Les bâtisseurs de l’an I

Chapitre 6 : Au travail !

Chronique de Richard Le Hir

par Richard Le Hir

(Tous droits réservés – Septembre 2010)

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_ Chapitre 5 : Autopsie d’une victoire http://www.vigile.net/Chapitre-
5-Autopsie-d-une-victoire ->rub1191]


25 juin 201…, 7h45

- « Éminence, la journée va être chargée. »

Jean-Jacques Cardinal n’avait pas besoin de ce commentaire de son principal collaborateur pour avoir une idée de ce qui l’attendait. Malgré tout, comme celui-ci était peut porté sur l’hyperbole, il se dit qu’il allait certainement en voir de toutes les couleurs.

- « Quels sont les arrangements ? »

- «  On vous prend dans quinze minutes. Direction l’aéroport. Votre premier rendez-vous à Québec est à 9h30 avec le journaliste de « 60 minutes » auquel vous donnerez une entrevue en fin d’après-midi. À 10h, réunion spéciale du Conseil des ministres. À 11h, conférence de presse. À 12h30, caucus des députés, du moins de ceux que nous sommes parvenus à rejoindre. De 13h30 à 14h30, on a prévu une période pour vous permettre de recevoir et de faire quelques appels. À 15h30, c’est la réception qui était prévue pour recevoir les vœux du corps consulaire à l’occasion de la Fête Nationale du Québec, à 16h15, l’entrevue de « 60 minutes ». À 17h30, un événement spécial que nous avons rajouté au programme à la demande expresse du maire de Québec. Il semble en effet que les gens de Québec aient fini par comprendre qu’il se passait quelque chose et que ça les concernait au premier chef. »

À cette dernière remarque, Cardinal esquissa un sourire. Son collaborateur, un Montréalais pure laine, ne portait pas les Québécois (ceux de la ville) dans son cœur depuis le référendum de 1995. Vallières poursuivit :

- « Pour ce qui est de la soirée, on garde ça ouvert pour le moment, mais autant vous dire tout de suite que vous ne vous tournerez pas les pouces. »

Ça, il s’en doutait bien. Et d’ailleurs, il ressentait de plus en plus régulièrement une certaine frustration à ne plus être maître de son temps et à ne plus s’appartenir, même s’il savait très bien que c’était son lot. Et à chaque fois, il se consolait avec cette phrase tirée de cette célèbre pièce d'Arthur Miller « La mort d’un commis voyageur », « It comes with the territory ».

Cette pièce, il l’avait vue plusieurs fois, d’abord avec Jean Duceppe à la télévision au début des années 1980, puis plus tard, à New York et à Londres. Mais, c’était l’interprétation de Duceppe qui l’avait le plus marqué. Et depuis qu’il était entré en politique, combien de fois ne s’était-il pas senti dans la peau d’un commis voyageur à faire d’incessantes tournées à travers le Québec pour livrer son message.

Il n’eut guère le temps de s’attarder à ses réflexions pendant qu’il préparait ses affaires. Déjà sa sœur le prévenait que sa voiture était arrivée. À peine le temps de dire bonjour qu’il était déjà parti. Ses collaborateurs l’attendaient dans la voiture avec la revue de presse et toute une série de notes qu’il lui faudrait lire avant son arrivée à Québec.

C’est à peine s’il eut le temps de remarquer que sa voiture était désormais précédée et suivie de véhicules d’escorte, ce qui était nouveau dans ses déplacements ordinaires. Il se fit tout de même mentalement une note pour demander ultérieurement à Vallières, en même temps qu’une justification, combien tout cela coûtait. Il avait hérité de ses ancêtres cultivateurs le sens de la valeur de l’argent, et, sans être pingre ou mesquin, l’idée qu’on puisse mal l’utiliser lui répugnait.

