Se souvenir et devenir, ou oublier et disparaître?

L'histoire à l'école primaire a une fonction morale et politique et non sociale comme le prétendent les signataires du rapport.

Jour du Souvenir - 11 novembre 2008-2011


Le rapport du Groupe de travail sur l'enseignement de l'histoire déposé le 10 mai dernier, Se souvenir et devenir, promet des lendemains qui déchantent. Après avoir pris connaissance du document, je ne peux que souscrire à l'analyse de Josée Legault («Histoire d'exister», Le Devoir, 17 juillet 1996). A la décharge des auteurs du rapport, reconnaissons d'emblée que les programmes d'histoire nationale sont désormais quasi impossibles à définir, éclatement des Etats-nations et mondialisation obligent. Mais cela les autorisait-il à tomber dans le travers d'un révisionnisme postmoderne franchement bêtasson? Ainsi, le groupe de travail invite-t-il l'élève et les professeurs à «s'ouvrir à d'autres sociétés que la sienne», à l'histoire des «communautés culturelles», aux «civilisations non occidentales», à l'histoire des femmes, des autochtones et... à l'acceptation de l'irrationnel! En effet il faut désormais tenir compte du «recul de l'idée de progrès» (?)... On offre même aux profs du primaire une formation spéciale portant sur «l'ethnocentrisme».
Ce chapelet de bonnes intentions serait, ma foi, insignifiant s'il ne faisait office de dangereux cache-texte. Fondamentalement, il nie la spécificité même de la culture occidentale qui est justement de s'intéresser aux autres cultures - souvent maladroitement, certes, mais il ne faudrait quand même pas jeter le bébé avec l'eau du bain! Le rapport souffre également d'une grave contradiction structurelle: on se lamente ici sur les lacunes de l'enseignement actuel de l'histoire au Québec, mais c'est pour s'empresser de recommander «une place équitable aux communautés culturelles et à la communauté anglophone au regard du rôle qu'elles ont joué dans l'histoire du Québec et du Canada».
Je veux bien. Mais avant de s'intéresser à «l'autre», il faudrait au moins commencer par se connaître soi-même! Surtout lorsqu'il s'agit de former des enfants du primaire. Or, dans ce rapport, où est la recommandation d'une consolidation du programme d'histoire des Franco-Québécois pourtant si gravement lacunaire? Nulle part. N'en déplaise aux signataires du rapport, une réalité demeure: les francophones du Québec ont majoritairement façonné la province, ils ont formé et forment encore au Canada un peuple distinct avec ses perceptions propres, justifiées ou non, de son rôle et de sa place au sein de la Confédération. Son histoire. Le déni de celle-ci, moteur de l'évolution du Québec moderne et industriel, ne peut qu'apporter à plus ou moins brève échéance une perte de cohérence de l'identité sociale, de la conscience d'appartenance des Québécois à une culture singulière, à une histoire propre.
Nul doute que le concept d'histoire nationale du Québec est en soi un projet politique. Mais si, pour un historien, mettre cette question nationale au programme est faire oeuvre de - méchant - séparatisme, autant la taire tout de suite, autant tuer la mémoire du peuple français en Amérique du Nord. Or, tuer la mémoire d'un peuple, c'est le condamner à disparaître. Mais la proposition implicite de M. Lacoursière et consorts n'est pas nouvelle. Lord Durham y avait pensé avant. Autre irritant: la récupération de l'histoire comme outil de croissance personnelle. Le comte de Ségur écrivait: «La paix c'est l'histoire des sages, la guerre c'est l'histoire des hommes.» Or, les sages rédacteurs de Se souvenir et devenir nous proposent une histoire trop sage, trop «psy» pour être honnête. Il s'agit, comme l'a relevé Mme Legault avec pertinence, de s'ouvrir aux «autres» «dans la compréhension et le respect des différences». Là, on touche le fond du gnangan et de l'idéologie «psy» érigée en système de pensée. Et on se prépare un problème majeur de contenu.
