LES BÂTISSEURS DE L’AN I

Chapitre 4 : Panique au Canada anglais

C’est le Québec qui était supposé se retrouver dans la merde après un Oui à l’indépendance, pas le Canada. Et pourtant…

Chronique de Richard Le Hir

par Richard Le Hir

(Tous droits réservés – Septembre 2010)

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Chapitre 4 : Panique au Canada anglais

La chose est bien connue, le bonheur des uns fait le malheur des autres.

Le Premier ministre Cardinal venait à peine de se coucher après cette nuit historique de la Saint-Jean que le Canada anglais se réveillait dans l’angoisse de ce qui allait lui advenir après le vote majoritaire des Québécois en faveur de l’indépendance au référendum tenu au Québec la veille.

Les premières réactions étaient franchement mauvaises et laissaient augurer le pire. À Terre-Neuve, province dont le premier ministre canadien en exercice, Allan Fogarty, était pourtant originaire, tous les médias l’accusaient déjà d’être un traître pour avoir reconnu si rapidement la victoire des forces indépendantistes au Québec. Quelques rares voix, héritières de la tradition du front du refus contre l’annexion de Terre-Neuve au Canada en 1948, suggéraient déjà que Terre-Neuve et le Labrador pourraient fort bien se tirer d’affaire tout seuls. N’étaient-ils pas parvenus à mettre la main sur le gisement Old Harry dans le golfe du St-Laurent au nez et à la barbe du Québec. Leur fortune était désormais assurée.

En Nouvelle-Écosse, tandis que le vieux fond loyaliste et « mange-canayen » tonnait depuis Halifax et la Vallée d’Annapolis, la voix isolée des quelques Acadiens (4 % de la population totale) de la côte sud-ouest de la province ou de Chéticamp au Cap-Breton ne pouvait guère émerger. Du reste, ils étaient déjà fortement assimilés et, n’eût été des politiques fédérales qui s’appuyaient sur l’existence de communautés comme les leurs pour légitimer le mythe d’un Canada bilingue depuis l’époque de l’adoption de la loi fédérale sur les langues officielles en 1968, il y a longtemps qu’on n’en parlerait plus, si tant est qu’on en parle encore ailleurs qu’ici.

Au Nouveau-Brunswick, la situation était très différente. À Saint-Jean, sur la Baie de Fundy, centre industriel de la province, on retrouve le même fond loyaliste qu’en Nouvelle-Écosse, et il est d’autant plus agressif contre le fait français qu’il ne digère toujours pas d’avoir dû accepter la bilinguisation officielle de la province il y a près de 50 ans. Le long de la côte qui donne sur le Golfe St-Laurent, on compte de nombreux villages Acadiens, la ville de Moncton est francophone à 33 %, et, sur la route du Québec le long de la Route transcanadienne à partir de Grand-Sault, on se retrouve en pleine République du Madawaska, habitée par les Brayons qui constituent selon certains une ethnie différente des Acadiens mais qui sont indéniablement d’origine francophone même si à les écouter parler on n’en est pas toujours certain, ceci dit sans malice aucune, et en toute amitié.

En ce lendemain de victoire des indépendantistes au Québec, le Nouveau-Brunswick était inquiet. Le Canada parviendrait-il à survivre ? Au début des années 2000, si cette situation s’était présentée, le Nouveau-Brunswick aurait pu alors être tenté de se joindre aux États-Unis, tout comme la Nouvelle-Écosse, pour former un nouvel état. Mais aujourd’hui, cette perspective n’existait même plus tant la situation des États-Unis était mauvaise. Non, la situation était franchement préoccupante, et il ne fallait même pas exclure l’hypothèse, pour au moins les régions francophones, d’un ralliement au Québec.

