Bataille suprême

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Bordel suprême

Ottawa — Les conservateurs n’ont jamais eu une haute opinion des tribunaux et s’en sont rarement cachés. Ils s’étaient pourtant abstenus jusqu’à présent de s’en prendre de front à la Cour suprême du Canada. Depuis jeudi, ce tabou est brisé.

D’abord à travers des sources anonymes, puis par une déclaration du bureau du premier ministre, les conservateurs ont tenté de jeter un doute sur cette institution fondamentale en lançant des insinuations de partialité à l’endroit de la juge en chef Beverley McLachlin. Du jamais vu ! Et encore plus exceptionnel, même historique, est le match verbal que ces attaques ont provoqué entre le bureau du premier ministre et celui de la juge en chef. Un précédent inquiétant et troublant.

Les allégations d’abord. Elles tournent autour de la nomination du juge Marc Nadon. Le National Post révélait jeudi que, selon des sources conservatrices anonymes, la juge en chef aurait fait du démarchage auprès du gouvernement contre la nomination du juge Nadon, nomination que la Cour qu’elle préside a ensuite déclarée inconstitutionnelle.

Les sous-entendus étaient lourds et, fait rare, le bureau de Mme McLachlin a cru nécessaire de diffuser une déclaration pour rétablir les faits. Oui, la juge en chef a contacté directement le ministre de la Justice, Peter MacKay, et le chef de cabinet de Stephen Harper, Ray Novak, mais pour discuter « de l’admissibilité d’un juge d’une cour fédérale » à un des trois postes réservés au Québec. Et « la juge en chef n’a exprimé aucune opinion à propos du mérite de cet enjeu », a précisé le porte-parole de la Cour, Owen Rees.

Jeudi soir, le bureau de M. Harper en rajoutait : « Le premier ministre ou le ministre de la Justice n’appelleraient jamais un juge en exercice au sujet d’une affaire qui est portée devant son tribunal ou qui pourrait éventuellement l’être. La juge en chef a pris l’initiative de téléphoner au ministre de la Justice. Après que le ministre a reçu l’appel, il a avisé le premier ministre qu’étant donné le sujet dont la juge en chef souhaitait discuter avec lui, il serait mal avisé et inapproprié de sa part de répondre à son appel téléphonique. Le premier ministre s’est montré d’accord et n’a pas répondu à l’appel. »

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Mme McLachlin n’étant pas du genre à plier l’échine, son cabinet a répliqué hier. « Il n’y a à aucun moment eu quelque communication que ce soit entre la juge en chef McLachlin et le gouvernement au sujet d’instances devant les tribunaux », a dit son bureau, avant d’offrir une chronologie détaillée des événements. Et la juge d’ajouter : « Vu les possibles répercussions de la question pour la Cour, je souhaitais m’assurer que le gouvernement était au fait de la difficulté touchant l’admissibilité. Je n’ai à aucun moment exprimé quelque opinion que ce soit quant au fond de la question de l’admissibilité. Selon la coutume, les juges en chef sont consultés durant le processus de nomination, et il n’y a rien d’inopportun à soulever une possible difficulté susceptible d’influer sur une éventuelle nomination. »

Dans un courriel au Devoir hier, le directeur des communications du premier ministre, Jason MacDonald, a reconnu que Mme McLachlin a contacté le ministre et le bureau du premier ministre durant le processus de sélection. Or, à ce moment-là, personne ne pouvait présager qu’un avocat torontois contesterait la nomination du juge Nadon devant les tribunaux.

Le ministre de la Justice, Peter MacKay, a lui-même dit jeudi que c’était « la prérogative de la juge en chef » de le contacter dans le cadre du processus de nomination et que lui-même lui parlait à l’occasion. « Il est nécessaire que j’aie un dialogue ouvert avec le juge en chef de la Cour suprême », a-t-il ajouté.

Le gouvernement a préféré ne pas tenir compte des avertissements de Mme McLachlin, demander l’avis de deux anciens juges de la Cour suprême et celui d’un juriste éminent et foncer. C’est sa prérogative, mais il ne peut pas dire qu’il n’avait pas été prévenu.
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Toutefois, en s’attaquant à Mme McLachlin, il vise un des piliers de notre démocratie constitutionnelle. Tout cela sent le désir de revanche. Depuis le début de l’année, la plus haute cour du pays a débouté le gouvernement dans cinq causes importantes, dont la nomination du juge Nadon et la réforme du Sénat. Les conservateurs en ont assez.

Fidèles à leurs vieux réflexes réformistes, ils sont persuadés d’être victimes d’un biais défavorable plutôt que d’être responsables de leurs propres échecs. Et la tactique du dénigrement n’est pas nouvelle pour eux. C’est la même qu’ils ont utilisée pour tenter d’ébranler le directeur général des élections et le directeur parlementaire du budget. Et, encore là, parce qu’ils étaient frustrés d’être pris en défaut par ces deux chiens de garde parlementaires.

La confiance de la population en ses institutions démocratiques est déjà flageolante. S’il faut en plus qu’elle doute du dernier garde-fou qui lui reste pour protéger ses droits et l’ordre constitutionnel contre l’arbitraire du pouvoir absolu que détient un gouvernement majoritaire, que lui restera-t-il ? M. Harper joue ici un jeu, non seulement lassant, mais dangereux.


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