En effet, lorsqu'on met l'accent sur 1a «compréhension de l'autre», comment enseigner l'histoire des luttes de classe, des révolutions? Avis aux fauteurs de trouble: désormais le prolo doit «comprendre» le bourgeois avant de frapper... et réciproquement! Fadaises. Pour un historien, «comprendre» n'est pas compatir, c'est se donner le moyens d'arracher un cache-texte aliénant. La majorité des élèves du Québec sont issus de familles en voie de prolétarisation, révolution postindustrielle oblige. La montée des emplois précaires, du nombre de travailleurs autonomes - maquillés en petits entrepreneurs -, l'expansion du travail à domicile comme au XIXe siècle, l'effritement des programmes sociaux, des syndicats, tout concourt à leur préparer un avenir de prolétaires isolés, anesthésiés par la religion du Dieu Dollar. L'histoire de l'internationale des exploités eût été plus «appropriée», ce me semble, pour leur ouvrir les yeux, que celle des «communautés culturelles».
Et comment, avec des présupposés si mièvres, dégoulinant d'amour universel, enseigner l'histoire des guerres, des révolutions, sans sombrer dans le moralisme épais? On aura une petite idée de ce qui nous attend à ce chapitre en lisant La Défense du Québec et la famille Tremblay. Publié en 1988, ce collectif est la quintessence du bébête: une maman - Jeanne D'arc Tremblay - entreprend de convaincre son fils de ne pas s'engager dans la vilaine armée canadienne. L'avènement du socialisme passe par la disparition de l'armée, cette «machine à tuer et à obéir». Gageons que les scories de cette bonasserie, largement répandues au ministère de l'Education, viendront alimenter les chapitres concernant les conflits contemporains.
Non, l'histoire n'est pas là pour nous apprendre à aimer, à haïr ou à comprendre «l'autre» - l'anglo, le pea soup, le bourgeois, le prolo, l'Indien, le curé, le soldat, la nana. Mais si l'enseignement de l'histoire à l'école n'est pas de la croissance personnelle appliquée au passé, alors qu'est-ce que c'est? Ne nous leurrons pas, l'histoire à l'école primaire a une fonction morale et politique, et non «sociale» comme le prétendent les signataires du rapport. Instruments de formation civique et morale, les cours d'histoire se sont développés dans la foulée de l'instauration de l'instruction publique obligatoire des Etats-nations modernes. Il s'agissait de former la conscience du prolo -juste assez, pas trop - et son sentiment d'appartenance à un ensemble national pour répondre aux besoins croissants d'une industrie avide de main-d'oeuvre plus instruite.
Aux niveaux primaire et secondaire, les manuels d'histoire ont servi à transmettre une mémoire collective, à forger une identité commune, tant que cela faisait l'affaire du bourgeois. Personne n'en a jamais fait mystère. Et cette fonction éducatrice de l'histoire par la transmission d'une mémoire commune a longtemps servi à cimenter la communauté autour de ses institutions. Au Québec comme ailleurs. Mais dans le contexte actuel de globalisation des marchés, la culture nationale n'a plus la cote et on n'a que faire des Etats-nations et de leurs classes ouvrières «trop gâtées» qui menacent la tranquillité des marchés. En ce sens, l'histoire enseignée actuellement dans les pays industrialisés est à l'image du nouveau projet de société: éclaté sous prétexte de multiethnicité et consensuel sous couvert de civisme. Bref, globalement insignifiante. Il s'agit de former des pions différents mais interchangeables et sympas sur le grand échiquier consensuel de la mondialisation. Voilà qui pue le fascisme mou. Pour les Québécois francophones, partie prenante du grand «village global», le message du rapport est clair: il ne s'agit plus ici de «se souvenir et devenir», mais bien d'«oublier et disparaître».
***

Béatrice Richard

étudiante en histoire

Université du Québec à Montréal


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->