À l’Île-du-Prince-Édouard, dont l’était dépendante à plus de 60 % des contributions du gouvernement fédéral, la consternation et l’inquiétude se lisaient dans tous les visages, à défaut de s’exprimer par le truchement de médias puissants. Il faut dire que cette province ne compte que 136 000 habitants, soit près de 10 000 de moins que la ville de Saguenay au Québec. Et dire que cette micro-province avait eu une voix égale à celle du Québec tout entier dans tous les débats depuis la Confédération.

Mais c’était en Ontario que les réactions étaient déjà les plus fortes et que se faisaient sentir les pressions pour tenter de renverser le cours des choses.

La région d’Ottawa était évidemment en émoi. Non seulement son influence politique risquait-elle d’en souffrir, mais son niveau d’activité économique aussi. Tous les spéculateurs qui s’étaient enrichis avec le développement des activités fédérales dans la région depuis cinquante ans voyaient tout à coup le risque d’une chute brutale de la valeur de leur portefeuille immobilier. Ceux qui avaient également investi au Québec parviendraient à titrer leur épingle du jeu, les gains d’un côté compensant en partie les pertes de l’autre, mais l’avenir d’Ottawa apparaissait soudain bien morose.

À Toronto, c’était franchement la catastrophe. Déjà que la ville encaissait des grands coups depuis le début de la crise financière en 2008 et l’affaissement du secteur manufacturier qui s’en était suivi en raison de la montée en valeur du dollar canadien par rapport à la devise américaine, voici maintenant que le sol se dérobait de nouveau sous les pieds de Bay Street. Pour les grandes banques canadiennes, le coup était vraiment dur car elles auraient soit le choix de renoncer à leurs activités au Québec, soit celui de rétablir une forte présence administrative au Québec comme celle qu’elles avaient au début des années 1960 et qu’elles avaient substantiellement réduite au fil des années au profit de Toronto.

Et ce qui valait pour les banques valait aussi pour un bon nombre d’autres secteurs d’activité, quoiqu’à un moindre degré. Il faut reconnaître que l’Ontario elle aussi avait fini par être touchée par le phénomène de la délocalisation alors que d’importantes industries, notamment l’industrie pétrolière, avaient quitté la province pour, dans le cas des pétrolières, s’installer à Calgary.

***

C’est pourquoi, en ce matin du 24 juin, les appels pressants du gouvernement de l’Ontario depuis Queen’s Park au bureau du premier ministre du Canada à Ottawa sont-ils tous teintés de panique. Au point qu’Allan Fogarty, désormais gagné par le doute d’avoir concédé trop rapidement la partie la veille, convoque rapidement ses conseillers pour faire le point.

La réunion dans la salle de conférence attenante à son bureau dans l’Édifice Langevin (nommé ainsi en hommage à l’un des Pères de la Confédération, Sir Hector-Louis Langevin) est tendue. Parmi la quinzaine de personnes présentes, on reconnaît son chef de cabinet Giovanni « Johnny » Di Fiore, un avocat particulièrement teigneux de Montréal qui n’a pas son pareil pour envenimer une situation, bilingue comme on l’est quand on a appris le français et l’anglais dans les fonds de cour de Saint-Léonard, Germain Lacoursière, le greffier du Conseil privé de Sa Majesté, premier fonctionnaire de l’État canadien et vétéran des luttes fédérales-provinciales, à titre exceptionnel Sylvia McLean, grande alliée de Fogarty, originaire de Colombie-Britannique, et accessoirement (!) ministre de la Justice, et le sénateur Randy Cooper, le grand architecte des victoires électorales de Fogarty.

La réunion se tient évidemment en anglais, et c’est Lacoursière qui est le premier invité à faire le point sur les résultats du référendum de la veille :

- « As we already knew last night, the outcome is clear. The Yes side won by a full six percentage points, and there is no indication of foul play. As much as I hate to say so, they won fair and square. »

Voilà qui fermait en partant toute possibilité de contestation du résultat.

