Les Monténégrins ont vécu ce printemps une expérience à laquelle les indépendantistes québécois n'ont fait que rêver et aspirer depuis l'époque de la télévision en noir et blanc: ils ont découvert comment les choses se passent au lendemain d'une victoire du Oui dans un référendum sur la souveraineté.
Le 21 mai, à la suite d'une campagne très intense et qui a connu son lot de promesses démagogiques - allant des lendemains qui chantent à la descente aux enfers -, une mince majorité de Monténégrins a voté da à une proposition visant à larguer le trait d'union qui unissait politiquement leur république à son imposante et difficile voisine, la Serbie. Le Monténégro, un mouchoir de poche géopolitique, plus petit que son nom sur la plupart des cartes, est traversé par une chaîne de montagnes spectaculaires mais semi-arides qui s'abîment dans l'Adriatique. Cette contrée à peu près grande comme les Cantons-de-l'Est et moins peuplée que Québec est ainsi devenue, ce printemps, le «plusse» nouveau petit pays indépendant du monde...
Ensuite? Rien. Ou si peu...
Les vainqueurs ont dansé dans les rues, agité le drapeau, bu beaucoup de bière et de rajika (eau-de-vie), bien sûr, et les perdants sont rentrés chez eux pour bouder. Pas de panique aux guichets des banques, cependant, pas d'exode des capitaux ni de colonnes de réfugiés fuyant sous une menace de représailles, pas un coup de feu, pas même une petite manif. Ce qui est quand même remarquable, vu l'histoire récente du voisinage: Kosovo, Croatie, Bosnie, Albanie...
La suite officielle des choses s'est déroulée avec une facilité et une aisance à amener un péquiste de la première heure à pleurer d'envie dans son Cuvée des Patriotes. Dans les jours qui ont suivi le vote, tous les poids lourds de la scène internationale - l'Union européenne, les États-Unis, la Chine, la France, la Russie, et même le Canada, quoique sans enthousiasme - ont admis le Monténégro dans le club des nations. Moins de 40 jours après le référendum, le drapeau monténégrin - lion d'or sur fond rouge - flottait entre ceux de la Mongolie et du Mozambique sur l'esplanade des Nations unies...
Puis ensuite? Ensuite rien, justement. La vie, quoi. Tout est resté à peu près comme avant. Et aux élections postréférendaires qui se tiendront le 10 septembre, on s'attend à ce que le gouvernement du premier ministre Milo Djukanovic soit facilement réélu.
«Le Monténégro est un pays tout petit, très divisé et fragile», dit Dragana Solomon, journaliste monténégrine qui travaille à Belgrade, en Serbie - et se demande maintenant si elle sera obligée de choisir entre ses deux nouvelles nationalités. «Avant, nous étions tous yougoslaves.»
Comme l'ensemble des autres républiques de l'ex-Yougoslavie, le Monténégro doit à la fois se remettre de la guerre civile qui l'a ébranlé dans les années 1990, se défaire de son héritage communiste, tout moderniser - des routes à la fonction publique et à ses pratiques démocratiques -, se tailler une place dans l'Europe moderne et prendre le train de la mondialisation sans sacrifier son riche et fragile bagage identitaire. Les tenants du Oui disent que le Monténégro a de meilleures chances que les autres d'y parvenir, parce qu'un petit État peut bouger très vite, s'adapter plus rapidement. Les opposants répliquent que courir vite est souvent l'ultime défense des petits. Le Monténégro libre est un pays qui a un gros défi à relever - un micro-pays pas mal stressé.
«Le plus grand avantage de ce référendum, c'est qu'il est maintenant derrière nous et qu'on n'en reparlera plus», dit Srdan Darmanovic, doyen de la Faculté de sciences politiques de l'Université de Podgorica, la capitale, et ancien député indépendantiste au Parlement fédéral de Belgrade. «Les politiciens n'ont plus de mirages à faire miroiter ou d'épouvantails à agiter. Ils doivent maintenant assumer leurs responsabilités...»
