1763 - des lendemains qui déchantent

Chronique de Me Christian Néron

1763 : DES LENDEMAINS QUI DÉCHANTENT


L’adoption de la Proclamation royale de 1763 a provoqué, au Canada, un chaos judiciaire à nul autre pareil. Dans leur complète ignorance des dispositions du droit colonial anglais applicables aux colonies cédées par traité et possédant déjà leur propre système de judicature, le gouverneur James Murray et son conseil avaient adopté l’Ordonnance établissant les cours de justice civile1 qui mettait en place un système entièrement nouveau.
Partant du postulat, erroné, que les lois et coutumes du Canada avaient été rayées d’un trait par la cession du pays, ce système s’inspirait des institutions déjà en place dans les autres colonies, dont plus particulièrement la Nouvelle-Écosse2.
Deux «sans-génie» exceptionnels avaient été à l’origine de ce gâchis, soit William Gregory et George Suckling. L’un, William Gregory, un avocat de Londres en situation précaire, s’était vu confier la première commission de juge en chef de la province de Québec le 24 août 1764; et l’autre, George Suckling3, un autodidacte qui, sans jamais avoir mis les pieds dans une école de droit, s’était lui-même proclamé avocat à Halifax, se voyait confier la charge de procureur général4.
Leur ignorance des principes de base du droit colonial anglais se complique du fait qu’ils sont l’un et l’autre nuls en français et en droit civil. Et, à une incompétence désastreuse s’ajoute une moralité douteuse : Grégory5 venait tout juste de sortir de prison pour avoir faussé compagnie à ses créanciers, tandis que Suckling s’était ironiquement mérité le surnom de «Newgate lawyer» à Halifax, Newgate étant alors la principale prison de Londres. Compte tenu de la complexité de la situation où ils sont appelés à jouer un rôle de premier plan, l’avenir du Canada s’annonce plutôt mal.
En vertu de l’Ordonnance du 17 septembre 1764, Gregory, à titre de juge en chef du Banc du roi, se voit octroyer compétence pour entendre et juger en dernière instance toutes les causes civiles et criminelles6. Croyant à tort que la cession a aboli les lois et coutumes du Canada, et que la Proclamation royale y a introduit l’ensemble du droit anglais, toutes ces causes doivent forcément être jugées en vertu de ce droit.
En première instance, toutes les causes, tant civiles que criminelles, sont confiées à des juges de paix7. Au nombre de trente-six, la plupart sont inaptes à l’exercice de la moindre activité judiciaire. Faiblement scolarisés, sans formation générale ni connaissances minimales en droit, ils doivent présumément rendre leurs jugements selon le droit anglais, ou selon ce qu’ils en peuvent comprendre. Sur le plan éthique, plusieurs de ces magistrats improvisés sont tout simplement des filous égarés aux commandes d’un système judiciaire.
Les Canadiens, abasourdis, ne savent que penser de cette mascarade. Habitués à vivre jusque-là sous un système d’administration de la justice étonnamment moderne et efficace, ils ne tarderont pas à faire part à Sa Majesté de leur consternation face à ce scandale inusité, où, par un simulacre de procès, un triste sire pouvait expédier au bout d’une corde, et sans possibilité d’appel, un enfant de plus de sept ans pour le vol d’un objet d’une valeur d’un shilling8.
Tous les procès ont lieu dans la seule langue comprise par les juges de paix, et les décisions rendues prétendument selon les lois et coutumes de l’Angleterre. La situation est loin d’être anodine pour qui se souvient que le droit criminel anglais, vers la fin du règne de Georges III, prévoyait deux cent vingt infractions sanctionnées par la peine capitale, declared worthy of instant death, et pour lesquelles il n’existait aucun droit d’appel.
Une situation aberrante puisque, sous le régime français, le droit d’appel avait été rendu «obligatoire» dès 1670, et ce, pour toutes les condamnations à des châtiments corporels ou à la peine capitale. À titre de référence, souvenons-nous que le droit d’appel ne réapparaîtra, au Canada, que graduellement, à partir de la toute fin du XIXe siècle.
Les déficiences de ce nouveau système de judicature sont également manifestes dans le mode de rémunération des juges et des auxiliaires de justice. À l’exception du juge en chef, qui reçoit une partie de ses revenus sous forme de salaire, tous les juges et auxiliaires de justice, y incluant les gardiens de prison, sont rémunérés selon un système d’honoraires ou fees perçus à l’acte.
Ce système de rémunération, hérité des usages du Moyen Âge, laisse la porte ouverte à tous les abus possibles, allant de la simple corruption jusqu’à la fraude judiciaire organisée en système9. Les principaux intéressés peuvent s’y adonner à cœur-joie et sans crainte puisqu’il n’existe dans la province aucun mécanisme judiciaire permettant de contrôler ces conduites outrancières, souvent criminelles.