Fogarty invite ensuite le Sén. Cooper à prendre la parole. Oui, la situation est difficile, et le risque de l’éclatement du Canada est grand, dit-il, mais il ne faut pas désespérer pour autant. Le moment est venu pour le ROC (the Rest Of Canada), de lâcher du lest. Le premier ministre du Canada doit faire savoir aux Québécois qu’il demeure possible de trouver des accommodements raisonnables - ce qui déclenche immédiatement des rires autour de la table - avec le gouvernement du Québec pour dénouer cette impasse sans détruire le Canada.

La ministre de la Justice, Sylvia McLean, intervient tout de suite pour signaler que le gouvernement fédéral n’a aucun mandat ni de la population, ni des provinces, pour faire une proposition pareille, et que le moment ne se prête surtout pas à l’improvisation. La crédibilité du gouvernement canadien se trouve déjà suffisamment entachée comme ça.

Di Fiore intervient pour dire que le moment ne se prête pas non plus à sombrer dans le juridisme. Le droit, dit-il, c’est bien beau, mais seulement pour vous permettre de faire ce que vous voulez faire. Quand il ne sert plus votre cause, il ne reste plus que le langage de la force ou, laisse-t-il tomber après une courte pause calculée pour produire son effet… la ruse ! Et déjà les participants à la réunion sentent l’ombre de Machiavel rôder dans la salle. Pour les plus sceptiques à l’endroit de Di Fiore, c’est plutôt l’ombre du Parrain.

Ce fut Fogarty lui-même qui se chargea de ramener son fougueux collaborateur à la raison :

- « I’m afraid that won’t do Johnny. We just don’t have the luxury of time. »

Et de poursuivre en rappelant le contenu des rencontres qu’il avait eues ces dernières semaines avec le Gouverneur de la Banque du Canada et certaines des sommités du pays dans les questions économiques.

Dans le contexte de son endettement, fortement creusé au cours des dernières années par la détérioration catastrophique de la situation de l’Ontario, il fallait le plus rapidement possible rassurer les marchés financiers sur la capacité du Canada et du Québec de parvenir rapidement à une entente sur le partage de la dette du Canada et sur les modalités de son remboursement, faute de quoi c’est le crédit du Canada qui serait le plus touché, la dette canadienne étant libellée à son nom, y compris la part que devrait assumer le Québec une fois la formule de partage négociée.

Il était donc vital pour le Canada de refiler au Québec le plus rapidement possible sa part de la patate chaude que constituait la dette fédérale. En effet, tant que ça ne serait pas fait, le crédit du Canada serait sous haute surveillance, ce qui aurait pour effet de limiter la capacité du Canada de financer ses activités courantes et qui entraînerait très rapidement une hausse marquée des taux d’intérêt au Canada avec un affaiblissement simultané de la valeur du dollar canadien. Résultat, l’économie canadienne serait malmenée, et les Canadiens aussi, et le fait de savoir que le Québec serait également malmené ne pouvait en aucune façon constituer une consolation.

Au fur et à mesure qu’il parlait, Fogarty pouvait voir s’installer sur le visage de ses collaborateurs la réalisation de l’ampleur des événements qu’ils étaient en train de vivre et les conséquences qu’ils auraient sur la vie de leur pays et sur celle de tous les Canadiens.

C’est donc presque sans autre intervention de ses collaborateurs qu’il en vint lui-même à la conclusion qu’il fallait dès aujourd’hui qu’il rencontre son homologue du Québec pour rassurer tout le monde au plus vite sur la suite harmonieuse des choses. Comme il allait rapidement s’en rendre compte, un jour de 24 juin, c’était plus vite dit que fait.

Entre-temps, à l’extérieur de cette salle de conférence, les événements continuaient à s’emballer. La bourse de Toronto venait d’ouvrir et les valeurs canadiennes, surtout les titres financiers, plongeaient à une vitesse vertigineuse. En moins d’une heure, la chute allait atteindre les 200 points. Heureusement les matières premières tenaient bon.

