Andréa Kotarac, le "rouge-brun" qui embarrasse la France insoumise

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Le soutien d'un élu de la France insoumise à Marine Le Pen fait éclater au grand jour la fracture gauche-droite

Ce fut d'abord la surprise. Lorsque Andréa Kotarac, prometteur conseiller régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a annoncé qu'il quittait la France insoumise (LFI) et appelait à voter pour le Rassemblement national aux élections européennes, ses camarades, amis, et même sa famille sont tombés de leur chaise. "Personne ne comprend", souffle Sophie Rauszer, candidate aux européennes pour LFI et longtemps proche de l'élu tout juste trentenaire. "Je suis abasourdi par ce que je viens de voir en direct sur BFM", écrit l'élu lyonnais Elliott Aubin sur Facebook, qui raconte avoir "commencé [son] militantisme à ses côtés il y a près de dix ans. Ce soir, j’ai comme le sentiment de perdre un ami que j’ai même pu considérer comme un frère."


A la stupeur a très vite succédé la violence du divorce, à la mesure de la volte-face de Kotarac, passé de la gauche radicale au soutien au RN. "Cela m'inspire du dégoût", a répondu Jean-Luc Mélenchon lorsque Marianne l'a interrogé au sujet de cette défection inattendue. Sur BFM TV, le député du Nord Adrien Quatennens a lâché : "Le sort des traîtres m’intéresse peu, surtout quand leur charpente politique est en papier mâché". Sur les réseaux sociaux, les prises de position pro-Marine Le Pen d'Andréa Kotarac sont suivies de dizaines de commentaires hostiles d'anciens camarades en colère et amers face au revirement de cet ancien militant du Parti de gauche, dont il était devenu le co-responsable de la section jeunes. Le PG a d'ailleurs très vite exclu le conseiller régional, estimant que sa décision allait "à l’encontre de tous les principes républicains que défendent le Parti de gauche et la France insoumise". Même décision chez le groupe Rassemblement citoyen écologiste & solidaire (RCES) au conseil régional, que Kotarac avait déjà décidé de quitter.


Reste à examiner les motifs du départ de cet espoir de LFI, que Jean-Luc Mélenchon tenait en estime au point de se déplacer pour le soutenir lors des municipales à Lyon en 2014, et à en analyser les conséquences politiques. Inconnu jusqu'à son voyage controversé à Yalta à un forum économique pro-Poutine en compagnie de figures du RN (Thierry Mariani, Marion Maréchal), puis son annonce ce mardi 14 mai au soir, Andréa Kotarac ne se sent plus en phase avec LFI, qu'il accuse d'avoir abandonné la stratégie de la campagne présidentielle : "Jean-Luc Mélenchon avait eu le génie en 2017 de réunir le peuple face à l'oligarchie au lieu de vouloir réunir la gauche sauce Terra Nova face à la droite, a-t-il asséné sur BFM. (...) On ne souhaite plus défendre les intérêts du peuple mais ceux de la gauche." Il avance également que Jean-Luc Mélenchon a été débordé en interne par la montée en puissance de la tendance "communautariste".


Au sein de LFI, le jeune homme né en Haute-Savoie incarnait une ligne populiste "pur jus" : éloigné des réflexes militants de la gauche traditionnelle, il défendait des idées souverainistes, laïques et sociales en n'hésitant pas à se montrer cassant envers ses opposants en interne, accusés de représenter une "gauche morale" déconnectée des classes populaires. Autre marqueur caractéristique du courant populiste de LFI, une appétence certaine pour les questions géopolitiques (notamment en Europe de l'Est) et un fort tropisme pro-russe. Même si l'annonce de Kotarac a été brutale, son basculement semble s'être fait de manière progressive. Sophie Rauszer raconte avoir eu une discussion avec lui après son voyage à Yalta : "Il me rapportait une conversation qu'il avait eue avec Thierry Mariani en reproduisant les dialogues, narre l'Insoumise. Je me suis étonnée devant lui qu'il tutoie une telle personnalité, ce qui n'est quand même pas anodin. Il a eu un rire gêné." Dans L'Opinion, Thierry Mariani, lui-même passé de LR au RN, révèle avoir plusieurs fois rencontré Andréa Kotarac depuis un an. Marine Le Pen a également discuté à plusieurs reprises avec le conseiller régional. Signe que si ce dernier continuait de militer avec ses camarades de LFI, sa réflexion mûrissait lentement.


