Sur l’avenir de Québec solidaire (4/5)

À gauche de la gauche ?

Élection Québec 2012


L’histoire de la gauche radicale n’est pas simple au Québec. Elle remonte au début des années 1960, quand certains sont tentés de situer la Révolution tranquille qui commence dans la grande vague décolonisatrice qui fracturait les uns après les autres les empires coloniaux européens. Le Québec serait-il le prochain foyer du tiers-mondisme révolutionnaire? Le socialisme avait alors bonne réputation dans la gauche indépendantiste naissante, comme si la libération nationale à la québécoise avait la même signification que la libération nationale à l’algérienne ou à la vietnamienne. Ce courant, associé à la synthèse entre l’indépendantisme et le socialisme, se retrouvera dans une revue comme Parti pris, qui fut en quelque sorte son laboratoire idéologique. Il jouera un grand rôle dans le RIN, surtout après le départ de Marcel Chaput, et ne se ralliera jamais vraiment au Parti Québécois, dont il fera systématiquement le procès, parce qu’il aurait embourgeoisé l’indépendance. Il évoluera toujours à la gauche du mouvement national sans jamais vraiment s’en séparer complètement, et quelquefois, en rejoignant ses rangs (on trouve d’ailleurs encore aujourd’hui certains de ses héritiers dans les rangs du PQ, comme Pierre Dubuc et les autres militants associés ces dernières années au SPQ Libre).
Ce courant sera concurrencé à partir des années 1970. À ce moment, une mouvance importante de la gauche radicale se demandera si le nationalisme n’était pas une idéologie bourgeoise cassant la solidarité ouvrière pancanadienne et solidarisant les ouvriers avec leurs patrons exploiteurs, sous le prétexte qu’ils partageraient une langue et une culture? Il fallait tout miser sur un front prolétarien unitaire à la grandeur du Canada. C’était la mouvance marxiste-léniniste (bien qu’elle n’aura pas le monopole de ce point de vue, le progressisme de Trudeau, qui relevait d’une toute autre tradition politique, évidemment, l’amenait à entretenir un semblable rapport avec le nationalisme, selon lui détestable tribalisme ethnique et obstacle à la solidarité entre les peuples). D’ailleurs, la grande majorité de l’extrême-gauche s’opposera à la souveraineté en 1980, en plaidant pour l’abstention. Elle espérait la révolution prolétarienne. Elle découvrit au lendemain du référendum qu’elle n’arriverait pas. Certains se convertiront à la vie bourgeoise et feront de belles carrières dans la vie publique (souvent en se convertissant au néolibéralisme), d’autres préférèrent poursuivre leur activisme dans les rangs de la gauche communautaire, féministe ou multiculturelle.
Alors que la figure de référence de l’indépendantisme socialiste (certains parleraient de la gauche nationale) était le travailleur francophone syndiqué en lutte contre ses patrons exploiteurs, celle des héritiers de l’internationalisme prolétarien deviendra «l’exclu», le «minoritaire», ce qui les amènera, d’ailleurs, à embrasser le multiculturalisme. On trouve là l’origine du soutien de Québec solidaire aux femmes qui veulent porter la burqa et son adhésion à la «laïcité ouverte» qui n’est qu’un multiculturalisme ne disant pas son nom (je reviendrai sur cela un peu plus loin). En Europe, d’ailleurs, la même mouvance héritière de l’extrême-gauche a joué un rôle idéologique majeur dans la mutation diversitaire du progressisme. Les héritiers de l’extrême-gauche ont renoncé au prolétaire, qui n’avait pas voulu de la Révolution (d’ailleurs, on se mettra à mépriser les classes populaires, qui préféraient les augmentations de salaire aux chansons révolutionnaires en les accusant même de xénophobie ou d’homophobie, ou de tares semblables, parce qu’il tenait aux valeurs traditionnelles), pour se convertir à l’exclu, au marginal. La critique du capitalisme, sans être abandonnée, sera élargie, plus vastement, à celle de la civilisation occidentale.
