Ruth Major Lapierre - Saint-Antoine-sur-Richelieu - J'habite Saint-Antoine-sur-Richelieu depuis une quinzaine d'années; j'y ai ma maison. Avant ma famille ont vécu dans cette maison des Forget, et avant eux des Collette, et avant eux des Pépin dits Lachance. Le plus jeune de mes enfants a grandi ici, au bord de la rivière. Je cultive les légumes et les fruits que nous mangerons pendant l'hiver; l'homme de ma vie a planté des centaines d'arbres. Tout cela est précieux, c'est ce qui compose de grands pans de mon existence, celle de ma famille.
Ici, je me suis fait des amis, j'ai appris à faire partie d'une communauté. Par le bénévolat, par mon appartenance à la société historique, entre autres. J'ai vu les gens d'ici partir et aller visiter les autres villages, chercher à savoir comment ils réussiraient à s'ouvrir au monde tout en donnant aux jeunes la possibilité de vivre ici, d'avoir une bonne vie, de l'air sain. [...]
Mon village fait partie de l'association des beaux villages du Québec. Quand on a appris que nous allions perdre notre épicerie, des gens d'ici se sont réunis et ont trouvé une solution: nous allions faire une coopérative, un magasin général. Quand les touristes s'arrêtent ici, ils se trouvent enchantés du paysage, de la richesse patrimoniale de mon coin de pays, de l'accueil réservé à chacun.
Je vous parle d'ici, mais je pourrais tout aussi bien vous parler du village voisin. Je vous parlerais aussi d'amour, d'enracinement, de ces autres lieux qui, d'une rive à l'autre du Saint-Laurent jusqu'en Gaspésie, d'une rive à l'autre de la Richelieu ou du lac Saint-Pierre, ont fait grandir le Québec et chacun de nous.
Depuis des années, autant par devoir de mémoire que par nécessité, dans les villages, nous animons le souvenir de nos maisons anciennes, de nos si riches terres nourricières. Nous avons travaillé non seulement à pavoiser, mais encore à embellir nos maisons à les restaurer lentement, à fleurir nos terrains pour les rendre accueillants, pour faire connaître et vivre nos histoires. Dans chacune de nos petites municipalités, nous avons travaillé à organiser des festivals, des symposiums, à nous inviter les uns les autres, et peut-être à ouvrir nos portes à des gens qui nous viendraient même d'autres contrées. Ce qui n'a pas manqué d'arriver.
Chez moi, chez nous, chez vous, ça s'est bâti comme ça, depuis 400 ans et même bien avant, ça s'est bâti avec du temps et du travail. Il n'y a jamais eu de miracle. Juste du travail, des projets communautaires, du plaisir d'être ensemble.
Or, disons-le: l'argent et la richesse rapides que le gouvernement et les gazières nous font miroiter aujourd'hui n'iront ni à moi, ni à nous, ni aux autres, sinon à quelques vandales pour qui le sacré est vert piastre. Des gens à la poutre grosse comme le monde qui accusent les autres d'avoir la paille de l'égoïsme dans l'oeil, de ne pas vouloir le progrès dans leur cour en refusant le gaz de schiste. Des gens qui profitent de subventions à caractère fiscal qui favorisent l'expansion illimitée des gaz à effet de serre et minent les efforts de toute la population, des gens qui ne paieront aucune redevance pendant au moins les cinq premières années d'exploitation du gaz de schiste et qui en paieront un minimum par la suite. Si jamais ils paient quoi que ce soit.
Je ne veux pas du gaz de schiste parce que nos villages seront perdus, nos municipalités seront perdues, notre mémoire s'effacera. Les emplois que nous avons arrachés à l'urbanisation, que nous avons créés de toutes pièces, que nous avons inventés avec les produits du terroir, les magasins de village, les commerces de proximité, les comptoirs de fruits et légumes, les emplois d'été à la Maison de la culture, tous ces emplois sont appelés à disparaître avec le gaz de schiste.
Qui voudra venir voir et humer notre pollution, qui voudra se faire secouer sur nos routes encore plus brisées, qui voudra se perdre entre deux semi-remorques chargés de l'eau pompée dans la rivière à hauteur de 20 % du niveau le plus bas? Qui voudra suivre un semi-remorque contenant des dizaines de milliers de litres de produits chimiques à ajouter à l'eau et au sable qui serviront, sous haute pression, à fracturer le schiste? Qui voudra visiter les piscines polluées de produits chimiques vomis par les fracturations des puits? Qui voudra visiter des citoyens menacés chaque jour de violation de domicile par ces compagnies sans scrupule? Qui voudra rendre visite à des gens littéralement prisonniers de leurs maisons invendables, démoralisés de n'avoir plus ni santé ni espoir? Qui voudra acheter nos produits du terroir? Qui voudra venir se marier dans une belle vieille église de pierre entre deux torchères de gaz? Pourquoi sacrifierait-on ainsi nos emplois, nos gagne-pain, nos existences? Pour que les actionnaires des gazières et des pétrolières s'enrichissent? Et combien ça coûte, toutes ces pertes? Est-ce que quelqu'un, quelque part, fait le calcul? Est-ce que quelqu'un, quelque part, sait même compter?
Dans les officines des ministères, ne pourrait-on pas travailler comme le font les gens des communautés du Québec? Ne pourrait-on pas chercher le travail bien fait, la durabilité, au lieu de chercher le coup vite? Ne pourrait-on pas chercher le bien-être collectif au lieu de l'enrichissement individuel?
Nous avons de l'hydroélectricité à ne plus savoir qu'en faire; nous avons du vent; nous avons du soleil; nous avons des gens brillants, nous avons de la bonne volonté. Ne pourrait-on pas miser là-dessus, au lieu de vouloir arracher à la Terre, à nos enfants, les ultimes ressources? Est-on obligé de tout saigner, de tout vider, de tout saccager? Sommes-nous incapables de nous asseoir et de réfléchir ensemble à des orientations communes qui marqueraient tout projet d'envergure? Sommes-nous si pressés de tout faire sauter?
Je ne suis pas favorable à une enquête du BAPE, parce qu'elle ne sert qu'à faire taire ceux qui sont portés à croire que tout est arrêté pendant la durée de l'enquête; je n'ai pas envie d'une enquête du BAPE parce que CE gouvernement l'a trop de fois détourné, contourné, déjoué. J'appuie le moratoire dans la mesure où toute exploration s'arrête et où toute exploitation stoppe pendant que l'on s'attelle à réfléchir en dehors de la cacophonie des machines.
Par-delà toutes les raisons déjà évoquées par les innombrables personnes qui prennent la parole dans cette crise de folie gouvernementale, pour que la vie ne quitte pas les villages et les municipalités du Québec, non au gaz de schiste qui n'a rien de durable, rien de responsable.
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Ruth Major Lapierre - Saint-Antoine-sur-Richelieu
Chez moi, chez nous, chez vous
Je ne veux pas du gaz de schiste parce que nos villages seront perdus, nos municipalités seront perdues, notre mémoire s'effacera.
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