Dans ses déclarations, Andréa Kotarac adopte une lecture inhabituelle du paysage politique, qui ravira les partisans de la thèse d'une "convergence des extrêmes" entre LFI et le RN. En effet, alors que les Français sont habitués à associer les termes de "barrage" voire de "front républicain" à une opposition à l'extrême droite, Kotarac mobilise une frontière d'un nouveau genre : même s'il affirme ne "pas adhérer au RN", il juge que "le contexte politique actuel nécessite un barrage à Emmanuel Macron", qui, si la liste LREM finissait en tête des élections européennes, "[accélérerait] ses réformes antisociales". Dans cette optique, le jeune homme venu de la gauche radicale articule "une porosité entre LFI et RN dans les milieux populaires, que le mouvement des gilets jaunes a traduit concrètement. Il y a des convergences entre les deux partis : sur les traités de libre-échange, l'opposition au travail détaché et aux privatisations, le RIC, la solidarité sociale…"


Les partisans de La République en Marche n'ont pas manqué de saisir l'occasion pour défendre la théorie "du fer à cheval", qui mènerait immanquablement la France insoumise et ses soutiens à se ranger derrière le RN dans une union anti-libérale et "populiste". Une démonstration qui s'appuie sur la décision d'Andréa Kotarac comme exemple définitif mais manque quelque peu de consistance : d'une part, parce que le transfert de cadres est extrêmement rare et condamné avec violence dans les rangs de la gauche radicale ; ensuite, parce que les enquêtes d'opinion montrent que de part et d'autre de l'échiquier politique les électeurs n'hésitent pas entre LFI et RN mais avec d'autres forces politiques (le PCF et EELV pour les soutiens de la France insoumise, LR voire DLF du côté du Rassemblement national) ; enfin, parce que c'est justement en raison d'un supposé abandon du populisme de la part de la France insoumise qu'Andréa Kotarac a choisi de prendre ses distances.


Vilipendé par ses anciens camarades, le conseiller place néanmoins au coeur de son argumentaire une problématique qui place la France insoumise en tension de longue date : celle du rapport du mouvement au communautarisme, et partant du traitement de ceux qui prônent une défense ferme de la laïcité, présentée comme un élément clef de la stratégie populiste. Depuis quelques mois, les tenants de cette ligne ont été marginalisés à LFI : Djordje Kuzmanovic a quitté le mouvement, François Cocq a été qualifié de "nationaliste" par Jean-Luc Mélenchon dans un tweet. L'exclusion d'un groupe de militants désireux d'organiser une réunion sur le communautarisme a également été mal vécue par les Insoumis les plus laïques. Comble de l'ironie : alors que nous interrogions pour un grand entretien paru dans Marianne, Jean-Luc Mélenchon nous assurait que la "ligne Kuzmanovic" était encore bien vivace dans son mouvement, prenant l'exemple… d'Andréa Kotarac, sans se douter que ce dernier quitterait LFI avec armes et bagages quelques heures plus tard.


Est-il encore possible de faire cohabiter plusieurs sensibilités à la France insoumise ? Pour François Cocq, la réponse est non. "Quand bien même cette pensée est centrale au sein de LFI, vous serez traités en minoritaires et marginalisés, voire bannis, parce que la stratégie électoraliste a remplacé le populisme par le confusionnisme", accuse-t-il sur son blog. Interrogé par Marianne, Kotarac met en avant le départ de Djordje Kuzmanovic, l'exclusion des militants du groupe JR Hébert mais aussi la participation de la députée Danièle Obono à la fête anniversaire du Parti des Indigènes de la République. "Il y a un écart entre les cadres du mouvement et l'électorat de Jean-Luc Mélenchon, qui reste fidèle à la laïcité et attend qu'elle soit respectée, analyse le conseiller régional. Les campagnes militants s'adressant à des minorités se sont multipliées, en accolant le mot 'phobie' à tout. Ce type d'initiatives conduit à monter les faibles les uns contre les autres." Les anciens camarades du néo-soutien du RN pointent de leur côté sa sensibilité trop prononcée : "Ses colères, que je pouvais entendre, se sont progressivement misr à dépasser le rationnel, témoigne Sophie Rauszer. Il voyait le mal partout, et aujourd'hui il en rajoute des caisses pour alimenter sa thèse. Il n'y a jamais eu de réunion non-mixte à LFI, pas plus qu'il n'y a d'obligation d'écrire les tracts en écriture inclusive…"


Le malaise d'Andréa Kotarac témoigne toutefois d'un climat à la France insoumise. La sensibilité qualifiée péjorativement de "gauchiste" a pris du poids, et ne compte pas vraiment pacifier les rapports. Illustration avec la réaction de Jean Hugon, militant LFI de Clermont-Ferrand et adversaire déclaré de la stratégie populiste : "Andréa Kotarac apporte la preuve supplémentaire que derrière chaque rouge-brun souverainiste se dissimule un brun tout court. Ravi que les types comme lui ou Kuzmanovic partent de notre mouvement après avoir cru stupidement y avoir leur place. Bon débarras à la fange fasciste." Un rappel que chez beaucoup d'Insoumis, la tentation de la purge surpasse celle du rassemblement.