Cette histoire est indispensable pour comprendre ensuite la difficulté qu’aura la «gauche de la gauche» à se rassembler. Pendant longtemps, la gauche radicale s’est montrée incapable de se rassembler dans un grand parti, ses éléments les plus efficaces préférant d’ailleurs l’action syndicale, pour s’inscrire dans les luttes sociales les plus actives. On en a perdu le souvenir, mais le syndicalisme des années 1970, loin d’être «corporatiste», comme on dit, était profondément marxisé (c’était notamment le cas de la CEQ) et résolu à faire «sauter la baraque» (c’était plutôt le programme de la FTQ). La crise de 1973 mettait en jeu un syndicalisme tenté par la révolution dont la réalité correspondait peu au romantisme militant dont a gardé la trace la conscience collective. Certains, à gauche, sont nostalgiques du syndicalisme de combat à l’ancienne, qui ne se contentait pas de lutter pour la social-démocratie, mais pour un changement social radical. La CLASSE de Gabriel Nadeau-Dubois et de Jeanne Reynolds sont notamment les héritiers de ce syndicalisme de combat.
Retour à Québec solidaire. Il représente donc, dans l’histoire de la gauche radicale, la volonté de ramener son combat dans le champ parlementaire. Il devait réconcilier deux traditions politiques qui s’étaient considérablement opposées dans le passé, mais qui ne voulaient plus s’encombrer de souvenirs acrimonieux politiquement contre-productifs (deux traditions, et beaucoup plus de groupuscules, faut-il le préciser). Au moment de la création de Québec solidaire, l’Union des forces progressistes, à laquelle appartenait Amir Khadir, représentait bien la veine du socialisme indépendantiste, alors qu’Option citoyenne était l’expression politique de la nébuleuse communautaire et féministe dont Françoise David était le porte-étendard la plus connue. Ces deux sensibilités ont donc cherché à faire front commun, ce qui n’était pas si difficile, finalement, sinon sur la question nationale. On se souvient d’ailleurs des byzantines querelles internes au parti pour savoir s’il allait faire le choix de la souveraineté ou du fédéralisme. De l’extérieur, plusieurs n’y comprenaient rien. De l’intérieur, la gauche radicale reproduisait ses vieilles querelles autour de la question nationale.
Le problème est le suivant. Si ces deux courants se situent d’une manière ou d’une autre dans la tradition de la gauche radicale, qui se définit par son hostilité fondamentale au capitalisme et à la civilisation occidentale, leur attractivité politique n’est pas la même. Tant qu’il se laissait définir par les fidèles de Françoise David, Québec solidaire végétait. Françoise David, ne trouvait pas d’échos au-delà de la gauche communautaire et féministe où elle avait poursuivi son engagement dans les années 1980 et 1990, bien qu’elle bénéficiait de la bienveillance – pour ne pas dire de la complaisance – médiatique, comme si elle représentait la conscience humanitaire d’une société québécoise sans idéaux ni générosité. La politique est affaire de passions, elle ne va pas sans combats et affrontements et supporte mal les discours moralisateurs où pontifient les professeurs de vertu. Le progressisme soporifique de Françoise David n’avait rien de cela. Françoise David a probablement des qualités humaines immenses et personne ne remettra jamais cela en question. Elle n’a pas celles qui sont nécessaires à une cheffe politique.
On ne saurait dire la même chose d’Amir Khadir. On peut ne pas l’aimer, trouver détestable ses idées, s’exaspérer de la démagogie qu’il pratique trop souvent. On peut continuer de croire que le socialisme est une très mauvaise idée dont la démocratie devrait se tenir éloignée le plus possible. On peut s’inquiéter de ses amitiés avec ceux qui vomissent trop spontanément la civilisation occidentale. Nous sommes néanmoins devant un chef politique charismatique, qui exerce un véritable effet d’hypnose chez ses partisans – comme chez ses détracteurs, qui ne voient que lui. Comme d’autres, je l’ai rapidement comparé à Jean-Luc Mélenchon, le leader de la gauche radicale française. D’abord et avant tout, il maîtrise le verbe. Et remarquablement. Il est cultivé et sait jouer de ses lettres médiatiquement, en multipliant les références littéraires, historiques et culturelles qui le placent à part dans un univers où le politicien pragmatique a désenchanté la parole publique. L’homme sait faire rêver sa base et donne un souffle à son engagement politique qu’il serait mal vu de mépriser. Il sait même canaliser la colère populaire bien au-delà de ses fidèles les plus immédiats. Il maîtrise l’art de la transgression calculée, celle qui peut le remettre au cœur du système médiatique quand il se désintéresse trop longtemps de lui.