Au bureau du premier ministre Fogarty commençaient à rentrer les réactions des provinces de l’Ouest.

Au Manitoba, le premier ministre Dingwall s’inquiétait de la capacité qu’aurait le gouvernement fédéral à maintenir certains programmes et s’indignait de se faire répondre qu’il était encore trop tôt pour qu’on sache vraiment ce qu’il en était. Après avoir exprimé sa frustration devant l’ineptie d’une telle réponse, il avait raccroché brusquement, non sans avoir au préalable indiqué que, pour sa part, il n’avait pas le luxe de demeurer les bras croisés, et qu’il s’affairerait immédiatement à couper les services aux francophones de sa province, jugés trop coûteux. La classe politique manitobaine n’avait jamais digéré le jugement de la Cour suprême l’obligeant à traduire ses lois et règlements en français.

En Saskatchewan, on cherchait surtout à savoir ce qui se passait. Le premier ministre Sigursson ne demandait pas mieux que d’être rassuré à l’effet que Fogarty avait la situation bien en mains. Depuis qu’elle nageait dans les revenus de la potasse et de son pétrole lourd de Lloydminster, la province affichait des airs de plus en plus indépendants.

En Alberta, il était encore tôt, mais les journées de travail commencent très tôt, histoire de demeurer en phase avec Toronto. C’est une habitude qui remontait aux débuts de l’exploitation pétrolière dans cette région. Les dirigeants se trouvaient tous à Toronto, ce qui n’étaient plus le cas maintenant. Avec l’essor de Calgary, ils avaient tous fini par y déménager.

Le premier ministre Kravchuk, un ancien ingénieur de forage fort en gueule qui avait gagné du gallon dans l’industrie avant de faire le saut en politique était pour sa part beaucoup plus inquiet. Depuis juillet 2008 où les cours du pétrole avaient atteint un sommet de 147,30 $, la situation était très instable. D’abord les cours avaient fortement baissé, et depuis la crise de 2008, l’industrie ne savait jamais si d’une semaine à l’autre elle allait pouvoir couvrir ses dépenses d’investissement. Dans une industrie où l’unité de compte est le milliard, c’était l’équivalent de la précarité.

Et puis, il y avait les maudits oiseaux qui en étaient venus à symboliser tout ce que l’exploitation des sables bitumineux avait de pire. À chaque fois que l’un d’entre eux se prenaient les pattes dans un bassin de décantation, les caméras arrivaient pour capter son « martyr » et le diffuser sur tous les écrans de la planète. Le Canada était devenu le « gros méchant » de l’environnement à travers le monde. Et pour illustrer ce nouveau rôle avec « punch ». les environnementalistes diffusaient en boucle sur leurs sites des images de bébés phoques qu’on assommait et d’oiseaux englués de bitume ! Kravchuk n’en décolérait pas.

La nouveauté depuis deux ou trois ans, elle tenait à l’apparition de deux nouveaux phénomènes. Premièrement, les entreprises chinoises étaient partout, virevoltant dans les parages et flairant comme autant de vautours les entreprises les plus vulnérables sur le plan financier pour se les approprier à bon compte. Contrairement aux Américains avant eux, les Chinois ne payaient jamais le prix fort. Ils attendaient que la proie leur tombe dans les mains.

Ensuite, le gouvernement fédéral, coincé sur le plan financier lorgnait de plus en plus vers l’Alberta pour y trouver de nouvelles sources de revenu. Il y avait même une rumeur qui refaisait régulièrement surface voulant qu’Ottawa était sur le point de s’approprier du Heritage Fund en invoquant l’urgence nationale pour se tirer du mauvais pas dans lequel la situation en Ontario le mettait. Ce que les Albertains ne semblaient pas réaliser, eux pourtant si habitués à la valse des milliards, c’est que leur Fonds, dont la valeur estimée tournait autour de 15 milliards $ depuis quelques années et auquel ils tenaient comme à la prunelle de leurs yeux parce qu’il symbolisait tout à la fois leur prospérité et leur vertu en bons fondamentalistes protestants qu’ils étaient, n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’endettement fédéral.

