«Cover-up» dans l'Affaire Nadon

Ce que l'on vous cache dans ce dossier

Tribune libre

Dans un texte intitulé« Un gâchis qui aurait pu être évité», paru en page A-7 du devoir du 17 octobre dernier, Me Irwin Cotler, ex-ministre fédéral de la Justice, revient sur la nomination du juge Nadon dans ce qui nous est présenté comme un effort de remise en question du processus de nomination des juges à la Cour suprême du Canada. Très éloquent...mais seule la galerie sera impressionnée.
Dans son texte, monsieur Cotler nous apprend que le Barreau du Québec, soucieux de préserver la «saine administration de la justice, aurait demandé au gouvernement fédéral de soumettre le cas du juge Nadon...à la Cour suprême. On a l'impression d'entendre Lyndon Johnson demander plus ou moins directement au juge Earl Warren de camoufler la vérité sur l'assassinat Kennedy. Il n'est pas sage de confier au loup l'enquête sur le massacre du poulailler, Me Cotler.
L'auteur se demande également pourquoi le ministre Peter MacKay n'a pas demandé une modification législative de la Loi sur la Cour suprême afin de corriger le bogue qui affectait les dispositions relatives aux qualifications exigées des candidats à un poste à la Cour. La réponse à cette question est fort simple, Me Cotler. Le gouvernement fédéral ne pouvait agir en ce sens sans admettre implicitement, d'abord, l'exactitude de l'allégation du soussigné concernant l'invalidité de la nomination du juge Frank Iacobucci, dans un article publié en page B-8 du Devoir du 6 mars 1991, et, ensuite, le bien-fondé de sa plainte du 8 avril 1987 auprès du au Commissariat aux langues officielle concernant le trop grand nombre de divergences entre les deux versions des lois fédérales. Voici ce que votre humble serviteur expliquait dans son article de 1991:
«Cette histoire (valeurs mobilières) est fort inquiétante, d'autant plus que le juge Iacobucci a été nommé à cette Cour contrairement aux dispositions de l'article 5 de la Loi sur la Cour suprême, LRC, c., S-26. En effet, à l'époque de sa nomination, le juge Iacobucci n'était pas un juge d'une Cour supérieure provinciale depuis dix ans; il était juge à la Cour fédérale du Canada depuis environ deux ans. De même, il n'était pas un avocat inscrit à un barreau provincial depuis au moins dix ans; il était juge et la fonction judiciaire est incompatible avec le statut d'avocat.»
En page B-8 du Devoir du 14 avril suivant, le sous-ministre fédéral de la Justice, Me John C. Tait, niait formellement la pertinence juridique de l'allégation du soussigné:
«D'autre part, j'aimerais souligner que l'allégation portant sur la validité de la nomination d'un juge à la Cour suprême du Canada est, à sa face même, sans fondement en droit.»
À Toronto, Me Rocco Galati semblerait plutôt pencher du côté de votre humble serviteur. Mais nous y reviendrons.
Dans son effort visant à noyer le poisson, Me Cotler y va également de ses suggestions concernant une éventuelle réforme du processus de nomination des juges à la Cour suprême. Entre autres, avance-t-il, le nouveau régime devrait inclure le bilinguisme des juges, ainsi qu'une certaine expertise au titre du bijuridisme. Notons que cette dernière qualification ferait, n'est-ce pas, la part belle aux juges ayant œuvré en milieu fédéral, au détriment des juges des cours québécoises. Mais, encore une fois, nous y reviendrons. Pour l'instant, offrons un brin de nostalgie à Me Cotler, avec un retour sur le cas de la juge Rosalie Abella.
*Guy Bertrand, Léon Mugesera et Rosalie Abella
Certains se rappelleront des démêlés de Me Guy Bertrand avec la Cour suprême du Canada et le Barreau du Québec en lien avec l'affaire Léon Mugesera. Mais, revenons quand même brièvement sur les faits de ce dossier. Guy Bertrand, donc, représentait alors Léon Mugesera dans le cadre de procédures en déportation pour cause d'incitation au génocide. La Cour fédérale avait annulé l'ordonnance d'expulsion, mais le gouvernement avait porté le cas en appel devant la Cour suprême.
À l'époque, la juge Rosalie Abella venait d'être nommée à cette Cour. Son mari, Irving Abella, s'était cependant prononcé publiquement sur l'affaire Mugesera. Un peu au même effet, le fils de la juge Abella était à l'emploi du ministère fédéral de la Justice. Et, le Congrès juif avait obtenu le statut d'intervenant au dossier. Les apparences, donc, montraient une certaine...cordialité au sein de la partie gouvernementale.
Me Bertrand y vit l'existence d'un complot visant l'obtention de la déportation de Léon Mugesera. Il allégua donc que la Cour suprême ne pouvait se prononcer sur l'appel. En milieu fédéral, on accueillit assez froidement le raisonnement de Me Bertrand.
Me Cotler, alors ministre fédéral de la Justice, s'était d'ailleurs porté vigoureusement à la défense de la Cour:
«"The country should really be proud of the people on the bench and be utterly secure not only in their experience and expertise, but in the fairness of their judgment and integrity of their persons...
When I looked at her record, she has been deferential to the government...She has, I think, only twice held a government law or regulation unconstitutional. I read this and I said: "I'll bet if people knew the empirical data here they would be very surprised. As I was.""""».(Globe and Mail, Nov., 22, 2004, p., A-5)