Les comptes-rendus de presse étaient pour la plupart excellents. On y mettait en relief l’enthousiasme de la foule le soir du 24, l’absence quasi-totale d’incidents désagréables, et, avec un certain amusement à voir soudain le Québec propulsé à l’avant-scène de l’information internationale, les réactions rapportées par la presse étrangère. Les médias du Canada anglais semblaient encore sous le choc. Seules transpiraient encore pour le moment certaines réactions d’inquiétude devant la nouvelle donne. Mais Cardinal ne se faisait pas d’illusions. Les réactions allaient gagner fortement en intensité au cours des prochaines semaines. Heureusement, le fait qu’on soit en plein été allait empêcher que les débordements à venir ne viennent envenimer la situation au-delà du raisonnable.

Le trajet vers la section de l’aéroport PET réservée aux vols privés fut très rapide. Le convoi du premier ministre fut même autorisé à s’engager directement sur la piste pour le déposer directement aux pieds de la passerelle du Challenger du Gouvernement du Québec. En gravissant les marches de la passerelle, Cardinal entendit derrière lui les applaudissements du personnel de l’aéroport et des membres de son escorte qui restaient à Montréal.

C’était la première fois qu’une telle chose se produisait, et plus que n’importe quel événement survenu depuis le soir de la victoire, elle lui permettait de comprendre qu’une page venait de tourner et qu’un nouvel ordre était en train de s’installer. L’histoire, avec un grand H, était en train de s’écrire… Cardinal sentit un petit froid lui parcourir le dos. Il n’avait désormais plus le droit à l’erreur. On comptait sur lui.

En arrivant à l’aéroport de Québec, il remarqua que son avion s’était arrêté devant l’aérogare principale au lieu de se diriger vers l’aire réservée aux vols privés. Et il semblait y avoir un niveau d’activité inaccoutumée pour cette heure de la journée. Il n’était encore qu’un peu plus de 9h.

À peine l’avion s’était-il posé que Vallières s’était mis au téléphone. Entre deux appels, il le prévint qu’une station radio très populaire de la capitale nationale diffusait depuis tôt le matin un message invitant la population à se rendre en masse l’accueillir à sa descente d’avion. La même station radio qui quelques jours plus tôt annonçait la catastrophe advenant une victoire du Oui. Apparemment, les dirigeants de la station avaient rapidement compris que ce serait désormais une agence du Gouvernement du Québec qui délivrerait les licences d’exploitation des stations de radio. Ils avaient donc rapidement retourné leur veste, et le premier ministre Cardinal était désormais un héros. Tant il est vrai qu’en politique, les jours se suivent mais ne se ressemblent pas.

L’appel de la station avait été suivi, et il devait bien y avoir quelques milliers de personne qui l’attendaient et qui lui réservèrent une ovation nourrie dès son entrée dans le terminal. Le « hasard » ayant bien fait les choses, il se retrouva à coté d’un podium au haut duquel trônait un micro, question de lui faire comprendre ce qu’on attendait de lui. Pris de court par cette sollicitation si matinale, il prononça quelques mots bien ordinaires qui furent accueillis par un tonnerre d’applaudissements. N’étant pas une vedette du cinéma ou de la chanson, il avait peine à comprendre cette espèce de transe dans laquelle était plongée le public, et qui l’aurait amener à acclamer n’importe quelle sottise pourvu qu’elle sortît de sa bouche. En fait, non seulement ne la comprenait-il pas, il éprouvait même un profond malaise à inspirer ce genre de réaction.

Heureusement, la lourdeur de son agenda constituait un excellent prétexte pour se soustraire rapidement à cette corvée, et c’est avec un profond sentiment de soulagement qu’il vit ses aides prendre la mesure de son désarroi et opter pour une sortie rapide.

- « Ne me mettez plus jamais dans une situation pareille, j’haïs ça pour mourir ».

- « Sans vouloir vous faire de peine, Éminence, ça vient avec le territoire. Va falloir vous faire une raison ».