C’est donc à la recherche de quelques assurances que Kravchuk avait contacté Ottawa pour savoir de quoi il retournait et de quelle façon le gouvernement fédéral envisageait de faire face à la situation issue du référendum au Québec la veille. Inutile de dire que ses appréhensions n’avaient fait que croître au fur et à mesure des réponses évasives qu’on lui donnait.

Quant à la Colombie-Britannique, il était encore trop tôt sur la côte Pacifique pour que des démarches soient faites, mais la ministre de la Justice Sylvia McLean, elle-même originaire de cette province avait bien prévenu Fogarty qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que des démarches soient faites. Cela faisait déjà un bon moment que sa province, isolée du reste du Canada par les Rocheuses, et ouverte sur l’Océan Pacifique, avait compris que son avenir se jouait en Asie. Si des démarches allaient être faites aujourd’hui par sa province, elles le seraient en direction de Hong-Kong, Shanghai et Pékin.

***

C’est donc un premier ministre canadien sentant le sol se dérober sous ses pieds qui donna instruction à son personnel de rejoindre de toute urgence le premier ministre du Québec. Sauf que… on était dans la matinée du 24 juin, et le Québec se réveillait à peine de sa très courte nuit après les célébrations de la victoire. Si le cœur était encore à la fête, les réflexes étaient beaucoup plus lents.

D’abord, c’était un jour férié et chômé. Même les terrains de stationnement des centres commerciaux étaient déserts. C’est vous dire… Il fallut donc une bonne heure au premier ministre du Canada pour rejoindre son homologue du Québec, non sans quelques éclats. À bout de patience, celui-ci avait lui-même pris le téléphone pour intimer à un jeune adjoint de Jean-Jacques Cardinal que la permanence de la présidence de l’Assemblée Nationale avait fini par retracer de le mettre immédiatement en communication avec son patron :

- « Get your f…ing boss on the f…ing phone !!! », avait hurlé Fogarty devant les objections du jeune adjoint qui lui expliquait que la chose ne serait pas facile aujourd’hui, mais que demain il n’y aurait aucun problème.

Piqué au vif, ce dernier s’était immédiatement mis à la recherche de Jean Vallières pour lui faire part de l’appel qu’il venait de recevoir. Tiré de son lit en plein sommeil, le sommeil du Juste après les semaines qu’il venait de passer, Vallières n’en comprit pas moins au quart de tour la gravité de ce qui était en train de se passer. Il allait devoir réveiller le patron. Il le rejoint facilement chez sa soeur qui finit par aller le réveiller, après avoir compris rapidement elle aussi qu’il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement.

- « C’est Vallières au téléphone, c’est très urgent. » dit-elle à son frère en lui tendant le téléphone. »

- « Allo ?… »

- « Désolé de vous déranger, Éminence, mais Fogarty insiste pour vous parler au plus sacrant ».

- « Ça ne peut pas attendre à demain ? »

- « Y semble que non. »

Et Vallières de lui raconter que c’était Fogarty lui-même qui avait insisté pour lui parler en usant d’un langage pour le moins coloré !

Tout en comprenant parfaitement bien qu’il y avait urgence, Cardinal n’en était pas moins choqué par la familiarité du langage de Fogarty. Ni ses collaborateurs, ni lui n’étaient à son service, et pour sa part, il n’était le « f…ing » de personne ! Il allait donc le laisser mijoter dans son jus le temps de faire sa toilette et d’avaler un café.