En matière criminelle, les accusés, même acquittés par le jury, peuvent être retenus en prison pour défaut de paiement tant des droits du juge que de ceux du procureur général, du procureur de la défense, du bailli et du geôlier. En prison, tout service se paie : une botte de foin pour servir de lit, un croûton de pain, une tasse d’eau, un peu de bois dans la cheminée, etc.
Pour compliquer davantage les choses, la Commission royale du 28 novembre 1763 adressée au gouverneur Murray lui avait fait obligation de requérir les serments de suprématie10 et du test11 de toute personne nommée à un poste de juge, d’auxiliaire de justice ou d’officier dans l’administration civile12.
D’emblée, cette exigence éliminait la totalité, ou presque, de ces Canadiens qui étaient des juristes accomplis, détenteurs de licences ou de certificats de formation professionnelle en droit, ou ayant œuvré, pendant de nombreuses années, à tous les échelons de l’administration de la justice au Canada13.
En réaction à ces pratiques alarmantes, des lettres d’indignation et des pétitions ne tarderont pas à arriver à Londres. Les conseillers juridiques de Sa Majesté, interrogés sur le sujet, mettront peu de temps à constater l’inefficacité et l’absurdité du système mis en place par le juge Gregory et le procureur général Suckling.
Après avoir étudié plus à fond le système judiciaire appliqué en Nouvelle-France, ils constatent à quel point les lois et coutumes de Canada y formaient un système admirablement articulé, et combien l’administration de la justice y était moderne, à coûts peu élevés, et irréprochable à tous égards14.
Ainsi, sous ce régime, tous les officiers de justice étaient des professionnels assujettis à des conditions d’admission exigeantes et rigoureusement vérifiées. Un lieutenant de justice, soit un juge de première instance, par exemple, devait normalement détenir une licence ès lois. La pénurie de personnes qualifiées faisait en sorte que certains étaient choisis parmi les officiers de l’administration publique en raison de leurs connaissances acquises du droit et du système judiciaire. Lors de leur nomination, toutefois, ils devaient s’engager à poursuivre leur formation par la lecture d’ouvrages de doctrine et de jurisprudence15.
En ce qui a trait à la formation juridique donnée au Canada, nous donnons en témoignage un exemple éloquent : le procureur général Verrier avait mis sur pied, dès octobre 1733, un système avant-gardiste de formation légale portant sur le droit civil, le droit français, ainsi que la procédure civile et criminelle. Pour chaque conférence donnée en classe, le procureur général préparait lui-même des « cahiers de droit » qui servaient de base à un enseignement théorique axé sur les principes du droit. Les étudiants avaient en plus accès à une bibliothèque bien pourvue en livres de droit. Et ils étaient invités à lire individuellement les ordonnances en vigueur au Canada16.
Après deux années de formation, les étudiants en droits recevaient des certificats d’assiduité leur permettant de solliciter des emplois dans la judicature. Plusieurs de ces étudiants deviendront d’éminents juristes qui laisseront leur marque dans l’histoire du droit d’un pays en transition. Ils ont participé à la formation d’une classe professionnelle homogène et bien définie. Les postes dans la judicature étaient fort prestigieux au Canada et, bien qu’il y eût pénurie de personnes qualifiées, il fallait démontrer ses compétences et sa probité pour être admis dans le cercle fermé des gens de loi.
Administrée à cette époque de manière ordonnée, cohérente et efficace, le Canada peut, sans fausse modestie, s’enorgueillir d’avoir été la première colonie en Amérique du Nord à avoir enseigné le droit comme discipline scientifique17. À titre d’exemple, l’enseignement systématique du droit aux Etats-Unis commencera uniquement en 1817 avec la création du Harvard Law School18. En Angleterre, consécutivement à la présentation d’un surprenant rapport d’un Comité sélect de la Chambre des communes à l’effet qu’il y avait absence de toute forme d’enseignement systématique du droit, des Écoles de droit, appelées Inns of Court, commenceront à donner des formations uniquement à partir de 184719.
Finalement, après avoir connu une interruption de quatre-vingt-treize ans, l’enseignement du droit, au Canada, à titre de discipline scientifique, reprendra en 185120 avec la formation de l’École de droit du Collège Sainte-Marie (Montréal) et, trois ans plus tard, avec celle de l’Université Laval (Québec)21.
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Christian Néron
L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie, auteur de plusieurs articles et essais sur l’histoire des institutions.
Références :