Un diplomate étranger en poste à Belgrade et qui a suivi l'affaire de près dit que ce référendum est passé en douce parce que «ce n'était pas un geste agressif, mais plutôt la confirmation officielle d'un état de fait déjà admis par tous». Le Monténégro avait graduellement conquis son indépendance avant de voter pour la proclamer. Ce fut l'œuvre de Milo Djukanovic, le premier ministre monténégrin, qui, selon ce diplomate, est «de loin le politicien le plus fin, le plus habile de toute l'Europe de l'Est».
D'abord, le Monténégro a laissé tomber l'alphabet cyrillique - les lettres russes utilisées par les Serbes. Puis, il a rejeté le dinar serbe et a fait de l'euro sa devise officielle, en 2002. Voilà cinq ans, Milo Djukanovic s'est lancé à fond de train dans une réforme économique radicale, appliquant un capitalisme doctrinaire, baissant les taxes et les impôts, réduisant le secteur public, privatisant à tout-va, sachant que la Serbie ne pourrait - ni ne voudrait - soutenir son rythme. Ensuite, Djukanovic n'a pas protesté quand le Parlement européen, à Bruxelles, fixa les conditions gagnantes de son référendum à 55% du vote - un geste arbitraire et sans précédent qui a bien agacé péquistes et bloquistes de ce côté-ci de l'océan. Alors, quand il gagna son référendum avec 55,5% des voix, le 21 mai, le concert des nations n'eut d'autre choix que d'applaudir et de le féliciter. Djukanovic a appliqué avec brio une stratégie qu'on a déjà nommée au Québec «l'étapisme», pour mieux la critiquer...
Les comparaisons avec le Québec s'arrêtent là, cependant. Au Monténégro, c'est l'argent et le vote ethnique qui ont fait pencher la balance en faveur du camp du Oui. «Le référendum ne fut pas une manifestation nationaliste; il fut plutôt motivé par un certain opportunisme économique», dit Srdan Darmanovic, le prof de sciences politiques.
Serbes et Monténégrins sont comme Québécois et Acadiens, issus de la même culture et parlant des langues qui se ressemblent. Les Monténégrins disent constituer une société distincte, ce que nient les Serbes. Au référendum, c'est la minorité musulmane albanaise, encore traumatisée par les campagnes de «purification ethnique» en Bosnie et au Kosovo, qui a fait la différence. Elle a voté massivement en faveur de la séparation d'avec la Serbie. «Pendant la guerre civile, la police monténégrine nous a protégés des soldats serbes. Nous sommes en confiance ici», dit Ferhat Dinosa, un des leaders de la minorité musulmane. La toute nouvelle élite des affaires, elle, est pressée de se joindre à l'Union européenne - et voyait la Serbie comme un handicap plus qu'un avantage.
«Nous avions pris un retard immense, il nous fallait mettre les bouchées doubles», dit Petar Ivanovic, pour expliquer la vague de privatisations qui a bouleversé l'économie monténégrine et éveillé les pires angoisses, et les pires soupçons, parmi la population. Ivanovic, économiste formé aux États-Unis et apôtre du libéralisme pur et dur, est le gourou économique du premier ministre Djukanovic - et le président de la MIPA, l'organisme gouvernemental chargé d'attirer les investissements étrangers. «Je recommandais à tous d'investir au Monténégro avant le référendum s'ils voulaient faire de l'argent, dit-il en entrevue. Et la capitalisation boursière a bondi de 37% dans les six semaines qui ont suivi le vote.»
Chaque société a son héros fondateur qui la valorise ou l'explique. Les Américains ont le cowboy, les Québécois ont le coureur des bois, et les Monténégrins, le contrebandier. Leur pays est fait pour lui: des montagnes hostiles, que même les Turcs n'ont pas su conquérir, qui débouchent sur de petits ports de pêche en face de l'Italie. Les Monténégrins aiment bien se dépeindre comme les Siciliens des Balkans, un peu frimeurs, un peu coquins, un peu mafieux. Aujourd'hui, toutefois, cette image vient les hanter, eux et leur gouvernement.