- « Rappelle le bureau de Fogarty et dis-lui que je vais le rappeler dans une demi-heure. Tiens-toi aussi sur le qui-vive et apprête-toi à faire des appels. Il se peut que j’aie besoin rapidement de consulter du monde dans les prochaines heures. Vérifie qui tu peux rejoindre facilement. »

À peine son patron eut-il raccroché que Vallières passait en mode exécution, usant au besoin d’un langage aussi graveleux que celui de Fogarty. En moins d’une demi-heure, 24 juin ou non, tous ceux qui avaient à être prévenus l’étaient et tout le monde était « su’l stand-by », comme le leur avait intimé Vallières.

Quant à Jean-Jacques Cardinal, il avait profité du temps de sa toilette pour réfléchir aux raisons qui avaient bien pu inciter Fogarty à recommuniquer si vite avec lui. Avait-il décidé de changer son fusil d’épaule ? Y avait-il une urgence quelconque ? Plus il réfléchissait à la situation, plus il était porté à pencher en faveur de cette seconde possibilité.

***

C’est donc en pleine possession de ses moyens qu’il se mit en communication avec Ottawa.

- « Jean-Jacques, I can’t even say I’m sorry for waking you up on you’re national holiday, because you’re the one who created this f…ing mess. »

Ce qu’il y avait de bien avec Fogarty, c’est qu’on savait tout de suite ce qu’il pensait, une rare qualité chez un homme politique. Enfin… tout dépendait de quel point de vue on se plaçait. Pour certains, c’était plutôt un défaut. Mais quand on était sur le point, comme Jean-Jacques Cardinal, sur le point d’entamer une longue et très ardue négociation qui allait sceller l’avenir de deux pays, il était nettement préférable de pouvoir reconnaître les émotions de son interlocuteur au fur et à mesure de la progression des discussions. Comme le disait le slogan américain « The best surprise is no surprise ».

Sans dévoiler l’état complet de la situation, une situation que Cardinal comprenait parfaitement pour l’avoir longuement analysée, Fogarty lui en décrivit suffisamment les contours pour justifier de lui demander de le rejoindre sur le champ à Ottawa pour la tenue d’une conférence de presse conjointe dont le but était de rassurer rapidement les marchés. D’ailleurs un avion du gouvernement fédéral à Dorval se tenait prêt à décoller d’une minute à l’autre.

- « Allan, je comprends parfaitement l’urgence de la situation, mais je dois tout de même informer mes plus proches collègues de ce qui se passe. Ils comprendraient mal de me voir à Ottawa le lendemain d’un référendum gagnant et le jour de la Fête nationale par surcroît. Je ne peux pas non plus accepter d’aller à Ottawa, et encore moins de le faire dans un avion du gouvernement fédéral. Je vais donc me rendre à Gatineau, disons à l’Hôtel de la Chaudière qui se trouve juste en face d’Ottawa. Pour ma part, je ne serai pas à Ottawa, et dans ton cas tu seras encore jusqu’à nouvel ordre dans la région de ta capitale nationale, et tout le monde sera content. Nous tiendrons la conférence de presse à 14h30, et vous pouvez déjà en annoncer la tenue en termes optimistes. »

Fogarty, ignorant comme le sont tous les Canadiens anglais des blessures de l’histoire pour les Québécois, sauta sur la proposition à pieds joints, sans avoir la moindre idée que Cardinal trouvait par là le moyen de prendre une revanche sur l’histoire. C’est en effet dans cet hôtel qu’avait logé René Lévesque à la tête de la délégation québécoise lors de la « nuit des longs couteaux » le 4 novembre 1981, pendant les négociations constitutionnelles qui avaient précédé le rapatriement unilatéral de la Constitution canadienne, du temps où Gatineau s’appelait encore Hull.

