette « sournoise tentation de la mort »[1] est une ombre qui nous poursuit et commence à nous rattraper.
Quelque chose en nous-mêmes n’accepte pas notre passé et veut le réduire comme peau de chagrin.
L’homme d’ici n’est plus dominé, si ce n’est que par sa division intérieure : il est un homme divisé. Sa mémoire n’est pas entière, mais écartelée. Fondée sur le vide sidéral du recommencement, la mémoire québécoise refuse d’accepter sa propre fragilité. Ce refus se traduit par l’indifférence et le mépris envers les témoignages que nos prédécesseurs ont accumulés.
Faire de l’histoire un grand stationnement
À Paris, l’ancienne place de la Révolution, où Louis XVI a été guillotiné, a été rebaptisée place de la Concorde en 1795. Le merveilleux obélisque de Louxor, ramené d’un palais d’Égypte, séparant le théâtre de la Madeleine du Palais-Bourbon, l’Arc de triomphe du jardin des Tuileries, y a été érigé. Deux ans après la Terreur, il est compréhensible que le Directoire ait voulu réconcilier les Français avec la barbarie révolutionnaire dont ils venaient d’être témoins.
La place publique, pour autant, n’est pas devenue un vaste stationnement.
À Montréal, l’amateur d’histoire cherchera en vain une plaque commémorative de l’incendie criminel du Parlement du Canada-Uni, en 1849.
À Berlin, le bunker où Hitler s’est enlevé la vie est introuvable. Seul un panneau a été installé devant l’emplacement exact du Führerbunker. À Montréal, l’amateur d’histoire cherchera en vain une plaque commémorative de l’incendie criminel du Parlement du Canada-Uni, perpétré par des orangistes le soir du 25 avril 1849.
Toujours à Paris, la prison de la Bastille a été détruite en 1791, mais plusieurs de ses pierres de taille ont été récupérées pour la construction du pont de la Concorde. L’idée était que le « peuple pût continuellement fouler aux pieds l’antique forteresse »[2].
Ce qui semble si naturel ailleurs en matière de préservation du patrimoine ne l’est pas au Québec.
Le temps qui passe efface toujours un peu plus ces « gouttes de passé vivant »[3] dont Simone Weil faisait l’éloge. Nous balayons du revers de la main la petitesse et la fragilité liées à notre parcours difficultueux. Nous avons enfermé notre histoire dans un cercueil et nions même qu’une accumulation de sens puisse s’en dégager.
Ce passé, nous le voulons mort.
Si nous sommes coupables d’une chose, ce n’est que d’un refoulement. Offrir à nos invités une « pièce vide » ne peut pas empêcher que la part sombre de notre condition se transmette de père en fils, celle du vide, de l’hésitation et de la division intérieurs.
De Crémazie à Maurice Richard
Depuis la Révolution tranquille, nous cultivons une image méliorative de nous-mêmes. Nous aurions accès à une grandeur qui était interdite aux générations antérieures. Elles avaient accumulé un profond silence que seule une période de bouillonnement poétique, l’âge de la parole, a pu dissiper.
Ce qui devait être dit l’a été, et nous avons commencé à rire.
Y a-t-il une société au monde où l’humour occupe une place aussi prépondérante que dans la nôtre? La société du spectacle, l’ère du vide, le temps de l’homo festivus : la sociologie contemporaine offre des explications intéressantes. En vérité, nous craignons l’installation du silence et la réflexion qui en est l’étape suivante.
Peut-être nos églises ferment-elles leurs portes parce qu’elles représentent l’un des derniers espaces où l’on peut entendre une mouche voler. Le silence, c’est la survivance que nous voulons dernière nous et que nous n’avons jamais dépassée.
Sur la carte électorale, Maurice Richard a succédé à Octave Crémazie. Le « premier poète national » du Canada français, en raison de ses problèmes financiers, a dû prendre le chemin de l’exil, à Paris, dans des conditions atroces. À cette fragilité qui nous répugne, nous avons substitué la force divertissante du « Rocket ».
Notre vie politique est à l’image d’un joueur de hockey : elle tourne en rond.