Quand le bloc soviétique s'est effondré, en 1989, plusieurs anciens pays satellites, comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, ont pédalé pour se faire une beauté capitaliste et s'intégrer à la Communauté européenne. La Yougoslavie, elle, s'est désintégrée dans la guerre civile, l'intolérance religieuse et le nettoyage ethnique provoqués par le rêve impérialiste de Slobodan Milosevic - le dictateur serbe mégalomane et sanguinaire - d'une «Grande Serbie» dominant toutes les ethnies et les religions. Les sanctions économiques imposées par Bruxelles, puis, en 1999, les bombardements des forces alliées de l'OTAN (sur Belgrade et au Kosovo, mais aussi sur la capitale du Monténégro) ont fini d'achever l'économie monténégrine. Dans les années 1990, tout le monde devait avoir une combine pour survivre, et le gouvernement aussi. «On a tous vu des convois militaires escorter des chargements de cigarettes américaines embarquées dans des vedettes italiennes», dit Nicola Doncic, écrivain vivant à Kotor, une très jolie ville fortifiée médiévale inscrite au patrimoine mondial par l'Unesco. «Ici, à la mer, les activités de contrebande étaient un secret public.»
Milo Djukanovic était déjà au pouvoir à l'époque - il a longtemps appuyé Slobodan Milosevic, avant de le laisser tomber, vers la fin de la guerre civile. De là à conclure que ces contrebandiers bien protégés étaient ses amis ou ses complices, il n'y a qu'un pas. Le pas suivant est d'affirmer que ces amis du premier ministre s'enrichissent maintenant en blanchissant leurs revenus de contrebande dans l'économie monténégrine fraîchement privatisée. C'est un autre pas allégrement franchi par beaucoup là-bas. «Le Monténégro est peut-être le seul pays au monde où la mafia est directement au pouvoir», dit Andrea Mandic, leader du principal parti d'opposition, un conservateur favorable au maintien de l'union avec la Serbie. Devant ma mine sceptique, il ajoute: «Tout le monde le sait ici, je l'ai déjà affirmé devant le Parlement, et personne ne m'a démenti. Évidemment qu'on ne m'a pas démenti, tout le monde aurait ri!»
On n'a qu'à s'asseoir à un café et à regarder passer le trafic dans les rues de Podgorica ou de Budva, la plus grande station balnéaire du Monténégro, pour saisir la structure sociale et l'économie d'un pays émergent de l'ancienne Europe de l'Est - un pays du «deuxième monde». Deux types de bagnoles: la grosse Mercedes rutilante, la vieille Yugo bosselée et patinée. Presque rien entre les deux - il n'y a plus de classe moyenne ici. Des nouveaux riches pleins aux as, dégoulinants de classe, et les autres, qui se débrouillent avec un salaire mensuel moyen de 500 dollars canadiens. Dans un ex-pays communiste, égalitaire et centralisé, les nouveaux riches sont forcément suspects. Et avec raison, parfois. Ajoutez à cela que des Russes - comme nouveaux riches, ils sont parfaits - se sont précipités sur les plus belles propriétés de l'Adriatique dès que le marché s'est ouvert, battant les Anglais et les Irlandais de vitesse, et vous avez tout ce qu'il faut pour argumenter que les riches sont suspects, et les gouvernants, leurs complices... (Des capitaux russes ont acquis l'aluminerie nationale - la seule grande usine de tout le pays -, mais les Finlandais, les Grecs et les Danois sont les plus gros investisseurs étrangers, selon Petar Ivanovic. Et pour la première fois en 2005, les investissements «neufs» dépassaient les achats de biens privatisés par l'État.)
«Il est ridicule et démagogique d'affirmer que la mafia gère le Monténégro», dit Nidelkjo Rudovic, directeur des pages politiques du quotidien Vijesti, le journal sérieux de Podgorica. «Cependant, il y a des problèmes: les grandes privatisations ne se sont pas toujours faites de façon parfaitement transparente, l'information ne circule pas facilement, la fonction publique et le système judiciaire n'ont pas gagné assez d'indépendance par rapport au gouvernement. Cela crée un climat de suspicion qui n'est pas très sain.»