Surprise, en effet, on reproche la même chose au juge Nadon:
«Le gouvernement Harper aime bien Marc Nadon puisqu'il a souvent donné raison à l'exécutif fédéral, notamment dans l'affaire Omar Khadr.» (D-15-10-13, p., A-6).
Le juge ontarien David Marshall ne serait probablement pas surpris, lui, d'apprendre cela. Voici ce qu'il affirmait à ce sujet dans une entrevue au Globe and Mail ( March 27, 1995, p., A-6):
«"Judges who are looking for promotion are not as likely to make a difficult decision about a legislative initative by the executive. It is just natural for all of us to try, consciously and subconsciously, to deal well with those we want to have deal well with us."»
Peut-être est-il utile de rappeler ici qu'il y a quelques années, l'épouse du juge Antonio Lamer, Danièle Tremblay, a été nommé à la Cour fédérale. En principe, donc, monsieur aurait pu siéger en appel des décisions de madame. Avant d'être nommés à la Cour suprême, messieurs Gérard V. Laforest, Frank Iacobucci et Ian Binnie avaient tous été à l'emploi du ministère fédéral de la Justice. Et, le gouvernement fédéral payait, sur une base discrétionnaire, les intérêts sur l'hypothèque du juge John Sopinka.
À tout événement, il semble bien que, malgré la déférence de la juge Abella pour le gouvernement, la nomination de cette dernière à la Cour suprême n'ait pas fait l'unanimité:
«However, after her appointment, many lawyers muttered in private that her friendship with Mr. Cotler and their shared advocacy for human rights had been key to her appointment.» Globe and Mail, Nov., 22, 2004, p., A-5)
À tout événement, comme nous le disions plus haut, les plaidoiries de Me Bertrand n'ont pas plu, à Ottawa. La Cour suprême s'est offusquée du «caractère scandaleux» de ses allégations et lui a reproché son discours «antisémite». (Soleil, 29-06-05, p., A-13)
Le Barreau, lui, l'a traduit devant un comité de discipline en raison de ses propos «irresponsables». (Soleil, 17-08-05, p., A-1). Guy Bertrand fera par la suite l'objet d'un blâme.
Le soussigné, lui, n'a pas à craindre le comité de discipline. Il a démissionné de Barreau en 1998. Alors, pourquoi ne pas profiter de cette grande liberté.
Les juges ne sont pas là, Me Cotler, pour montrer de la déférence à l'endroit des gouvernements. Il sont là pour appliquer les lois de façon impartiale. Réalisez-vous, monsieur Cotler, que le justiciable doit lui-même payer ses frais dans le cadre de procédures mettant en cause les gouvernements? Alors, si en plus, il doit procéder devant une cour «paquetée»...Le Barreau, Me Cotler, n'est pas uniquement là pour «protéger le droit du public» à payer 400 $ de l'heure pour un avocat. Le Barreau a un devoir statutaire de protection de l'intérêt public. C'est pour cela, Me Cotler, que les avocats ont le monopole de la pratique du droit.
Mais, tout cela ne devrait pas nous faire oublier le bilinguisme et le bijuridisme. Alors, allons-y vivement.
* Bilinguisme et bijuridisme
Revenons un instant, si vous le voulez bien, sur la contestation de la nomination du Juge Nadon par Me Galati. Ce dernier prétend que cette nomination n'est pas conforme aux dispositions de l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême au motif que le candidat n'était pas, à l'époque de sa nomination, juge d'une cour supérieure provinciale ou un avocat inscrit à un barreau provincial depuis au moins dix ans. Il était juge à la Cour fédérale.
Au ministère de la Justice, on conteste cette allégation au moyen d'un avis juridique de l'ex-juge Ian Binnie, également ex-employé du ministère de la Justice, voulant que la version anglaise de l'article 6 soit, elle, favorable à la validité de la nomination du juge Nadon. L'article 6 ne serait donc pas...parfaitement bilingue. Le soussigné avait, on s'en souviendra, soulevé cette question dans son texte de 1991. Le Barreau a été un peu plus lent à réagir dans son cas, cependant.
Certains ne verront là qu'une malheureuse erreur technique. Gardons nous de ces conclusions faciles.
Dressons donc l'anatomie du cas des divergences entre les deux versions des lois fédérales. Prétendant donner suite à une série de recommandations formulées par le Commissaire aux langues officielles en 1976, le ministère fédéral de la justice a donné à deux linguistes européens sans formation juridique un mandat fort pour donner une allure civiliste à la version française des lois fédérales. La Section de la législation et la Commission de révision des lois ont donc été mises à contribution dans cette vaste entreprise de traduction plus ou moins exacte. Dans le cadre de la Révision de 1984, pardon 1985, on a, sous l'œil omniprésent du linguiste de la Commission, réécrit la version française de centaines de lois fédérales. Or, les parlementaires n'ont pas eu le temps de d'examiner le travail de la Commission:
«Le projet de révision actuel comprend dix-sept volumes couvrant plus de 10 000 pages de textes législatifs, sans aucune indication des changements effectués par la Commission aux lois adoptées par le Parlement. Cette façon de présenter le travail ne permet pas au Comité de s'acquitter de son mandat consistant à examiner et à approuver lesdits changements.»
