La Catalogne secouée, enflammée. Depuis la condamnation de neuf indépendantistes catalans à des peines allant de 9 à 13 ans de prison pour "sédition" et "détournement de fonds publics" le 14 octobre, la région est en proie à des manifestations monstres et à des affrontements entre protestataires indépendantistes et forces de l'ordre.
Devant ce jugement, dénoncé comme une "vengeance" par les dirigeants catalans, et les scènes de guérilla urbaine qui ont suivi dans les rues de Barcelone, l'attentisme de l'Union européenne et de ses dirigeants interpelle. Invitée de la matinale de France Inter, ce lundi 21 octobre, l’eurodéputée de la France insoumise Manon Aubry a même qualifié son silence de "coupable". Pour Cyril Trépier, géopolitologue spécialiste de l'Espagne et co-auteur de "L'indépendance catalane en question" (Atlande, 2018), une intervention européenne sur ce dossier n'aurait toutefois pour conséquence qu'une déstabilisation de la fragile unité espagnole.
Comment expliquer le silence de l'Union européenne concernant les lourdes peines de prison infligées aux indépendantistes catalans ?
Si nous pointons le fait que l'Union européenne soit restée silencieuse, cela signifie que nous en attendions une réaction et une réponse… Or, le principe général des institutions européennes est de ne pas faire d'ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Là, si l'on regarde la situation posément, je ne vois pas très bien sur quel fondement les dirigeants européens auraient dû ou pu prendre telle ou telle position quant à l'issue de ce procès.
Exiger une réponse de l'Europe est un réflexe atavique des indépendantistes catalans. Pourtant, ils ont ces dernières années sévèrement qualifié les dirigeants européens. Et cela, uniquement parce que les partisans d'un État catalan estiment que, du fait qu'ils se soient précédemment largement investis dans la construction européenne tout en connaissant une certaine prospérité économique, c'est la communauté autonome de Catalogne qui a arrimé l'Espagne à l'UE et non l'inverse. En quelque sorte, ils attendent un dû.
Reste que ce procès, même si l'on peut juger les peines sévères, a été mené avec toutes les garanties possibles, dont de nombreux observateurs internationaux. Bien sûr, certains députés européens s'étaient prononcés en amont pour la libération des prévenus et ont, une fois ce verdict connu, dénoncé le jugement. Ils sont dans leur rôle, comme les dirigeants de l'Union européenne sont dans leur rôle en voulant préserver la cohésion du continent. Et cela passe par le respect d'une certaine neutralité vis-à-vis des affaires intérieures des autres États.
Peut-on imaginer que l'UE joue un rôle de médiateur en Espagne, entre le gouvernement catalan qui semble dépassé par les événements et le pouvoir central espagnol ?
Difficilement. Les dirigeants catalans l'ont demandé régulièrement depuis 2017. Mais si l'Europe doit servir de médiatrice, il faut se demander sur quoi porterait la discussion. L'Espagne, contrairement au Royaume-Uni ou au Canada, qui ont également connu des référendums d'autodétermination sur l'un de leurs territoires (l'Écosse et le Québec, ndlr), est dans une situation très particulière, avec plusieurs régions où existe un mouvement indépendantiste important. Si l'Union européenne accepte de se mêler de la question catalane, il est certain qu'au moins les dirigeants indépendantistes basques demanderaient la même chose. Je ne vois aucun chemin qui nous mènerait vers une résolution du problème. Et voir l'Europe s'en mêler ne ferait que déstabiliser un peu plus l'un de ses États membres. Cela fragiliserait l'Espagne tout entière.
"La Cour européenne des droits de l'Homme ne pourrait se prononcer que sur les droits des prévenus au cours du procès, absolument pas sur le fond de l'affaire"
Les magistrats espagnols sont régulièrement critiqués pour leur manque d'objectivité. Et nous savons que l'Union européenne peut intervenir si l'Etat de droit est menacé chez l'un de ses États membres. Même si nous n'en sommes pas encore là, les dirigeants catalans appellent les dirigeants voisins à la vigilance sur ce point…
Ils envisagent même certains recours. Les dirigeants catalans ont comme projet, depuis de longs mois, de faire casser les peines de prison prononcées pour les neuf indépendantistes catalans par la Cour européenne des droits de l'Homme. Cependant, il est peu probable que ce recours tienne juridiquement. Surtout, si la Cour européenne acceptait de se pencher sur ce dossier, elle ne pourrait que se prononcer sur les droits des prévenus au cours du procès mais absolument pas sur le fond de l'affaire. Que ce soit sur la réalité des faits pour lesquels ils sont condamnés, d'une part, et sur le caractère proportionné ou non des condamnations qui leur ont été infligées. Il faut faire très attention à bien distinguer, dans ce dossier, les mots qui viennent de nous-mêmes, observateurs et analystes, et ceux que nous suggèrent certains acteurs du dossier. Les dirigeants indépendantistes sont très doués pour être leurs propres historiens. Beaucoup de leurs discours peuvent être démontés par les faits. Ce procès n'y échappe pas.
En effet, pour eux, ce procès comme ce verdict sont illégitimes, une opinion largement diffusée en qualifiant depuis des mois les accusés de "prisonniers politiques". Pourtant, bien que leurs condamnations soient lourdes, il faut bien observer que tous les délits pour lesquels ils ont été poursuivis n'ont pas été retenus, dont celui de rébellion, et que les peines auraient pu, juridiquement, être bien plus lourdes. Oriol Junqueras, par exemple, encourait 25 ans de prison. De surcroît, l'une des réquisitions du parquet sur une éventuelle obligation de purger la moitié de la peine avant toute demande d'aménagement n'a pas été retenue. C'est donc la loi habituelle qui s'appliquera : les aménagements pourront être demandés à partir d'un quart de chaque peine. C'est ce qui permettra aux deux dirigeants associatifs, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart, qui ont effectué deux ans de détention préventive, de demander dans quelques mois un aménagement de leur peine.
Reste que ces peines ont provoqué un rebond de la mobilisation indépendantiste. Que signifie cette mobilisation massive de ce que les dirigeants catalans appellent la "société civile" ?
Cela consacre surtout un certain talent de communication politique, en décalage avec la réalité du terrain. Cela s'est encore vu avec l'ampleur de la manifestation de vendredi, ayant vu 500.000 personnes défiler dans les rues. Cette volonté de montrer l'indépendantisme comme une clameur des citoyens et surtout pas des dirigeants est systématique, de la part des différents partis indépendantistes, depuis au moins le mois de juillet 2010 et la manifestation très vaste, à Barcelone, s'opposant à la sentence du tribunal constitutionnel espagnol contre la réforme statutaire catalane. Ensuite, cela n'a cessé de se voir chaque 11 septembre, jour de la fête "nationale" catalane. Car à partir de 2012, le mot d'ordre indépendantiste est devenu majoritaire dans le cortège et le discours des dirigeants sécessionnistes s'est alors concentré sur un message : l'Histoire est en marche et elle conduira la Catalogne à avoir un État. Cette façon de communiquer a réussi à faire éclipser le fait que la Catalogne soit largement divisée sur cette question de l'indépendance. Depuis que celle-ci est devenue le mot d'ordre de chaque gouvernement catalan, en 2012, cette division est partout. Il y a des amis, des collègues de travail, des voisins, qui ne se parlent plus à cause de ce sujet. La société catalane est brisée... Et elle n'est plus gouvernée.