- « Le moins possible, et prévenez-moi d’avance ! »

- « Si on vous avait prévenu, il aurait fallu aller vous chercher dans les toilettes. »

Vallières n’avait pas tort. La politique exigeait de ses acteurs un degré d’exhibitionnisme avec lequel Cardinal n’était pas du tout confortable, et en observateur averti, Vallières savait très bien que son patron n’était pas une « bête politique », ce qui faisait à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, parce que sa réserve naturelle sonnait juste et lui conférait cette aura d’authenticité et de sincérité qui faisait si cruellement défaut aux politiciens professionnels et qui inspirait tant confiance aux électeurs. Mais aussi sa faiblesse, parce qu’il était bien évident qu’il ne parviendrait pas à cacher bien longtemps un désarroi profond devant une tournure imprévue des événements, ou une simple chute de motivation comme en éprouvent régulièrement ceux qui font de la politique leur métier.

Mais dans les circonstances actuelles, Cardinal était l’homme de la situation. Il ferait un excellent travail sur une courte période très intense, mais il ne fallait pas compter sur lui pour le long terme. Il n’appartenait pas à la race de ceux qui durent. Et Vallières savait fort bien que ce serait à lui qu’il incomberait un jour ou l’autre de dire à son patron que le moment était venu de passer à autre chose.

En attendant, il était urgent de rejoindre l’Assemblée Nationale pour le conseil des ministres de 10 h, et les nombreux gardes du corps appelés en renfort pour l’occasion de chargèrent d’extraire précipitamment le premier ministre de l’aéroport pour l’installer dans sa voiture et l’escorter en convoi rapide jusqu’à ses bureaux. Sur son passage, les conducteurs des voitures qu’il dépassait se mettaient à klaxonner frénétiquement dès qu’ils comprenaient à qui ils venaient de céder la voie.

Ces premiers moments allaient donner le ton au reste de la journée, et les applaudissements allaient se déchaîner à chaque fois que Cardinal allait apparaître devant un nouveau groupe. À l’Assemblée Nationale même, où le personnel est pourtant habitué à s’abstenir de toute manifestation qui pourrait être prise pour une marque de partisanerie, les applaudissements avaient fusé dès son apparition. Il faut dire que les travaux parlementaires avaient été ajournés au déclenchement de la période référendaire, et que les élus ne fréquentent guère les lieux lorsque l’Assemblée ne siège pas. L’Opposition était donc singulièrement absente, et mis à part de rares cas isolés, elle ne risquait pas de se montrer le nez très souvent pendant l’été. Les vainqueurs et leurs partisans pouvaient prendre leurs aises.

La rencontre préparatoire avec le journaliste de « 60 minutes » fut expédiée rondement, les deux comprenant immédiatement qu’ils étaient entre professionnels. L’équipe de « 60 minutes » avait préparé un montage rapide des événements au Québec depuis 1964 en puisant dans les archives de la CBC. Une fois cette rétrospective terminée, il y aurait une entrevue avec lui d’environ sept minutes sur le thème « Where does Québec go from here ? ». Le journaliste avait annoncé fièrement au premier ministre qu’il allait prononcer Québec à la française, et non « Kweebec » comme tant d’autres de ses collègues le faisaient, ce à quoi Cardinal avait courtoisement répondu que tous les Québécois seraient sûrement très sensibles à ce témoignage de respect. Rendez-vous fut pris pour la fin de l’après-midi, le premier ministre insistant sur le fait qu’il faudrait procéder rapidement.

Cardinal avait convoqué une séance du conseil des ministres essentiellement pour faire le point. Il pratiquait un style de gestion ouvert, estimant moins dangereux d’informer tous ses ministres de tous les développements au fur et à mesure que de les laisser spéculer avec le risque qu’ils se méprennent sur leur sens réel ou ses intentions et se mettent à répandre des rumeurs insidieuses. Dans le contexte de l’année qui s’ouvrait, c’est le genre de chose qu’il fallait absolument éviter. En revanche, il était inflexible sur le respect des règles de confidentialité et certains avaient eu l’occasion de l’apprendre à leurs dépens.

À son arrivée dans la salle du Conseil, toutes les conversations s’interrompirent pour faire place à un silence respectueux. Puis, le doyen en âge et en expérience se mit à claquer ses mains lentement. C’était le signal que ses collègues attendaient pour déclencher leurs acclamations qui durèrent un bon 10 minutes et se terminèrent par l’inévitable « Il a gagné ses épaulettes, maluron, malurette ». Cardinal trouvait ces effusions d’une « kétainerie » gênante, mais avait appris à s’en accommoder. Elles faisaient partie des rituels guerriers de la politique.