Voici cependant ce que l'on peut lire dans le préambule de la Loi de mise en œuvre de la Révision:
«Attendu:
...que les textes révisés ont été examinés et approuvés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles et par le Comité permanent de la justice et du Solliciteur général de la Chambre des communes, saisis à cette fin;» (Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, Rapport, 7 mai 1987--Hansard 28 mai 1987)
Aurait-on traité la version anglaise des lois fédérales avec la même désinvolture? On peut en douter. À l'époque, la jurisprudence de la Cour suprême voulait que, dans les cas de divergences, la version révisée inchangée ait préséance sur la version qui avait été modifiée dans le cadre de la révision, R. c. Popovic, (1976) 2 RCS 308. Et, la version inchangée, c'était la version anglaise.
Il faut la lire avec soin, la version anglaise des textes fédéraux. Prenons par exemple le cas de la résolution aux termes de la quelle on a reconnu le fait que les Québécois constituaient une nation. Dans la version anglaise, on utilise «Québécois» plutôt que «Quebeckers». Cela n'est pas anodin:
«Mr. Harper's senior Québec minister, Lawrence Cannon, said Monday the nation is not all Quebeckers, and suggested it includes only francophones...
On Monday, federal Intergovernmental Affairs Minister Michael Chong quit Mr. Harper's cabinet over the Québécois resolution, complaining that it recognized an ethnic nationalism he cannot support...
The House of Commons motion, adopted on Monday, has spread confusion because the French version also refers to Québécois, which translates as "Quebeckers"--a broader definition that means anyone who lives in Québec...
The distinction may be a semantic debate, and legal scholars have said that a Commons resolution has no legal value or constitutional impact. But it raises an echo from the late-1990s debate over whether Québec could be partitioned if it separates...» Globe and Mail, Nov., 29, 2006, p., A-1)
Au Canada anglais, on ne lit pas la version française des lois fédérales, mais on ne lui fait pas confiance. Les provinces anglaises refusent en effet de ratifier une version française officielle des textes constitutionnels canadiens unilingues anglais, au motif que cela pourrait introduire des cas de divergences.
Aujourd'hui, on conteste la nomination d'un juge à la Cour suprême en raison d'une divergence entre les deux versions d'un article de la Loi sur la Cour suprême. Il y a donc de ces «vétilles» qui sont plus importantes que d'autres.
Imposera-t-on le bilinguisme aux juges de la Cour suprême? Le cas des divergences semble militer en ce sens. Mais qu'en serait-il, alors de la communauté juridique en général? Les unilingues n'ont-ils pas le droit de se fier à la seule version des lois qu'ils peuvent comprendre? La solution, c'est la nullité des textes comportant des versions divergentes, conformément aux principes énoncés dans le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba.
Mais, nous voilà en train d'oublier le bijuridisme. On attache beaucoup d'importance au bijuridisme au fédéral depuis quelques années.
Le bijuridisme, c'est un cheval de Troie qui permettra d'ouvrir les portes du Code civil au fédéral, comme le soulignait récemment Me Georges LeBel dans les pages du Devoir (D-26-04-13, p., A-9). En 1988, lors de l'adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles, on a abrogé l'article 8 de l'ancienne Loi. Cet article visait à mettre le droit civil et la common law sur le même pied dans les lois fédérales. Pourquoi l'a-t-on abrogé? Parce que l'on craignait les effets de la terminologie civiliste introduites dans les lois fédérales par les linguistes du ministère de la Justice au cours des années 70 et 80. Mais, depuis quelques années, on semble, là-bas, vouloir donner une seconde vie au bijuridisme.
Le droit privé québécois, il est assailli de toutes parts. D'abord, il faut bien comprendre que la Cour suprême du Canada travaille sur le renversement de l'Affaire des conventions de Travail depuis 1977. Cela permettrait au Parlement central de légiférer dans à peu près tous les domaines de compétence provinciale. On vise surtout le secteur commercial, avec une commission fédérale des valeurs mobilières et des tentatives de transformer les caisses populaires en banques.
Récemment, dans un texte intitulé «Services financiers: les banques refusent la discipline du Québec», le Journal Les Affaires nous apprenait que ces dernières refusent de divulguer aux enquêteurs de la Chambre de la sécurité financière l'identité des conseillers financiers qu'elles congédient pour faute professionnelle. Compétence fédérale, disent-elle. (Affaires, 05-10-13, p., 09).
Évidemment, le fait d'imposer une expertise bijuridique aux candidats à un poste à la Cour suprême reviendrait à désavantager les juges des cours québécoises. Le juge Nadon et ses collègues auraient...une longueur d'avance.
Le dossier du juge Nadon constitue une excellente occasion d'examiner en profondeur le cas de la Cour suprême du Canada. Le Québec le fera-t-il? On peut en douter...malheureusement...