Le divertissement, l’humour et les sports nous font oublier que nous n’avons aucun héros. À Montréal, la place des Festivals a été aménagée au cœur d’un quartier où se réclamer du Québec relève de l’audace, voire d’un affront.
Le cours des évènements se poursuit tel un ruisseau au printemps, dans une direction qui ne nous est pas salutaire, et nous assistons à un énième spectacle.
Le « désir d’être grand »
Quelque chose dans la soupe qui nous est servie nous confine au rez-de-chaussée, près de la table papillon, comme si les hauteurs nous privaient de l’air dont nous avons besoin.
« La société québécoise coupe les têtes qui dépassent », disait récemment, à la cantonade, un ami écrivain. Nous voulons nous maintenir groupés parce que nous redoutons la dispersion définitive. Le souvenir de la saignée de l’émigration massive du XIXe siècle persiste dans notre esprit.
Dans le même temps, nous admirons ceux qui s’extirpent du cadre étroit de notre communauté. Ils incarnent ce que Joseph Yvon Thériault a nommé le « désir d’être grand »[4]. La réalisation de ce désir est toujours liée à l’exil : plusieurs souhaitent participer à une puissance humaine qui parait nous être inatteignable.
« Apprendre son anglais » et « devenir parfaitement bilingue », deux injonctions égales au « Tu aimeras ton prochain » de l’Ancien Testament, ne sont que le désir d’en finir avec notre petitesse.
C’est surtout un accès trompeur à la marche du monde.
En réalité, nous sommes parqués dans la bande d’arrêt et, quand nous avançons, c’est parce que les bourrasques de vent nous y obligent. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’état de nos routes est si mauvais : nous peinons à mettre un pied devant l’autre sans nous buter à un obstacle.
Le risque de la liberté
Nous sommes incapables d’aimer passionnément parce que nous craignons l’excès, celui-là même qui nous placerait sur la ligne du risque.
Après tout, Maria Chapdelaine, en se mariant avec Eutrope Gagnon, n’a pas à affronter les risques inhérents à une vie faite d’aventures : son véritable amour, le coureur des bois François Paradis, ne reviendra jamais de son périple.
Dans Kamouraska, Élisabeth d’Aulnières, mariée à Antoine Tassy, un homme ivrogne, volage et violent, tombe éperdument amoureuse de George Nelson, un médecin d’origine américaine. Dans une société marquée par la froidure et la répétition, l’amour hors du commun qui les lie ne peut se vivre au grand jour : il conduit à une mort d’homme, en plein hiver, où gît à jamais un étang de sang dans une mer de neige.
Malgré tout, la veuve du seigneur de Kamouraska, au lieu de vivre son amour au sud de la frontière, accepte la main d’un notaire de Québec, le dénommé Jérôme Rolland. La prison intérieure d’Élisabeth d’Aulnières élira domicile dans une prison dorée, rue du Parloir.
L’homme divisé n’assume pas davantage le risque d’une vie libre que là d’où il vient.
Pour tout dire, l’homme divisé n’assume pas davantage le risque d’une vie libre que là d’où il vient.
Le mouvement souverainiste a depuis longtemps abandonné l’idée de prendre en charge l’héritage canadien-français, constitué d’heurs et de malheurs. Pour que le Québec obtienne sa souveraineté, ses tenants devront trouver les raisons de perpétuer l’homme canadien-français, à défaut de quoi elle est condamnée à pondre une coquille sans jaune.
« Hommes, souvenez-vous de vous en d’autres temps »[5], nous prévenait le poète Gaston Miron.
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Notes :
[1] Jean Bouthillette, Le Canadien français et son double, Montréal, L’Hexagone, 1989 [1972], p. 97
[2] On retrouve cette phrase sur un panneau « Histoire de Paris », situé à côté du pont, sur la rive gauche de la Seine.
[3] Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1949, p. 70.
[4] Voir Joseph Yvon Thériault, « Le désir d’être grand », Argument, n° 5, printemps-été 2003.
[5] Gaston Miron, L’homme rapaillé, Paris, Gallimard, 1999, p. 97.