Finalement, ces minutes étaient précieuses. Elles lui permettaient de jauger rapidement l’état d’esprit des uns et des autres et d’ajuster son message en conséquence. Pour marquer la fin de la récréation, il prit place à son fauteuil, et toute l’assistance en fit autant.

- « Mes chers collègues, nous avons remporté une belle victoire que nous devons en grande partie à vos efforts. Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de rappeler tout ce que ces instants que nous vivons peuvent avoir d’historique. Aujourd’hui, l’indépendance du Québec est à notre portée, et l’atteinte de cet objectif que nous recherchons depuis tant d’années dépend désormais uniquement du travail de chacun d’entre nous au cours des prochains mois. »

C’était sa méthode. Reconnaître le travail et le mérite des autres et les responsabiliser, et privilégier le « nous » au lieu du « je » qu’il réservait aux seuls cas où sa responsabilité personnelle était en cause, soit du fait des obligations rattachées à ses fonctions, soit du fait de son choix.

- « Depuis lundi soir, le rythme des événements s’est accéléré. Nous savions que ce serait le cas, mais entre « savoir » et « vivre », nous sommes en train de découvrir que la marge est importante. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de nous ajuster à cette réalité et réviser nos plans en conséquence. Jusqu’ici, les réactions à notre victoire sont plutôt bonnes, si l’on fait exception du Canada. »

Il marqua une pause de quelques secondes, histoire de vérifier du regard si ses collègues saisissaient bien la nuance sémantique qu’il venait d’introduire en ne parlant plus de « Canada anglais » ou de « reste du Canada ». Désormais, il ne serait plus question que de Canada et de Québec. Finies les distinctions sémantiques torturées pour décrire une réalité bien concrète dont le Canada cherchait à réprimer et diluer l’existence et à nier la légitimité au profit exclusif de ses maîtres. L’inclusion du Québec dans le Canada tant sur le plan sémantique que juridique avait été pendant trop longtemps un moyen d’empêcher les Québécois d’avoir une juste perception de leurs intérêts en les amenant à penser que ceux-ci se confondaient avec ceux des Canadiens. Et là, le couvercle de la marmite dans laquelle les Québécois et les Canadiens avaient été enfermés venait de sauter. Comme en URSS au début des années 1990, comme en Yougoslavie à la même époque, comme en Tchécoslovaquie, comme partout où des « fédérateurs » s’étaient employés à « reconnaître » des communautés d’intérêts là où il n’y en avait pas, essentiellement au profit des classes dirigeantes. Vient toujours un temps où les réalités reprennent leurs droits, et c’était maintenant le cas chez nous. Voyant que son monde le suivait bien, Cardinal poursuivit :

- « Nos voisins sont encore sous le choc, mais il faut s’attendre chez eux à un déchaînement de l’opinion dans les semaines qui viennent. Heureusement, c’est l’été, et les gens prendront quand même leurs vacances, et les réactions devraient demeurer gérables. À ce stade-ci d’ailleurs, c’est davantage un problème pour le gouvernement fédéral canadien que pour nous. Pour ce qui est des vacances, c’est un luxe que nous n’aurons pas. Et c’est dans les semaines qui viennent que nous devrons nous préparer à négocier avec le Canada notre désengagement de la fédération canadienne. Comme nous le savons, la Cour suprême du Canada a fixé les balises dans sa décision de 1998 et c’est au gouvernement fédéral canadien qu’il incombe d’en assumer le fardeau. Et la Cour suprême lui a imposé l’obligation de négocier de bonne foi, ce qui est une véritable bénédiction pour nous. »

« J’ai donc décidé de proposer au premier ministre canadien d’entreprendre nos négociations formelles à partir du 15 août. Davantage pour l’accommoder qu’autre chose, nous accepterons que ces négociations formelles soient précédées de discussions préparatoires. Le gouvernement canadien doit en effet démonter à la communauté financière mondiale qu’il procède dans les meilleurs délais au partage des responsabilités respectives du Canada et du Québec quant à la dette fédérale. Non seulement la valeur du dollar canadien est-elle en jeu, mais aussi la capacité du gouvernement fédéral, et la nôtre d’ailleurs, de financer nos activités respectives d’ici la fin des négociations. »

