Je ne suis pas une spécialiste de Samuel de Champlain. Toutefois, si je suis convaincue d’une chose, c’est que l’histoire n’est pas – et ne doit surtout pas être – la seule chasse gardée des universités, car elle concerne tout le monde, du chef d’État au dernier des indigents. Chacun a donc le plein droit de se laisser toucher, de se reconnaître en elle et de la réfléchir. Nous parlons de mémoire en détournant trop souvent notre regard de l’important fossé qui se creuse perpétuellement entre l’histoire dite officielle et la mémoire collective, qui semblent toujours évoluer en parallèle l’une de l’autre, mais sans toutefois jamais se toucher. Or, je crois que si tant est que nous voulions réellement rendre sa mémoire au Québec, il nous faut, et vite, jeter des ponts entre ses deux rives. Alors qu’on inaugure justement le pont Samuel-De Champlain aujourd’hui, et à l’heure où certains cherchent à lui faire porter de drôles de chapeaux, il me semble pertinent de vous livrer certaines impressions tenaces que j’ai sur le père de la Nouvelle-France.
Depuis quelques années maintenant, je côtoie toujours plus étroitement dans mon étude ce personnage intriguant qui a certes coulé les fondations d’une colonie française en Amérique, mais qui a, paradoxalement laissé une trace dirons-nous très discrète de sa personnalité véritable et de son caractère intime. Bien qu’il ait laissé derrière lui de nombreux écrits, cartes et journaux de voyage, on se rend rapidement compte que si Champlain observe, relate, dessine et détaille ce qu’il voit, il ne se révèle jamais, lui. C’est un détail loquace à une époque où la gloire était un concept omniprésent dans la psyché masculine.
En outre, cette formidable capacité d’observation, doublée de cette modestie qui détonne, est ce qui semble raconter un homme animé par une volonté d’accomplir quelque chose, moins pour se tailler une place dans l’histoire, que pour l’avancement du monde, le repoussement de ses frontières et l’enrichissement des connaissances. Chez lui, on ne ressent pas une soif d’or, de domination et de conquête, mais un souhait d’enracinement, à la fois humble et d’une audace extraordinaire. Un souhait qui aura dépassé la seule ambition d’un roi et qui donnera ultimement naissance à une nation.
Témoins des ravages et atrocités laissés par la conquête espagnole, il est fascinant de réaliser comment, sous son élan, nous sommes devenus le seul endroit où la rencontre entre les Européens et les Premières Nations ne s’est pas faite dans un bain de sang, puisque Champlain s’est d’abord inscrit dans leur histoire à elles, en créant des alliances et en prenant part aux luttes des nations alliées. Ce qui s’est passé par la suite, qu’on parle du choc microbien, de la chute de la Huronie ou de l’avènement du régime anglais, ne justifie en aucun cas que nous nous privions de cette distinction fondamentale des autres pays qui se sont lancés dans la course à la colonisation. Bien qu’il soit tentant de nos jours de s’abandonner à la thèse fourre-tout du colonisateur barbare, ce qui moi m’induit, notamment, une réponse contraire, c’est que Champlain, n’ayant jamais parlé les langues autochtones, a néanmoins trouvé le moyen de se faire comprendre au-delà de ses interprètes.
Je me dis que pour ce faire, il lui a nécessairement fallu faire preuve d’ouverture, de persévérance, d’esprit de concorde, d’indulgence, de courage, de loyauté et de respect, car, aujourd’hui comme hier, ne se mérite pas l’estime et la confiance d’un Autochtone qui veut. Il ne s’agit pas d’en faire un saint, je vous rassure. Les erreurs et les faux pas ne peuvent qu’être de la partie quand on entend dompter la nature toute-puissante, mais dans cette grande et vaste aventure que fût celle de la Nouvelle-France, à mes yeux, les gestes posés par Samuel de Champlain, même s’ils ne nous racontent pas l’intimité de l’homme, relèvent pour beaucoup de valeurs que nous chérissons encore aujourd’hui.
Si son fameux «nos fils épouseront vos filles [et] nous formerons une seule et même nation» peut sembler bien naïf au regard des évènements qui ont malheureusement suivi, Champlain reste néanmoins celui qui, flanqué de nos pionniers et des Premières Nations alliées qui les ont accueillis, a jeté les assises d’un monde où une telle idée était possible. C’est quelque chose dont nous devons être fiers. Et si je crois la mémoire de Samuel de Champlain si importante, ce n’est pas que pour rendre hommage au fondateur qu’il était, mais surtout parce qu’il a planté les racines profondes ce qui allait faire, 411 ans plus tard, le Québec dans lequel nous vivons aujourd’hui: une langue, une culture, un esprit de résistance. Un grand espoir.
Enfin, si j’estime cet homme, si je me réjouis qu’on ait baptisé ce nouveau pont en son honneur, c’est parce qu’il est pour moi, bien plus qu’une figure fondamentale de notre histoire, le symbole des lointaines origines de notre personnalité nationale. Celui qui rappelle que malgré la violence des embûches, un monde nous attend toujours au détour de notre cœur au ventre, de notre mémoire, de notre dignité et, surtout, de notre foi en l’avenir.
Car à l’échelle de l’histoire, et quoiqu’en dise la modernité de nos vies, nous sommes toujours un bien jeune Nouveau Monde gorgé de toutes les promesses, et c’est, chaque fois, ce que le nom de Samuel de Champlain me rappelle.