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    24 mars 2014

    La divergence dont il est question plus haut affecte l'article 5 de la Loi sur la Cour suprême et non pas l'article 6, contrairement à ce qui apparaît à mon texte.
    La référence au rapport de Hansard devrait accompagner la citation précédente.
    Louis Côté

  • Archives de Vigile Répondre

    24 octobre 2013

    Dans sa question à la Cour suprême, le fédéral demanderait apparemment aux juges si on peut nommer à cette Cour un candidat qui a, à un moment quelconque de sa carrière, été avocat (Site de La Presse). Cela veut dire, entre autres, que l'on pourrait nommer quelqu'un qui a été radié du Barreau, pourvu que ce candidat ait été inscrit au Tableau pendant dix ans. Édifiant.
    Oh, oui, en passant, je serais éligible malgré ma démission du Barreau en 1998...

  • Archives de Vigile Répondre

    22 octobre 2013

    Oui, il y a bien «cover-up». Selon le site du Globe and Mail, le gouvernement fédéral vient de demander à la Cour suprême de se prononcer sur la validité de la nomination du juge Nadon. Le gouvernement aurait également glissé un amendement à la Loi sur la Cour suprême dans sa Loi du budget. Si Me Galati et le PQ jouent bien leurs cartes, ce n'est pas fini. Mais, c'est mal parti. Le Québec va manquer le bateau...comme d'habitude.
    Louis Côté

  • Archives de Vigile Répondre

    19 octobre 2013

    Voici le texte des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation fédérale, LRC, (1985) c., I-21, adoptés en 2001:
    8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s'il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d'assurer l'application d'un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s'y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l'application du texte.
    8.2 Sauf règle de droit s'y opposant, est entendu dans un sens compatible avec le système juridique de la province d'application le texte qui emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province de Québec et des termes propres à la common law des autres provinces, ou qui emploie des termes qui ont un sens différent dans l'un et l'autre de ces systèmes.
    Maintenant, demandez-vous s'il n'y a pas des odeurs d'unification du droit civil au Canada, là-dedans....«est entendu dans un sens compatible...». Les lois fédérales utilisent toujours à la fois des termes propres au droit civil et à la common law.
    L'affaire Popovic était le précédent applicable en 1985. Je n'ai pas suivi la jurisprudence sur cette question depuis.
    Je dis que les banques refusent de donner l'identité des employés congédiés. Elles refusent plutôt l'accès aux dossiers de ces employés aux enquêteurs de la Chambre. Juridiction fédérale, disent-elles, malgré la...«victoire» du Québec dans l'Affaire des valeurs mobilières. Évidemment, cela ressemble à une arrivée prochaine du fédéral dans les ordres professionnels et la protection du consommateur de produits financiers
    Louis Côté