« Dans les circonstances, je demande au ministre des Finances d’activer dès aujourd’hui le plan que nous avons élaboré pour la prise en charge par le Québec de ses responsabilités financières en temps qu’État indépendant, sous réserve évidemment des éléments de ce plan qui ne pourront être activés qu’au transfert effectif des responsabilités à la conclusion des négociations et à la ratification par nos parlements respectifs du traité y donnant suite ».

« Dans les jours qui viennent, je procéderai à la nomination de notre négociateur en chef, étant entendu qu’il y aura plusieurs tables de négociation dont il aura à coordonner les travaux, et à la tête desquelles devront être désignés des responsables sectoriels. Vous serez associés à ces démarches selon vos responsabilités respectives. J’avais d’abord songé à assumer la responsabilité de la négociation moi-même, mais je me suis rapidement rendu compte qu’il était préférable que je demeure en retrait quitte à intervenir en dernier recours en cas de blocage. Je suis persuadé que le premier ministre canadien choisira de procéder de la même façon. C’est ce qu’impose la logique du processus dans lequel nous sommes engagés. »

« Tout en mesurant bien l’effort et les sacrifices personnels que cela vous impose après ceux que vous avez consentis sans relâche au cours de la dernière année, je vous demande de demeurer entièrement disponibles au cours des prochains jours. Nous aurons des rencontres de groupe ou en tête-à-tête selon les besoins pour clarifier le rôle et les responsabilités de chacun au-delà des indications qui vous ont déjà été données en préparation de ce qui s’en vient. La victoire de lundi soir nous a confié le mandat d’engager le Québec sur la voie de son indépendance. Il nous reste maintenant à faire la preuve aux Québécois que nous méritions la confiance qu’ils ont mise en nous ce faisant. »

Cardinal procéda ensuite à un tour de table au cours duquel il put mesurer la façon dont ses ministres réagissaient à la tournure des événements et à ce qui s’en venait. Certains d’entre eux étaient toujours en mode de combat, d’autres demeuraient encore incrédules et redoutaient de voir cette victoire nous échapper, d’autres paraissaient intimidés par la tâche, et il se dit qu’il aurait rapidement des ajustements à faire pour faire en sorte que la machine ne déraille pas en cours de route. Il fut heureux de constater que Vallières prenait des notes.

L’étape suivante était la conférence de presse. Il avait fallu trouver à la dernière minute une salle suffisamment grande pour accommoder une affluence inaccoutumée, car plusieurs représentants des médias internationaux étaient présents, au point que les « locaux » se sentaient un peu tassés par l’arrogance et le sans-gêne des « intrus ».

Dans le meilleur des cas, une conférence de presse est toujours un cirque. Et dans le cas de l’annonce d’une grosse nouvelle, c’est encore pire. Cette fois-ci, la nouvelle était déjà connue. Elle faisait les manchettes déjà depuis deux jours non seulement au Québec et au Canada mais aussi à l’étranger, avec des variantes carrément loufoques dans certains endroits ou la situation du Québec était moins connue. Ainsi, certains médias étrangers avaient présenté la situation comme un coup d’état révolutionnaire fomenté par le FLQ.
Et même aux États-Unis, pourtant un pays voisin, le réseau Fox News avait cité des « sources généralement bien informées » dans l’appareil de sécurité nationale selon lesquelles les développements au Québec constituaient une menace pour les intérêts américains !

Il revenait donc au premier ministre Cardinal de calmer le jeu, un exercice dans lequel il excellait. Il lui fallait rassurer les Québécois à l’effet que le ciel n’allait pas leur tomber sur la tête (on est gaulois ou on ne l’est pas), les allophones que les francophones n’allaient pas les manger tout ronds et qu’ils étaient bienvenus au Québec tant qu’ils le souhaiteraient pour peu qu’ils fassent l’effort de respecter la langue et la culture majoritaire, qu’aucune nationalisation intempestive n’était à l’agenda, et que le Québec se préparait à entreprendre une négociation pacifique avec ses voisins pour réaménager le cadre de ses relations avec eux. Mieux que quiconque il savait éviter le piège des mots qui blessent et qui laissent des séquelles interminables.