Cela ne va pas sans de nombreux dérapages, comme lorsque Khadir cherche à boycotter un marchand de soulier au nom de la libération palestinienne, ou lorsqu’il déclare la guerre au Grand prix, devenu pour lui, le symbole du capitalisme le plus dégénéré, ou lorsqu’il agite publiquement la théorie du complot à propos des attentats du 11 septembre. On l’a vu, pendant la crise étudiante, chercher à se faire arrêter, pour devenir le persécuté officiel du printemps québécois. Il aurait bien aimé qu’on le prenne pour l’incarnation québécoise de Gandhi, de Martin Luther King ou de Nelson Mandela. Mal joué. Il avait l’air d’un comédien. Ces dérapages sont toutefois moins des dérives maladroites que des révélateurs d’une vision du monde centrée sur l’hypercritique de ce qu’il croit être un empire occidental dominateur. Et pourtant, malgré tout cela, Khadir demeure une figure politique majeure, et si le grand public semble s’en lasser, sa base élargie continue de l’imaginer comme le seul politicien au service du bien commun. Québec Solidaire serait d’ailleurs suicidaire d’envoyer Françoise David plutôt qu’Amir Khadir au débat des chefs. Avec la première, nous aurons droit à un cours de morale. Avec le second, à un redoutable débatteur politique, fin dialecticien, qui risque de tourner cette querelle à son avantage. Il n’est pas interdit de penser qu’il puisse y transformer sa présence en véritable occasion de croissance pour son parti.
Le succès de Khadir n’est pas seulement personnel. C’est aussi qu’il est parvenu à réactiver un langage politique que plus personne ne parlait, le nationalisme décolonisateur, qui trouve un bon écho chez tous les déçus du PQ, qui le trouvent trop mou sur l’indépendance, ou trop complaisant avec l’économie de marché. Il attire de la clientèle péquiste ceux qu’on assimilera à la gauche nationale. Son discours sur l’exploitation étrangère des ressources naturelles au Québec trouve un écho chez ceux qui s’imaginent encore le Québec en situation coloniale, victime de multinationales pillant un sol riche au seul avantage des marchés. Il s’inspire d’ailleurs de la gauche sud-américaine, où s’écrit actuellement, selon lui, l’avenir du progressisme. La vigueur politique de QS vient du fait qu’il conteste désormais apparemment son nationalisme au Parti Québécois, en l’accusant de s’être embourgeoisé avec le temps, en l’accusant de participer pleinement à la classe dominante du Québec officiel (ce qui n’est pas faux, pour peu qu’on associe le PQ non pas à l’establishment du grand capital, mais à celui du modèle québécois). Québec solidaire associe intimement la question nationale et la question sociale, comme si l’indépendance n’avait de sens qu’à gauche, porteuse d’une vision du monde socialisante.
Ce nationalisme décolonisateur radicalisé permet à Khadir de faire converger vers lui (davantage que vers Québec solidaire en soi) des mouvances radicales qui évoluent à la périphérie du débat public. Il s’agit, de son point de vue, d’une poursuite de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme d’hier. On expliquera ainsi son antiaméricanisme viscéral, ainsi que son antisionisme. C’est dans cette perspective aussi qu’il s’imagine les groupes autochtones au Québec victimes d’un «apartheid» inqualifiable et le français au Québec comme la langue de l’oppresseur colonialiste. Ce nationalisme décolonisateur n’empêche pas QS, toutefois, de faire la promotion active d’un multiculturalisme particulièrement radical au nom de la «laïcité ouverte», ce qui l’a amené à une étrange complaisance envers des symboles religieux qui représentent pourtant une aliénation grossière de la femme. Pendant la crise des accommodements raisonnables, le multiculturalisme de QS était particulièrement radical. De même, Québec solidaire a tendance à accuser de xénophobie tous ceux qui entendent diminuer les seuls d’immigration pour les rendre compatibles avec nos capacités d’intégration et va même jusqu’à reprendre l’argumentaire patronal pour justifier l’ouverture maximale des frontières. Il y a une chose que la gauche radicale partage avec le patronat néolibéral : un sans-frontiérisme radical, un refus de prendre au sérieux la citoyenneté nationale. La gauche multiculturelle et la droite néolibérale, très souvent, se donnent la main.
