Captif du Prisonnier, de McGoohan

Tribune libre

La semaine de relâche se termine et avec elle ma redécouverte de la série qui en 1967 devait bouleverser à jamais les critères de l’industrie télévisuelle de l’époque. Le Prisonnieraffichait un titre prophétique, puisque cette oeuvre devait par la suite enfermer son créateur, Patrick McGoohan, dans le type de personnage énigmatique, individualiste et indomptable qu’il avait créé.
Cette fresque magistrale, alliant espionnage, science-fiction, intrigue policière, critique sociale et politique ainsi que questionnements existentiels sur la place de l’être humain dans l’absolu et sur le respect de son individualité, réussit le tour de force d’exploiter et de démontrer les possibilités de la télévision, ce média jusqu’alors mésestimé, en plus d’en reculer les limites. Il n’est pas exagéré d’affirmer, comme l’ont fait certains, que McGoohan a incarné pour ce média à l’époque ce qu’Orson Welles a représenté pour le cinéma des années 40 et 50.
En effet, la télévision britannique – et internationale - était au mieux populaire, grâce notamment aux séries de ITC, qui confirmaient la british invasion au petit écran, au pire un cul-de-sac pour les artistes qui n’avait pas réussi au cinéma, ou qui en avait été exclus, par le caprice du public ou les méfaits de l’âge. Tony Curtis, co-vedette de Roger Moore dans Amicalement vôtre (The Persuaders), reste un exemple éloquent de ce dernier cas de figure, malgré son extraordinaire performance de L’étrangleur de Boston, à peine deux ans plus tôt.
De John Drake au numéro 6
Vedette triomphante de la série d’espionnage Destination danger(Dangerman, en Grande-Bretagne, Secret Agent, aux Etats-Unis), Patrick McGoohan trouvait que les limites de cette excellente série, après 83 épisodes, allaient néanmoins le rattraper. Une idée avait commencé à germer dans son esprit dès 1962, et s’était développée, au contact de George Markstein, journaliste et scénariste : celle d’une maison de retraite pour agents secrets. Aux dires de Markstein, qui avait une certaine connaissance des services secrets, de telles prisons dorées existaient bel et bien; le retraité y était totalement pris en charge par l’État, afin que les renseignements classés confidentiels le restent.
C’est au cours de ses tournages pour Destination danger, que McGoohan découvrit le petit village de Portmeirion, au nord-ouest du Pays de Galles, un environnement idyllique à l’architecture italienne créé par Clough William-Ellis. Fasciné par la tranquille étrangeté des lieux, la vedette britannique avait commencé à y visualiser le concept de maison de retraite de Markstein. Ce dernier ne voyait cependant dans le projet de son associé qu’une intrigue d’espionnage conventionnelle, et finira bien plus tard par abandonner le plateau de tournage du Prisonnier au bout de 13 épisodes, excédé par la tournure devenue incompréhensible, à ses yeux, que McGoohan était en train de donner à sa série.
Décidant d’abord de quitter l’émission qui l’avait popularisé en plus de faire de lui l’acteur de télé le mieux payé de Grande-Bretagne, Patrick McGoohan rencontra le grand patron d’ITC, sir Lew Grade, et lui fit part dans la même foulée de sa démission et de son projet de série. Se disant qu’il valait mieux accepter cette dernière option que de perdre définitivement sa lucrative vedette, l’homme d’affaires ne voulu même pas entendre parler du contenu de la série. Seules les prévisions budgétaires l’intéressaient, ce que McGoohan s’empressa de lui présenter. Le lundi suivant, les fonds étaient déposés dans le compte de la compagnie Everyman, fondée pour l’occasion par McGoohan et David Tomblin, réalisateur avec qui l’interprète de John Drake avait déjà travaillé. Le projet qui habitait McGoohan était sur les rails. Il allait désormais le hanter.
Le héros qui ne triomphe pas
Lorsque, gamin, je vis le tout premier épisode du Prisonnier, je fus interloqué : Comment ça, John Drake ne gagne pas à fin ? Cette interrogation, plusieurs la ressentirent comme une fausse note, voire une trahison. McGoohan a toujours nié que John Drake ait pu être le numéro 6. Certains prétextent des motifs de droits d’auteur, mais il est permis de croire sa version. Dans l’épisode intituléL’impossible pardon, le numéro 6, transféré dans le corps d’un colonel à la solde du village, retrouve sa fiancée et son beau-père, inventeur de la machine à l’origine du transfert. L’attachement qu’il manifeste alors à cette femme cadre mal avec le célibataire cynique, parfois misogyne, qu’était Drake. Précisons, pour l’anecdote, que McGoohan, catholique irlandais, qui avait toujours refusé d’embrasser une femme à l’écran, a toutefois octroyé cette « licence » à son numéro 6 transféré, un pied de nez savoureux.
La fiancée représente l’un des rares personnages féminins, comme masculins du reste, auquel le numéro 6 arrive à faire confiance. Dans le village, nul ne peut dire qui sont les prisonniers ou les geôliers. Les uns comme les autres semblent asservis par un univers trompeusement paradisiaque que McGoohan n’hésitera pas à associer plus tard à notre société de consommation. La manipulation politique y joue un rôle capital, comme en témoigne l’épisode Liberté pour tous, écrit et réalisé par lui, où la sincérité même du numéro 6 et sa volonté d’exhorter ses semblables à secouer leurs chaînes sont récupérées par le pouvoir en place pour mieux contrôler les électeurs.
Il n’est pas jusqu’à l’Éducation qui passe au crible du microscope critique de l’auteur. Dans Le général, un cours de trois années condensé en trois minutes peut être assimilé en regardant la télévision. Le prix à payer ? La perte de tout esprit critique, de toute perspective historique et politique. Qui sait si certains hauts fonctionnaires ne gagneraient pas à visionner cet épisode… au ralenti, si nécessaire, afin de bien en saisir les tenants et aboutissants.
Au terme de 17 épisodes dont l’intérêt ne se dément jamais, à l’exception de deux, plus faibles, écrits et réalisés par David Tomblin, McGoohan signe le script et la réalisation des deux derniers opus, prodigieux, qui valent à eux seuls le détour : Il était une fois et Le dénouement. Le premier l’oppose au numéro 2 (un autre, comme à chaque épisode) interprété par l’excellent Leo McKern dans un duel d’acteur qui, au terme du point culminant de la série, provoqua une dépression momentanée chez le personnage comme chez l’interprète, McKern lui-même.
Le dernier épisode contient quant à lui le plus formidable canular de l’histoire de la télévision : après un simulacre de procès où le numéro 6 « regagne » sa liberté, il conquiert aussi le droit de rencontrer enfin le numéro 1. Au final, confronté à son adversaire de toujours, après lui avoir arraché un masque nous montrant absurdement un chimpanzé, c’est le visage du numéro 6 lui-même qui apparaît finalement. L’épisode, qui battit à l’époque tous les records de cotes d’écoute, souleva une telle colère que McGoohan et sa famille durent momentanément quitter l’Angleterre.
Le sujet reste ouvert
Morale de cet histoire, selon l’auteur : nous portons tous en nous un village, dont nous sommes à la fois le numéro 1 et le numéro 6, le geôlier et le prisonnier. Il disait cela en 1977. Des années après, interrogé sur le sens de sa conclusion si controversée, il devait déclarer : Si vous trouvez le sens de ma finale, je serais ravi que vous me le communiquiez. Une façon comme une autre de nous renvoyer à nos devoirs en nous disant : le bonjour chez vous !