Petar Ivanovic, le gourou économique, demeure confiant. «Ce sont les sanctions économiques des années 1990 qui ont créé le marché noir, la corruption, la contrebande - des habitudes difficiles à chasser par la suite, mais nous y parvenons.» Comment? En réduisant les taxes, les impôts, les tarifs douaniers, évidemment. «Nous avons abaissé les taxes et les impôts, mais les revenus du gouvernement ont augmenté, ainsi que le taux d'épargne dans les banques, explique-t-il. Les fruits du travail au noir, l'argent gris reviennent dans l'économie officielle, parce que ça ne vaut plus le coût de tricher.» Il y a cinq ans, dit-il, le taux d'inflation était de 10% par mois - 120% par année. «Une économie ne peut rester saine dans ces conditions.» L'inflation est maintenant de 1,7% par an.
Le Monténégro, cet été, était en train de digérer une vérité postréférendaire qu'on n'avait pas bien vu venir là-bas. Quand on devient indépendant, on est tout seul à jouer parmi les grands, parce qu'on a perdu les vilains qu'on blâmait pour tous les problèmes. «Notre démocratie n'est pas solide, pas bien formée - mais là d'où nous venons [la Serbie], les choses étaient encore pires», dit Branko Radulovic, vice-président d'un tout nouveau parti social-démocrate, le Groupe pour le changement, mis sur pied juste à temps pour l'élection du 10 septembre 2006. «Nos institutions publiques ne sont pas assez fortes et expérimentées pour obliger le gouvernement à la transparence, dit-il. Maintenant que nous sommes indépendants, nous risquons de devenir une république de bananes, contrôlée par une oligarchie d'affaires amie du pouvoir.»
Je lui demande si les politiques économiques de Djukanovic sont trop à droite à son goût. «Pas trop à gauche ou à droite, trop comme les Russes!» lance-t-il dans un grand éclat de rire.
Les Monténégrins sont grands et beaux. Les hommes portent les cheveux courts et roulent des mécaniques sous des t-shirts moulants. Les femmes, grandes et bien roulées, affectionnent les microjupes et les bustiers extravagants en vogue partout dans le deuxième monde méditerranéen. Ce qui frappe le visiteur de ce petit pays isolé, cependant, c'est l'uniformité, qui confine au conformisme. Pas de Noirs ni d'Asiatiques, ici; pas de femmes voilées, de barbus, de turbans; pas d'obèses; pas même un punk qui essaie d'attirer l'attention. Dans les Balkans, on ne badine pas avec l'identité, la nationalité, la religion. On est ici très loin du village planétaire des rues de Montréal, Paris ou Berlin.
Le Monténégro a opté pour l'indépendance afin d'accélérer sa modernisation, son intégration à l'Europe. Toutefois, l'émergence d'une diversité économique et culturelle nouvelle, qui découle de cette décision, est ce qui inquiète le plus là-bas. On commence à subir des changements de taille qu'on ne comprend ni ne contrôle très bien. «Personne ne s'ennuie du régime communiste, évidemment, mais il y avait aussi du bon à l'époque», dit Nicola Duncic en sirotant une Niksico (la bière nationale, acquise par le géant belge Interbrew...). «Il y avait beaucoup moins de pression. Il n'y avait pas de riches, mais pas de pauvres non plus. Nous vivions dans un grand pays, nous avions même nos propres autos - des Yugo, mais bon... Maintenant, tout est world, la musique, les autos, les modes, et il n'y a que les étrangers et les mafieux qui peuvent se payer ça.»
On peut comprendre cette nostalgie. Il y a quelques années, tous les Monténégrins ont eu l'occasion d'acheter leur appartement pour une bouchée de pain - quelques centaines d'euros. Aujourd'hui, un petit 70 m2 dans la vieille ville de Kotor se vend dans les 200 000 euros, et les prix ont doublé ces 12 derniers mois.
Bien des Monténégrins se demandent s'ils auront encore les moyens de vivre dans leur pays, maintenant qu'il est libre...
Argent et vote ethnique
Au Monténégro, les souverainistes l'ont emporté. Dans ce petit pays qui a fait des héros de ses contrebandiers, personne n'a été surpris. Mais au lendemain du oui, ça se complique un peu.
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