1Adam Shortt et Arthur G. Doughty, éd., Documents relatifs à l’Histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, Ottawa, Thomas Mulvey, imprimeur de Sa Majesté, 1921, pp. 180 à 185.
2 R. A. Humphreys, "Lord Shelburne and the Proclamation of 1763" [1934] 49 E. H. R. 241, p. 258; Michel Brunet, Les Canadiens après la conquête, 1759-1775. De la Révolution canadienne à la Révolution américaine, Montréal, Fides, p. 84.
3Jacques L’Heureux, ‘George Suckling’, dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. VI, Sainte-Foy, P.U.L.,
4Sir William Holdsworth, A History of English Law, vol. XII, London, Methuen & Co. Ltd., Sweet and Maxwell, à la page 89. Selon cet auteur, la formation juridique est dans un tel état de décadence à cette époque que seuls quelques individus particulièrement motivés finissent par devenir de bons avocats. Il ajoute, à la page 90, que l’absence de formation systématique en droit a eu des répercussions très graves sur le fonctionnement de l’État et l’administration de ses institutions.
5Oliver Morton Dikerson, American Colonial Government, 1696-1768, Cleveland-Ohio, The Arthur H. Clark Co., 1912, pp. 148, 196. À cette époque, le juge en chef et le procureur général dans chaque colonie sont nommés par le Board of Trade sur recommandation du juge en chef du Banc du Roi et du procureur général du royaume.
6Shortt et Doughty, ibid., p. 181.
7Ibid., p. 182.
8Sir Thomas Skyrne, History of the justices of the Peace, vol. 2, Chickester, Countrywisw Press, 1991, p. 180. Ce n’est qu’en 1827 que le grand larceny, vol puni de la peine de mort, passera de 1 shilling à £5 sterling par l’adoption de la loi 7 & 8 George IV, c. 27.
9Norma Landau, "The Trading justice’s trade" dans Norma Landau, ed., Law, crime and English Society, Cambridge University Press, 2002, pp. 46 et s. Dans un rapport portant sur les agissements des juges de paix dans la colonie, il est cité un cas où, pour le recouvrement d’une dette de onze £ sterling, les droits ou fees réclamés ont atteint quatre-vingt-quatre £ sterling; cas rapporté dans Shortt et Doughty, ibid., p. 378. En ce qui concerne l’affirmation si souvent répétée à l’effet que le droit criminel anglais était plus humain que le droit français parce qu’il interdisait la torture, certaines précisions s’imposent. Le droit anglais connaissait la torture sous le nom de peine forte et dure, laquelle n’a été abolie qu’en 1772. Le droit français connaissait la torture sous le nom de question préparatoire, laquelle a été abolie en 1780. La peine forte et dure des Anglais était administrée immédiatement après la mise en accusation, et avant le procès, alors que la question préparatoire était administrée à la fin du procès lorsque le juge était convaincu de la culpabilité de l’accusé.
101688, 1 William and Mary, c. 8.
111672, 25 Charles II, c.2.
12La Commission royale du gouverneur est reproduite dans Shortt et Doughty, ibid., pp. 148-149.
13Malgré l’évidence du caractère absurde du système de judicature mis en place suite à la promulgation de la Proclamation royale du 7 octobre 1763, les Britanniques, au Canada, demeureront persuadés que ces changements ont été heureux pour les Canadiens et le Canada. La citation suivante de l’historien américain Francis Parkman en constitue un exemple typique : La conquête du Canada par les armes britanniques est la plus heureuse calamité qui soit jamais tombée sur un peuple.
14À maints égards, le droit canadien, à la fin du Régime français, est plus précis, plus moderne et nettement mieux structuré que le droit anglais. Selon le professeur William Holdsworth, ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que le droit anglais se modernisera suffisamment pour tenir la comparaison avec les grandes ordonnances mises en vigueur en Nouvelle-France à partir de 1663; voir William Holdsworth, supra note 4, vol. VI, pp. 300-301.
15André Lachance, La justice criminelle du roi au Canada au XVIIIe siècle, tribunaux et officiers, Les cahiers d’histoire de l’Université Laval, No 2, Sainte-Foy, P.V.L., 1978, p. 33.
16Édouard Fabre-Surveyer, "Louis Guillaume Verrier (1690-1758)" [1952-53] R. H. A. F. VI, 159, p. 166; Léon Lortie, "The Early Teaching of Law in french Canada" (1975) 2 Dalhousie, L. J. 521.

17Sir William Holdsworth, supra note 4, vol. XII. p. 100.
18Édouard Fabre-Surveyer, supra note 16, p. 167; Sir William Holdsworth, ibid., vol. XII, p. 100.
19Sir William Holdsworth, ibid., vol. XV, p. 234-237.
20Maréchal Nantel, "L’étude du droit et le barreau" (1949) 14 Cahiers des dix, 11; André Morel, "Maximilien Bibaud, fondateur de l’École de droit" (1951) 2 Themis, 9; Georges Lahaise, "Centenaire de la première école de droit établie au Canada, Collège Sainte-Marie, 1851-1867" (1951) 2 Themis, 17.
21Georges Lahaise, ibid., p. 19.


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