C'est Montréal qu'on assassine

«Le financement politique populaire, au Québec, c'est une fiction. C'est un système hypocrite. [...] Il y a un cancer généralisé en politique au Québec.»

Montréal - élection 2009


Les trois candidats à la mairie de Montréal, Richard Bergeron, Louise Harel et Gérald Tremblay, lors du débat des chefs du 19 octobre dernier.
La Presse, André Pichette

Jean-Simon Gagné - (Québec) Un maire qui craint pour la sécurité de sa famille. Des fonctionnaires qui ont peur. Des enveloppes bourrées d'argent qui circulent. Des appels d'offres truqués. Des entrepreneurs tabassés par des gros bras du crime organisé. Non, vous n'êtes pas tombés dans une mégapole exotique du Sud. Ni même dans un mauvais film de mafia. Bienvenue à Montréal, la métropole du Québec, en 2009.
L'image vaut mille mots. On y voit le maire de Montréal, Gérald Tremblay, et sa grande rivale, Louise Harel, qui arpentent un trottoir affublés de verres fumés, brandissant chacun une canne blanche d'aveugle. «Nous ne savons rien. Nous n'avons rien vu. Nous ne pouvions rien voir», semblent répéter en choeur les deux rigolos. La caricature, conçue par un étudiant en design de l'UQAM, fait partie d'un projet dont le nom résume parfaitement la campagne électorale qui s'achève : «SOS Montréal».
SOS Montréal. Sur le terrain, ces jours-ci, les candidats rencontrent des électeurs complètement déboussolés. En état de choc. «Les gens veulent discuter. Le porte-à-porte se révèle plus long que d'habitude. Tout le monde est mêlé», confirme un candidat dans Rosemont. Normal. Après des mois de révélations embarrassantes, la démocratie municipale ressemble à un champ de ruines. Un jour, on apprend que le maire d'un arrondissement a voyagé au Portugal au frais d'un entrepreneur. Le lendemain, on découvre qu'un responsable du financement du parti de Gérald Tremblay prélevait 3 % sur tous les gros contrats attribués par la mairie.
On a comparé la campagne à une bataille de boue. À un match de lutte au cours duquel les joueurs se lanceraient des ordures. Mais à la fin, il y a peut-être saturation. Overdose de scandales. La semaine dernière, La Presse révélait le climat d'intimidation qui entoure l'attribution de certains contrats. «Laisse tomber le prochain appel d'offres, c'est pas pour toi», con­seille une voix anonyme, au téléphone, à ceux qui auraient envie de proposer leurs services. Et gare à ceux qui choisissent d'ignorer le con­seil. Au moins trois entrepreneurs ont été passés à tabac au cours des derniers mois.
N'importe où ailleurs, ce genre de nouvelle provoquerait un véritable électrochoc. D'autant plus que le magouillage a un prix : en moyenne, les factures gonflent de 20 %. Mais ici, le scandale est devenu banal. Le maire, Gérald Tremblay, ressemble à un épi de blé solitaire, miraculeusement épargné par la moissonneuse, au milieu de la plaine. Bon nombre de ceux qui l'entouraient ont été fauchés par les scandales. Mais il en faudrait davantage pour l'ébranler. «Je ne savais rien. Je n'avais rien vu. Je ne pouvais rien voir», répète-t-il en substance.
Madame Propre éclaboussée
Dans les circonstances, l'ancienne ministre du Parti québécois, Louise Harel, pensait peut-être qu'elle aurait la partie facile. Le rôle de Madame Blancheville, volant au secours de la ville en détresse, semblait lui aller comme un gant. Au point de faire oublier qu'elle se trouvait à la tête de Vision Montréal, l'ancien parti de Pierre Bourque, associé à la droite populiste. Mais tout a changé après une série de révélations sur les liens entre son bras droit, Benoit Labonté, et plusieurs entrepreneurs louches. Depuis, Mme Harel se retrouve dans le rôle inconfortable de l'arroseur arrosé. Au point d'emprunter des pans entiers du discours du maire Tremblay. Répétez avec elle. «Je ne savais rien. Je n'avais rien vu. Je ne pouvais rien voir».
Louise Harel apparaît aussi handicapée par son impopularité chez les anglophones. Mme Harel, aux yeux de beaucoup d'anglophones, c'est l'indépendance du Québec. Mais c'est aussi Mme Fusion municipale. Pas le diable en personne, mais presque. «Je n'ai jamais vu une élection comme ça», confie Josh Freed, chroniqueur bien connu au journal The Gazette. «Aucun vote ne fait vraiment du sens. Vous avez le choix entre une souverainiste qui veut centraliser la ville, Louise Harel, et un maire qui ferme les yeux, Gérald Tremblay. Quant au troisième candidat, Richard Bergeron, personne ne le connaît vraiment. Nous votons dans le noir, presque en aveugles.»
