Dans son article publié dans Le Devoir le 11 novembre, [«Jour du Souvenir — Se souvenir de qui, de quoi?»->32359], l'auteur Francis Dupuis-Déri développe une critique du sens véritable du jour du Souvenir dans une perspective pacifiste. S'il rappelle avec justesse que les principales victimes des conflits armés à travers le monde sont toujours les populations civiles, je ne peux néanmoins m'empêcher de souligner que son argumentaire rate malheureusement en partie sa cible, ou plutôt qu'il s'en prend à une cible trop facile, trop commode.
Le propos esquissé dans ce texte semble malheureusement verser dans ce que je nommerais l'«anti-soldatisme», soit une attitude qui consiste à s'en prendre aux militaires et aux valeurs qui leur sont associées (sacrifice de soi, soumission à l'autorité, esprit grégaire, conformisme, etc.), au lieu de s'attaquer aux dynamiques et aux positions plus profondes à l'oeuvre dans le détournement du sens de cette cérémonie.
En visant les militaires pour s'en prendre au militarisme en général ou à la guerre, Dupuis-Déri reproduit en quelque sorte, en le renversant, ce qu'il dénonce, soit une instrumentalisation du processus de reconnaissance des sacrifices consentis par les militaires pour la promotion d'orientations politiques spécifiques ou de campagnes militaires actuelles ou futures, pour des fins de recrutement ou, pis, pour occulter certaines «troublantes vérités». Si l'un se sert de cette cérémonie de reconnaissance des militaires pour ses visées politiques, l'autre utilise les militaires pour condamner ces mêmes politiques ou plus largement pour condamner la guerre.
Il est possible, me semble-t-il, de réprouver certaines décisions stratégiques prises par un gouvernement, en dénonçant par exemple certaines campagnes militaires, ou même, dans une perspective résolument pacifiste, de condamner l'usage de la violence comme solution aux conflits entre les peuples, sans pour autant s'en prendre directement aux militaires. La cible est autre. L'attaque est inutile, elle ne fait pas avancer la cause.
En réalité, dans un État démocratique, les militaires ne sont que des instruments au service du pouvoir civil; et ceux-ci en sont en général parfaitement conscients. Aussi, l'un des traits les plus caractéristiques, et peut-être le plus partagé chez tous les militaires de carrière, tant chez les militaires du rang que les officiers, est leur apolitisme, ou du moins, leur neutralité à l'égard du politique et tout ce qui a trait à la politique en général. Cette attitude n'en est pas une d'insouciance irréfléchie, de naïveté ou d'incapacité à comprendre le politique. Elle est bien consciente et pleinement assumée. Le devoir de réserve auquel sont soumis tous les militaires canadiens est d'autant plus respecté qu'il va en général naturellement de soi à leurs yeux.
Le Canada a fait le choix depuis longtemps d'avoir une armée régulière — n'ayant pas d'ennemis naturels et étant protégé géographiquement par trois océans, le Canada aurait tout aussi bien pu en toute légitimité faire le choix de ne pas maintenir de forces armées permanentes, à l'instar du Costa Rica ou de l'Islande par exemple. On peut être favorable à l'abolition des forces armées au Canada, mais dès le moment où ce dernier a fait le choix de maintenir une armée régulière permanente, il n'est alors pas déraisonnable, au contraire normal, que soient prévus des processus de reconnaissance des sacrifices accomplis par la classe des gardiens, pour parler comme Platon.
D'ailleurs, il serait probablement plus dangereux pour tout État qui maintient une force armée, un État démocratique de surcroît, de ne pas souligner par des commémorations ces sacrifices. Un tel cérémoniel doit participer du contrôle qu'exerce et que doit exercer le pouvoir civil démocratique sur le pouvoir militaire; la «guerre est une chose trop importante pour être laissée aux militaires» pour reprendre les mots de Clemenceau. Cette reconnaissance peut être vue comme composante du contrat de service qui lie les militaires au pouvoir politique: tu t'engages à te sacrifier au nom de l'État et, en échange, je te rends les honneurs pour ces mêmes sacrifices.
Se souvenir de qui, de quoi? Des sacrifices consentis par certains de nos concitoyens au service de l'État
Commémorer le sacrifice des soldats en portant le coquelicot rouge ne devrait jamais consister à «célébrer toutes les guerres menées par le Canada». Pour que les Québécois et les Canadiens puissent voir les «troublantes vérités» qui se cachent derrière certaines des actions menées par le Canada à l'étranger, tel que l'appelle de ses voeux M. Dupuis-Déri, encore faut-il qu'ils puissent être en mesure d'exercer leur jugement, sans parti pris, sur le travail accompli par leurs concitoyens en armes. Exercer un tel jugement et reconnaître le travail accompli par les militaires ne doit jamais signifier faire l'apologie d'une vision militariste du monde ou de la guerre, ni même donner son aval à toute campagne militaire quelle qu'elle soit. Être capable de reconnaissance n'exige pas de sacrifier l'esprit critique.
La promotion du coquelicot blanc comme symbole de paix et comme reconnaissance des morts civils dans les conflits passés ne doit pas se faire au détriment du rouge, qui souligne les sacrifices réels que certains de nos concitoyens ont accomplis dans le passé au service de l'État.
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L'auteur s'exprime ici en son nom strictement personnel et tient à préciser qu'il n'est pas militaire, bien qu'il enseigne la philosophie et la science politique au Collège militaire royal de Saint-Jean.
Commémorer le sacrifice des militaires sans faire l'éloge de la guerre
Se souvenir de qui, de quoi? Des sacrifices consentis par certains de nos concitoyens au service de l'État
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