À l'école du Black Power

Issue d'une lutte menée par la communauté afro-canadienne de Toronto, l'école Africentric a ouvert ses portes en septembre dernier

École noire


Lisa-Marie Gervais - Toronto — «Plutôt mourir que de devenir esclave!» Sourcils froncés, regard frondeur, le jeune Chase, âgé de huit ans, crie en agitant le poing. Ses talents d'acteur lui ont valu le rôle principal dans une pièce de théâtre musicale montée par sa classe de troisième. Derrière lui, dans la bibliothèque de l'école, se tiennent des incarnations hautes comme trois pommes de Malcolm X, Nelson Mandela et Martin Luther King, coiffées de dreadlocks, qui bientôt se déhancheront sur un succès de Michael Jackson. Ici, aucune chance de croiser le fantôme de l'opéra ou encore le Jean Valjean des Misérables, grand classique littéraire français. Non. Ce n'est vraiment pas la préoccupation de l'école alternative Africentric, la première école de Toronto 100 % noire.
«Les jeunes apprennent tout simplement à être fiers de leur histoire, de leurs origines. On suit le programme [du ministère de l'Éducation] de l'Ontario, mais on ajoute un peu de notre héritage afro pour le rendre plus riche pour nos élèves», explique Véronica Sullivan, responsable de la bibliothèque et des technologies de l'établissement public. La Commission scolaire du district de Toronto compte une quarantaine d'écoles alternatives entièrement subventionnées par la province.
L'école Africentric, qui a ouvert ses portes en septembre dernier, est issue d'une lutte menée par la communauté afro-canadienne de Toronto, un peu à l'image de la longue marche des esclaves noirs vers la liberté. Elle jouit à tout le moins d'une popularité retentissante puisque 130 élèves, soit trois fois plus que le nombre attendu, y sont inscrits. Et la liste d'attente de quelque 60 noms continue de s'allonger.
Identité et réussite
Il y a une trentaine d'années, l'idée d'une école centrée sur l'histoire et les besoins de la communauté noire avait germé dans l'esprit de quelques leaders influents. Au fil des ans, le projet s'est incarné dans une école primaire qui devait avoir pour mission de rehausser l'estime de soi et de renforcer le sentiment d'appartenance des enfants noirs — d'où qu'ils soient — à leur communauté et de contribuer à enrayer en amont l'effarant taux de décrochage scolaire (40 % chez les ados noirs).
Thando Hyman, la directrice de l'école, était prédestinée pour piloter le projet. Très impliquée dans la stratégie et la planification de la réussite des enfants noirs, cette détentrice d'une maîtrise en éducation avait passé en revue les facteurs de réussite scolaire des jeunes filles de la communauté et leurs résultats. «Il y a clairement une corrélation entre l'identité, la confiance et l'estime de soi et leur capacité de réussir à l'école», a-t-elle noté.
Le 29 janvier 2008, après un débat enflammé, la Commission scolaire du district de Toronto (TDSB), la plus grosse au Canada, a voté à 11 contre 9 pour la mise sur pied d'une telle école. Un an après son ouverture, l'établissement suscite toujours la controverse. À la différence que certains parents et divers représentants de la communauté noire des environs de Toronto, réconfortés par cette victoire, se sentent encore plus aptes à défendre leur projet. «C'est tellement important pour les enfants de se voir reflétés dans la société et d'avoir des modèles», a expliqué la directrice.
Ségrégation?
Ainsworth Morgan, ex-footballeur professionnel devenu enseignant, déplore qu'on prête des intentions ségrégationnistes à l'école où vont ses enfants. «Ça me fait rire. C'est insulter les gens qui vivent dans la vraie ségrégation, là où c'est régi par la loi. Mais ici, c'est un choix fait par 100 % des parents», avance-t-il.
«On s'inquiète du sort des Noirs. Comment vont-ils fonctionner dans une société multiculturelle? Comment vont-ils interagir avec les autres?... A-t-on les mêmes discussions sur les écoles de Blancs? Non. Tout le monde s'en fout. Ce n'est même pas un sujet de conversation, a-t-il dit. C'est parce qu'on croit que ceux qui font partie de la communauté dominante n'ont pas à s'ajuster. Moi, je dois dire à mes enfants qu'ils ont deux choses à apprendre. Ils doivent se connaître eux-mêmes et connaître l'autre, savoir comment fonctionner dans son univers.»