Laissez un commentaire



2 commentaires

  • Olivier Kaestlé Répondre

    7 mars 2011

    Imaginez, ces ballons étaient des ballons météorologiques, que McGoohan et son équipe avaient dû utiliser en quantité industrielle à la dernière minute parce que le "Rôdeur" initial était, aux dires de McGoohan lui-même, entré dans l'eau pour y demeurer "permanently".
    Roger Moore évoque sa collaboration avec Tony Curtis dans son autobiographie appelée, judicieusement, "Amicalement vôtre". Le moins qu'on puisse dire est qu'il n'aurait pas supporté une seconde saison avec son partenaire. James Bond l'aura délivré d'une telle perspective.
    Sans excuser Curtis, il faut concéder qu'il devait être difficile pour un acteur vieillissant, aux allures d'homme-enfant, de se voir "échoué" dans une série B de télé, après des interprétations au cinéma telles que celles de Trapèze, Le grand chantage, Spartacus, La chaîne et, surtout, L'étrangleur de Boston. Incontestablement un grand comédien.

  • Archives de Vigile Répondre

    7 mars 2011

    Je me rappelle très bien de cette grande série et du maudit ballon qui ramenait toujours le prisonnier à la fin de l'émission!
    En 1983, j'ai connu une Argentine à Buenos Aires dont le père était le cousin de Tony Curtis (la famille, juive, venait de Hongrie). Son père avait encore des contacts avec son célèbre cousin. Elle m'avait raconté qu'il avait de gros problèmes de consommation et qu'il s'était recyclé dans la peinture. Il (Curtis) est mort récemment.