Sans surprise, QS a connecté très facilement avec la rue au moment de la crise étudiante, en rappelant que de son point de vue, le parlement n’était qu’une arène parmi d’autres de la démocratie, et pas nécessairement la meilleure. C’est d’ailleurs la force de QS d’avoir un pied à l’intérieur du système, et un pied à l’extérieur. Pour emprunter son vocabulaire à l’histoire politique, Khadir en est venu à occuper au Québec la fonction tribunicienne. Il prétend représenter le peuple qui serait aujourd’hui expulsé d’un système politique au service exclusif d’intérêts oligarchiques. Khadir a le talent qu’il faut pour porter politiquement une protestation sociale qui déborde de l’opposition parlementaire. En fait, autant Pauline Marois avait l’air d’une bourgeoise égarée dans la foule avec son carré rouge et sa casserole, autant Amir Khadir était en symbiose avec elle (et on ne se surprendra pas d’ailleurs que la CLASSE vienne, à demi-mot, d’en appeler à un appui massif à Québec solidaire lors de la prochaine élection). Il y a une forme d’antiparlementarisme qui ne dit pas son nom chez cette gauche radicale, qui préfère la rue aux institutions. On peut parler sans trop se tromper d’un populisme de gauche.
Le peuple, pour la gauche radicale, ne peut vouloir que la révolution. Ou alors, il est aliéné. La gauche populiste, de ce point de vue, participe à la radicalisation du cynisme dans la politique contemporaine en laissant croire que seule une contestation sociale globale nous permettrait de croire à nouveau aux vertus de la politique. Entre le statu quo et la révolution, la gauche radicale ne vient rien voir d’autre, sinon un réformisme prudent auquel elle peut se rallier de manière circonstancielle, mais jamais fondamentale. On voit donc avec quel étrange allié certains au PQ ont souhaité un front uni, comme si QS n’était qu’un peu plus à gauche que le PQ. Comme s’il s’agissait d’une même famille divisée entre modérés et excessifs. En fait, QS propose un autre rapport à la réalité que les grands partis. Il laisse croire qu’une transformation sociale radicale, majeure, et fondamentalement positive, sera possible, si nous nous engageons dans un processus radical qu’il prétend piloter. On comprend bien pourquoi et comment ceux qui se reconnaissent encore dans la démocratie libérale, l’économie de marché et la civilisation occidentale dans ses grandes références culturelles et philosophiques peuvent difficilement faire front commun avec ce parti.
Québec solidaire ne gouvernera jamais le Québec. Mais dès la prochaine élection, il pourrait sortir des marges et devenir un parti politique important en gagnant quelques sièges de plus à Montréal, ce que lui permet d’espérer la mutation sociologique de la métropole. L’écho à peu près nul de QS en région et significatif à Montréal révèle bien les fractures profondes qui traversent aujourd’hui notre société. La crise sociale actuelle a créé les conditions non pas d’une révolution québécoise, évidemment, mais de la constitution d’un parti populiste de gauche, connecté avec la rue et les différentes mouvances radicales qui s’y expriment. La gauche radicale au parlement pourrait bien être l’héritage du printemps québécois. Si le PLQ était reporté au pouvoir et que l’opposition entrait à nouveau en crise, il n’est pas impossible d’imaginer non plus qu’un bloc du PQ s’en détache pour s’allier avec QS et créer un nouveau parti souverainiste de gauche, qui jouerait dès lors un rôle majeur dans la mise en forme politique du nationalisme québécois. Certains s’en réjouiront. D’autres croiront qu’il s’agirait là d’une mutation suicidaire du nationalisme québécois. Évidemment, ce dernier scénario est hypothétique. Mais il suffit d’y penser pour se convaincre que notre société change en profondeur.


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