Mais n'est-ce pas au milieu familial de transmettre sa culture et ses valeurs? «Certains parents ne connaissent rien sur eux-mêmes, rien de la contribution des Afro-Canadiens au monde. Ils savent qu'ils sont noirs. Point, soutient Mme Hyman. Ce serait bien que les enfants voient qu'ils ne sont pas seulement des consommateurs, mais aussi des producteurs d'Histoire.»
Et enseigner à ces jeunes Noirs qui ils sont et d'où ils viennent n'omet aucun détail, pas même les pires clichés. Les Noirs savent se mouvoir magnifiquement bien, ont de belles lèvres pulpeuses et des cheveux crépus? Ici, on en parle. «Quelque chose d'aussi simple qu'une coiffure devient un sujet d'importance pour les enfants», confirme la charismatique directrice. À l'école Africentric, même les motifs des uniformes rappellent ceux des tissus africains.
Bien sûr, la réussite scolaire demeure une priorité. L'un des objectifs de l'école est que 80 % des enfants de troisième année puissent lire à leur niveau. «On travaille beaucoup sur la lecture et le développement de la pensée critique, des compétences en phase avec notre pédagogie. Nos classes de 3e, 4e et 5e année ont, par exemple, beaucoup fait de recherche-action sur Haïti, ce qui est très à propos avec tout ce qui arrive là-bas», explique Thando Hyman.
N'empêche, le pari était risqué. Et nommer l'école «Africentric» est une prise de position sans équivoque qui prête le flanc à la critique. «J'aurais aimé qu'on n'utilise pas le mot "Africentric" pour désigner l'école. Ça fournit une cible à ses détracteurs et ça nous empêche d'avancer et d'avoir de réelles discussions sur le fond», croit M. Morgan.
L'heure du bilan
En cette fin d'année scolaire, tous les regards — surtout les plus sceptiques — sont tournés vers l'école Africentric. Mais la directrice admet qu'elle n'est pas en mesure de dresser un bilan des résultats. «Ça prend trois ou quatre ans avant de pouvoir tirer des conclusions à partir des données sur les résultats scolaires, rappelle Mme Hyman. L'année inaugurale, peu importe l'école, est souvent consacrée à disposer les pierres de fondation. C'est ce qu'on a fait avec notre équipe de profs, les parents et les élèves.»
Des problèmes? «L'espace», lance la directrice, qui y voit une preuve de succès, à tout le moins populaire. Africentric, qui se trouve sous le même toit qu'une autre école, la Sheppard Public School, devra s'agrandir ou chercher à déménager. Pour l'instant, le fait qu'elle ait pignon sur rue au nord du centre-ville de Toronto, près du parc Downsview dans le «L» formé par les autoroutes 400 et 401, sert bien la communauté noire, dispersée de Mississauga à Scarborough.
Winsome, une Jamaïcaine d'origine comme bien des parents qui envoient leurs enfants à l'Africentric, habite tout près de l'école, à quelques pas de Jane and Finch, un quartier connu pour sa forte concentration noire. Mais aussi son trafic de drogue et sa violence, dont les médias s'abreuvent. Elle tenait à ce que son fils de troisième année fréquente cet établissement, pas seulement pour sa spécificité. «Les professeurs sont excellents», affirme-t-elle. Winsome, qui a dû laisser sa carrière d'enseignante pour devenir nourrice lorsqu'elle est arrivée au Canada, a vu son fils s'améliorer. «Il a plus confiance en lui, est plus curieux et me pose beaucoup de questions sur notre culture et nos origines», dit-elle. Et ses résultats scolaires? «Attendons la fin de l'année», avance-t-elle.
L'école s'ouvrira l'an prochain aux élèves de 6e année. Puis de 7e et de 8e... La directrice peine à prendre la mesure de tout ce qu'il reste à faire. «Il n'y a pas de think tank en éducation afro-centrique au Canada. Alors qu'on a un réel besoin d'enseignants, de penseurs dans ce domaine», constate-t-elle. Autant de gens qu'il faudra former, qui seront peut-être bien recrutés à même la pépinière de l'école Africentric.


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