Josh Freed compare cette campagne à un tremblement de terre, qui serait suivi par un nombre incalculable de répliques. Les gens ne sont pas naïfs, continue-t-il. Ils savent tous que la politique possède ses petits côtés malpropres. Mais il y a des limites. Nous sommes nombreux à regarder tout cela avec une horreur grandissante.»
Le troisième larron
Les scandales en cascade ont tellement remué l'opinion dans tous les sens que le résultat de dimanche est devenu totalement imprévisible. Aujourd'hui, même l'impensable est devenu possible. Richard Bergeron et son parti Projet Montréal, à qui les sondages concédaient moins de 10 % des suffrages au début de l'été, pourraient accéder à la mairie. Après tout, M. Bergeron est le seul chef qui n'ait pas été éclaboussé par les scandales. Autant dire qu'il ne passe pas le plus clair de son temps à tenter de s'extraire de la fange et de la graisse de rôti...
En écoutant les discours de Richard Bergeron, on peut s'amuser à imaginer à quoi la campagne de cette année aurait pu ressembler sans les scandales. M. Bergeron parle d'endettement, de tramway, de con­gestion automobile. «Savez-vous que dans la grande région de Montréal, entre 2002 et 2008, 79 % des investissements immobiliers ont été effectués dans les villes de banlieue? D'ici 2013, si la tendance se maintient, savez-vous que 70 % des nouveaux logements vont se construire en banlieue?» demande-t-il.
Au fil des semaines, Richard Bergeron s'est un peu débarrassé de l'image d'illuminé qui lui collait à la peau. Promis, juré, il ne dira plus que les attentats du 11?septembre 2001 constituaient un complot des États-Unis contre eux-mêmes. M. Bergeron joue désormais la carte de la respectabilité. Surtout qu'il peut compter sur la présence à ses côtés du juge John Gomery, celui-là même qui a enquêté sur le scandale des commandites. «Ne me craignez pas. Ne craignez pas Projet Montréal», a-t-il répété à la Chambre de commerce, mardi dernier.
Mais en attendant, le candidat Bergeron lui-même n'a pas l'air particulièrement rassuré. Signe des temps, il est désormais accompagné d'une escorte policière...
On dirait le Sud
Difficile d'expliquer comment Montréal a pu tomber aussi bas. Pour Anne Latendresse, professeure de géographie à l'UQAM, le sous-financement des villes con­stitue une partie du problème. «Le financement des municipalités repose sur la taxe foncière, explique-t-elle. Les dirigeants sont enclins à favoriser le développement immobilier pour accroître leurs revenus. Ça encourage l'étalement urbain. Ça avantage aussi les promoteurs. Au moins, si on permettait aux municipalités de se financer autrement, disons avec les revenus de la taxe de vente, les municipalités seraient moins dépendantes des promoteurs.»
Pour d'autres, Montréal et le Québec sont victimes de leurs tranquilles certitudes. «Nous avions l'impression que la corruption était derrière nous, explique Yves Boisvert, spécialiste de l'éthique à l'ENAP. Alors on a peut-être pris tout cela à la légère. Mais plus on se désintéresse de la corruption, et plus cette dernière s'installe en douceur. Il faut se rendre à l'évidence. Nous sommes comparables à des pays de l'hémisphère Sud, qui sont souvent cités pour des affaires de corruption.»
«Qu'est-ce qui justifie que le gouvernement du Québec ait refusé d'intervenir, depuis un an, alors que sa métropole se liquéfie dans les scandales?» s'indigne Yves Boisvert. Selon lui, ceux qui pensent qu'il s'agit uniquement d'un problème montréalais se bercent d'illusions. Surtout que la relance de l'économie québécoise repose en bonne partie sur d'énormes travaux d'infrastructures. De quoi aiguiser bien des appétits. «C'est une époque charnière de remise à neuf», rappelle-t-il.
Déjà, comme pour lui donner raison, plusieurs partis politiques provinciaux et fédéraux ont été associés aux acteurs des scandales montréalais. Et puis, il a cet avertissement, lancé par Benoit Labonté, l'ancien bras droit de Louise Harel. «Le financement politique populaire, au Québec, c'est une fiction. C'est un système hypocrite. [...] Il y a un cancer généralisé en politique au Québec.»


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