Cardinal avait aussi l’avantage d’avoir séjourné à l’étranger pendant des périodes prolongées et de maîtriser parfaitement l’anglais et l’espagnol. Il répondit donc aux questions des médias étrangers avec une aisance, un flegme et un humour pince sans rire typiquement « British » qui lui gagnèrent immédiatement leur sympathie.

Tout compte fait, Cardinal eut peu de difficulté à tirer son épingle du jeu de cet exercice. Même les médias canadiens anglais, impressionnés par le déploiement sans précédent de médias étrangers à un événement de caractère « provincial » se firent tout compte fait assez discrets. Aujourd’hui, l’agenda avait été mobilisé par la victoire. Cardinal ne se faisait aucune illusion. Il avait eu la partie facile, et ce serait sans doute la dernière fois avant la fin des négociations à condition qu’elles n’achoppent pas gravement.

La rencontre avec les députés se déroula sans incident, même si elle fut l’occasion de débordements partisans. Cardinal avait toujours été surpris de constater l’existence d’une atmosphère collégienne à l’Assemblée Nationale ou alors de congressistes en goguette. À croire que l’éloignement de leur domicile rendait les députés fou fous, comme un groupe de touristes au Club Med.

La réception protocolaire pour le corps consulaire allait permettre à Cardinal de s’amuser un peu aux dépens des diplomates. En réponse aux vœux transmis par leur doyen au nom de tous ses collègues à l’occasion de la Fête Nationale, le premier ministre avait souligné que le doyen avait trouver le moyen de passer entièrement sous silence les résultats du référendum de lundi soir. En effet, pour la diplomatie mondiale, seul compterait le moment où le Québec deviendrait effectivement un État. En attendant, il s’agissait encore d’une question de politique interne au Canada dans laquelle il ne leur appartenait pas de s’immiscer. Seuls les diplomates avaient ainsi le talent de s’abstenir de parler de ce qui crevait les yeux. Puis, il leur dit qu’il leur souhaitait à tous la grâce d’être nommés ambassadeurs afin qu’il puisse de nouveau avoir le plaisir de les recevoir l’année prochaine. Il y eut quelques rires gênés dans la salle, mais le tout avait été dit sur un ton si finement ironique qu’on était loin de l’incident diplomatique. Malgré tout, dans ce milieu, c’était « osé ».

Restait encore à expédier l’entrevue avec « 60 minutes » que Cardinal croyait bien à ce stade-ci n’être qu’une formalité. Aussi fut-il surpris vers la fin de se voir poser une question par son intervieweur sur une rumeur qui circulait dans certains milieux bien informés de l’appareil de sécurité nationale à Washington. Sentant la pelure de banane sous ses pieds, il commença par répondre qu’il n’avait pas l’habitude de commenter des rumeurs. Puis, comprenant que sa réponse était tout de même un peu mince et qu’elle pourrait justement contribuer à alimenter ces rumeurs, il rajouta que de toute façon son parti n’avait jamais eu dans son programme de remettre en question les rapports du Québec avec les États-Unis, et qu’il ne voyait pas un Québec indépendant ni sous son administration ni sous une administration subséquente entretenir des rapports tendus avec son voisinage, d’autant plus que le Québec entendait bien se prévaloir de son statut d’état successeur à l’ALENA. Le sourire que lui fit l’intervieweur en mettant fin à l’entrevue lui permit de comprendre qu’il avait passé « l’examen ».