L'épisode Kotarac a en tout cas mis les populistes, LFI ou ex-LFI, dans une position inconfortable : alors qu'ils ne cessent de repousser les accusations de complaisance avec l'extrême droite, voilà qu'un conseiller régional proche de leurs positions annonce soutenir le RN aux européennes. Forcés de réagir, les souverainistes ont condamné sans ambiguïté le choix d'Andréa Kotarac. Réputé pour être un défenseur de la laïcité, Elliott Aubin reconnaît que "l’idéal républicain est à défendre dans notre camp" mais clame que "jamais l’extrême droite ne sera une solution". "Banni" de LFI après en avoir été un cadre important, François Cocq tranche dans le même sens : "On ne défend pas la souveraineté populaire lorsque l’on réenferme cette souveraineté dans une prison identitaire. Le peuple français se définit de manière politique et non ethnique." Enfin, Djordje Kuzmanovic s'est fendu d'une tribune dans Marianne pour condamner la "profonde erreur" d'Andréa Kotarac. Même s'il écrit comprendre les raisons qui ont conduit celui qu'il considère comme un "ami" à quitter LFI, le fondateur de République souveraine tacle : "Pourquoi appeler à voter pour la liste d’un parti qui est revenu à son thatchéro-reaganisme originel, celui de papa Le Pen, qui s’accommode désormais de l’euro, s’acoquine avec Steve Bannon qui veut détruire partout l’État social ? Pourquoi reprocher à la FI de revenir à cette vieille lune qu’est "la gauche", et voter pour un parti qui affirme désormais ouvertement, avec la nièce, les profondes racines maurassiennes que la tante avait vainement essayé de gommer ?"


De fait, la décision d'Andréa Kotarac ne laisse pas d'étonner : alors qu'il prétend faire un choix dicté par le "souverainisme" et une opposition au libéralisme d'Emmanuel Macron, le trentenaire soutient un parti qui a largement tourné casaque sur la question de l'Union européenne et a choisi d'insister sur les thèmes identitaires plutôt que sociaux depuis le départ de Florian Philippot. "Je n'adhère pas au RN, mais j'avais besoin d'être rassuré sur certains points : le caractère républicain du patriotisme défendu, la fibre sociale, nous répond Kotarac. Le passage du FN au RN n'est pas qu'un changement de nom selon moi. Mes entretiens avec Marine Le Pen m'ont convaincu de soutenir sa liste pour ces élections." Une forme de vote utile populiste, en somme.


La raison du choix de l'ancien du PG repose aussi sur les questions géopolitiques. C'est la thèse d'Arnaud Lacheret, ancien collaborateur du candidat LR aux législatives dans la circonscription d'Andréa Kotarac, qui connaît bien l'ancien LFI et ne tarit pas d'éloges sur son talent politique. Il souligne "l'attraction d'Andréa pour la Russie, pour une Europe de l’Est souvent idéalisée, pour un Poutine dont on sait à quel point il maitrise sa communication internationale", et émet l'hypothèse que "l’image que renvoie le leader russe a pu faire vriller ce jeune élu." Arrière-petit-fils d'un soldat serbe ayant combattu pendant la Première guerre mondiale, Kotarac accorde une place très importante aux sujets internationaux dans sa construction idéologique. Sur CNews, il a expliqué que le bombardement de la Serbie par l'Otan était, avec le référendum de 2005, l'événement qui avait "forgé sa conscience politique".


Les condamnations subies en interne après son escapade à Yalta ont marqué ce fils d'un père serbe et d'une mère iranienne. D'après lui, la vision géopolitique de Jean-Luc Mélenchon est elle aussi devenue minoritaire à LFI. "Notre programme évoque une alliance altermondialiste avec les BRICS pour sortir de la logique du FMI. Je rappelle à certains gauchistes que le R de BRICS ce n’est pas pour Rungis mais pour la Russie", avait cinglé Kotarac dans L'Obs face aux réserves de certains Insoumis. Répondant aux questions de Marianne, Jean-Luc Mélenchon a réaffirmé sa volonté de mettre fin à "l'hystérie antirusse" en Europe. Insuffisant pour convaincre le jeune Andréa Kotarac de mettre les voiles et s'offrir son quart d'heure warholien. L'intéressé n'a pas encore prévu de la suite qu'il escomptait donner à sa carrière politique : "Je resterai un homme engagé en politique, mais j'aurai besoin de temps pour décider de la nature de cet engagement après les européennes", nous livre-t-il.