Pendant que Fogarty s’affairait de son côté à préparer cette conférence de presse, Cardinal rappela Vallières pour l’informer qu’il devait immédiatement prévoir un déplacement en hélicoptère, préférablement un appareil de la Sécurité du Québec qui serait sans doute plus facile à trouver aujourd’hui, pour un déplacement à Gatineau. L’appareil n’aurait qu’à se poser pour le prendre dans l’immense jardin de la maison de sa sœur qui faisait front à la Rivière-des-Prairies, le long du Boulevard Gouin. On gagnerait ainsi beaucoup de temps. Et rendu à Gatineau, il y aurait sûrement une terrasse à proximité de l’hôtel où l’hélicoptère pourrait se poser.

De plus, il fallait immédiatement organiser un appel conférence avec les membres de son cabinet restreint qui étaient disponibles, et communiquer le plus rapidement possible avec les autres ministres et les députés pour les informer de ce qui se tramait, en invitant bien tout le monde à ne faire aucun commentaire avant d’avoir reçu des instructions précises à cet effet. Dans une situation aussi fluide, il fallait faire preuve de la discipline la plus rigoureuse pour éviter tout risque de dérapage. Les poseurs de pelures de bananes étaient à l’affût.

L’appel conférence se déroula sans heurts. Cardinal ne put sentir aucune inquiétude chez ses collègues, seulement beaucoup de curiosité. Même si la plupart avait bien compris à la lecture des divers scénarios qu’on leur avait présentés que ça risquait de « brasser fort » au Canada, ils avaient eu un peu de peine à y croire tant ils avaient été eux aussi conditionnés par la propagande fédérale à laquelle ils avaient été exposés toute leur vie adulte. C’est le Québec qui était supposé se retrouver dans la merde après un Oui à l’indépendance, pas le Canada. Et pourtant…

Pendant toute la durée du vol vers Gatineau, Cardinal eut le temps de raffiner la stratégie qu’il emprunterait en conférence de presse. Il avait reçu le mandat de négocier avec le Canada l’indépendance du Québec, et rien d’autre. Pas question de trouver une nouvelle formule, on avait au Québec dépassé ce stade depuis longtemps. Par contre, le Québec était très ouvert à la recherche des solutions les moins pénalisantes pour les uns et pour les autres dans les discussions qui allaient s’ouvrir, et souhaitait ardemment pour sa part maintenir par la suite une collaboration étroite avec le Canada dans tous les domaines où ils auraient un intérêt réciproque.

Autant la pression n’avait pas arrêté de monter depuis le matin pour atteindre un climax jamais atteint au Canada à l’ouverture de la conférence de presse, autant le climat cordial de celle-ci avait permis de détendre l’atmosphère, malgré les tentatives répétées des journalistes anglophones de provoquer des conflits. Les journalistes francophones étaient nettement sous-représentés, la plupart étant en congé. Les rares présents étaient davantage familiers avec les faits divers qu’avec la haute voltige constitutionnelle.

***

Au fond, cette conférence de presse servait uniquement les besoins de Fogarty, et Cardinal le savait. Ce qu’il ne soupçonnait toutefois pas, c’était l’ampleur des forces centrifuges que la décision du Québec venait de déclencher dans le reste du Canada.

Aussi, lorsqu’un journaliste anglophone très réputé alla jusqu’à dire, devant une réponse de Fogarty qui ne le satisfaisait pas,

- « Prime Minister, I’m very disappointed in you, as I am sure are most Canadians. I would have expected you to put up more of a fight to keep our country together. As things stand, I’m not sure it can survive very long. You just sold us down the river. »,

Cardinal comprit que la partie était loin d’être terminée et qu’il ne pourrait pas compter sur Fogarty pour la suite des événements. Non seulement ce dernier était-il assis sur une branche très précaire, mais en plus il allait se retrouver rapidement débordé par toutes sortes d’intérêts particuliers qui allaient tenter de tirer la couverture de leur côté pendant les négociations.

***

C’est le cœur un peu serré que Cardinal rentra à Montréal. Il n’avait même pas eu 24 heures pour savourer sa victoire que déjà il se trouvait plongé au cœur des négociations qui allaient littéralement le dévorer au cours de la prochaine année.




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