Restait la mystérieuse invitation du maire de Québec. Avec lui. Il fallait s’attendre à tout et Cardinal espérait que ses collaborateurs avaient été en mesure d’en apprendre davantage sur l’accueil qui lui était réservé. Effectivement, Québec avait enfin compris tout le parti qu’elle allait pouvoir tirer de son nouveau statut de capitale internationale. Selon les informations qu’on lui transmettait maintenant, les radios de la capitale avaient relayé toute la journée les rumeurs les plus folles. Les autorités municipales étaient agressées depuis le matin par les demandes de promoteurs immobiliers désireux de placer leurs pions en anticipation d’un « boum » désormais prévu comme inévitable. Il était aussi question d’expropriations du côté de l’aéroport. Le prix des immeubles domiciliaires avait enregistré une hausse de 20 % depuis trois jours. La Chine était à la recherche d’une grosse propriété pour y installer son ambassade. La résidence du lieutenant-gouverneur serait désormais occupée par le premier ministre. Le gouvernement fédéral aurait l’intention de revendiquer l’inviolabilité de ses droits sur les plaines d’Abraham.

Une grande firme de consultants de Montréal, connue pour ses attaches avec les Libéraux, avait même préparé un rapport à la demande de la Ville de Montréal qui « démontrait », preuves à l’appui (preuves à la pluie ?) qu’un Québec indépendant n’aurait pas d’autre choix que de déménager sa capitale à Montréal s’il souhaitait demeurer compétitif aux yeux des investisseurs ! C’était la frénésie la plus totale. C’était n’importe quoi. C’était surtout la perspective d’un nouveau Klondyke. Et certains intérêts paraissaient bien décidés à profiter de la manne. Et dire que l’indépendance était censée signifier la fin du Québec sur le plan économique !

En sortant de l’Assemblée Nationale, Cardinal remarqua immédiatement les barrières de sécurité qui avaient été déployées au cours de la journée. On l’informa que les rues avoisinantes étaient pleines de monde qui convergeait vers l’Hôtel de Ville et que le maire avait demandé aux autorités policières de lui réserver un couloir protégé pour s’y rendre, ce qu’il pu faire sous les acclamations de la foule. Un podium surmonté d’un lutrin et d’une batterie de micros avait été installé devant l’entrée principale du bâtiment. Le diable de maire s’imaginait-il qu’il allait répéter la scène du balcon le soir de la visite du Général de Gaulle à Montréal en 1967 ? Avec lui, on ne savait jamais quelle idée saugrenue avait bien pu lui germer dans la tête.

Sans jouer les éteignoirs, il fallait rapidement qu’il désamorce toutes les rumeurs. Il ne fallait surtout pas que les chicanes de clocher entre Québec, Montréal et Gatineau viennent compliquer les négociations avec le gouvernement canadien. Surtout ne fournir à la partie adverse aucune occasion de pêcher en eaux troubles. Six mois, ce n’était tout de même pas la fin du monde ! Après, les Québécois auraient le temps en masse de recommencer à s’entredéchirer. Telle étaient ses pensées alors qu’il s’apprêtait à répondre à l’accueil dithyrambique de M. le Maire.

- « M. le Maire, chers amis, je comprends bien que votre présence ici en cette magnifique fin de journée constitue d’abord et avant tout un témoignage de votre enthousiasme devant le fabuleux destin qui vient de s’ouvrir devant nous. L’objectif est maintenant à notre portée, et l’année prochaine à pareille date, nous serons tous ici pour fêter l’avènement d’un nouveau pays, le nôtre. En attendant, il nous reste beaucoup de travail à faire, et le gouvernement aura besoin de votre soutien à tous pour le mener à bien. La plus belle contribution que vous puissiez apporter au succès de notre démarche, c’est de demeurer calmes et de vous préparer à vivre d’importants changements qui auront tous une incidence positive sur vos vies, celle de tous les Québécois où qu’ils soient sur le territoire, et celle de notre société. C’est la promesse que je vous fais solennellement ici ce soir. » Sans qu’il n’ait à rajouter quoique ce soit, un cri fusa dans l’assistance « Vive le Québec ! » repris aussitôt en chœur par la foule « Vive le Québec… librrrre ! » pour se terminer dans un éclat de rire général. Ce soir, les Québécois, ceux de la ville, se sentaient fiers d’être aussi des Québécois du Québec. Ça faisait un moment que ça ne leur était pas arrivé.

 


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    18 mai 2014

    Magnifique Texte, a quand la suite?