« Vive le Canada souverain »

Chronique d'André Savard

L'étage amplement vitré montrait la rue en-dessous s'allongeant entre une lignée de néons. Anouk Veilleux défroissa sa feuille où avait été inscrit le numéro du local. Elle poussa la sonnette qui paraissait en panne. De guerre lasse, elle tourna la poignée et se faufila dans un vestibule où elle attendit qu'une personne bien avisée vienne la chercher. Par une porte entr'ouverte lui venait le bruit d'un entretien.
Elle risqua un œil.
- Je me disais que je me présenterais comme un nouveau politicien qui appelle un chat un chat, entendit-elle. Excusez-moi mais j'ai l'impression que j'ennuie avec ces histoires de nation.
- Nous essayons de regarder par la fenêtre et de voir ce qui intéresse vraiment les Canadiens. La Russie a favorisé des mouvements séparatistes quand la Georgie est devenue indépendante. Elle a appuyé le mouvement séparatiste en Ossétie du Sud. Je crois que c'est comme ça que ça s'appelle, l'Ossétie, je ne suis même pas sûr.
Au Canada nous sommes comme les Russes. C'est le peuple canadien tout entier qui donne l'existence ou la retire, selon qu'elle convient à sa morale, à son idéologie, selon son goût, pour la bonne entente. Ceux qui ne veulent pas s'entendre avec nous n'existent pas et plus ils auront d'ennemis mieux ce sera.
Enfin Michael, vous avez vous-même écrit que l'éthique se pliait aux conditions locales. La question, Michael, n'est pas de savoir qui existe ou pas mais de savoir si l'existence de l'autre s'accorde au sens de notre combat. Les Canadiens ont bien compris que votre idée ne se concilie pas avec le combat national. Ce combat veut qu'il n'y ait pas d'histoire indépendante de l'histoire officielle au pays. Nous sommes bien prêts à l'admettre pour les Acadiens ou ce que vous voudrez... pas pour les Québécois. C'est une question de fidélité au sens de notre combat.
Un autre voix piquée d'anxiété ajouta :
- Nous ne devons pas paniquer. L'erreur a été commise et nous devons reprendre contact avec nos lourdes responsabilités. Je propose que la résolution sur l'existence de la nation québécoise adoptée par l'aile québécoise du parti ne soit ni considérée ni refusée. Le mieux serait de pouvoir dire qu'elle a été confiée à un comité de perfectionnement. Fondons un comité d'études des propositions ambitieuses.
- C'est bien, répondit une autre voix. Mais il ne faut pas que le comité en question n'examine que des documents touchant l'existence de la nation québécoise. Ce serait mal perçu au Canada que de fonder un groupement pour se pencher exclusivement sur le Québec. Le Comité devrait pouvoir se pencher sur la fabrication de la culotte de velours au Manitoba, la commercialisation du tablier à poils chez les Innus, disons... Ainsi nous lancerions un message clair signifiant que pour le parti Libéral la question québécoise n'est pas exclusive.
- Bon, prenons un pause de quinze minutes, ça va nous détendre.
Dans l'attente, Anouk vérifia si le vestibule ne menait pas à une autre porte. Un personnage aux cheveux grisonnants et auquel la lueur d'une lampe donnait un éclat glacé apparaissait par la haute fenêtre de la porte comme le sosie de Michael Ignatieff. Elle l'avait vu aux nouvelles télévisées.
Anouk s'affaira à se recoiffer. Elle mit deux barrettes dans sa bouche, en piqua une de travers tout en épiant avec un mélange d'inquiétude et de désintérêt.
Le sosie de Michael Ignatieff s'étira les bras. Un conseiller ouvrit la bouche toute grande pour bâiller aux corneilles avant de se tourner vers un collègue.
- Alors as-tu trouvé du temps à toi pour te détendre ce week-end?
- J'avais surtout besoin de me défouler. J'ai joué à Doom, la nouvelle version pour la nouvelle console. C'est bien mais les morts sortent de partout dans la nouvelle version. Ils nous tombent dessus, du placard et même des tiroirs!
Soudain, son interlocuteur posa un doigt sur ses lèvres. Du regard, il fit signe qu'il y avait une inconnue dans la salle.
- Vous désirez, madame...
Une demoiselle paraissant sous le coup de la surprise, les dix doigts plantés dans ses cheveux, leur répondit avec un fort accent français.
- Veuillez m'excuser. Je suis convoquée à la salle bv-231.
- C'est bien ici. L'hôtel a réservé cette salle pour le cabinet de campagne de Michael Ignatieff.
La mine harassée, Ignatieff sourit vaguement et se frotta le front.
- Alors, il y a eu erreur sur ma liste d'envois. Je suis convoquée par un des kiosques commanditaires du Festival Arcadia en vue d'une grande foire de l'image qui devra être très « concept ». C'est l'expression utilisée sur la lettre imprimée. Je croyais que c'était pour postuler un emploi.
La jeune fille débita sa réponse dans son meilleur anglais.
- Le festival Arcadia?, s'enquit le conseiller. Oui, c'est là que j'ai expérimenté Doom, la nouvelle version ultra sophistiquée.
- Avez-vous laissé votre nom quelque part?, demanda-t-elle d'une voix timide. Il y a parfois de la... euh... get confused... de la...
La jeune dame qui paraissait désarçonnée mira le plafond et termina sa phrase en français
- ... de la labyrinthite aigue dans les liste d'envois.
Le conseiller étira le cou. Le français avait été une de ses matières favorites à l'école. Le manuel de l'école secondaire était fortement illustré. Il avait été à l'époque assez bon élève. Cependant, cette phrase échappait à sa compréhension.
Michael Ignatieff était resté à se frictionner la nuque au cours de cet échange.
- Un instant madame, dit-il en français. Je vais éclairer la situation.
Le conseiller lui dit qu'une compagnie de films d'animation avait été sollicitée comme concepteur possible lors d'une prochaine campagne électorale. Le gouvernement était minoritaire et il pouvait tomber à tout moment. Un maître de campagne du parti Libéral, Jerry, croyait-on se souvenir, avait demandé au conseiller de déposer des documents afférents à un kiosque ouvert à l'occasion du Festival Arcadia. Le conseiller avait gardé l'enveloppe scellée et n'en avait pas vérifié le contenu avant de le remettre.
- Il ne m'a pas donné beaucoup de détails, ajouta le conseiller. Ce qu'il y a de beau dans cette histoire, si ça marche, c'est que nous pourrions scander que nous avons fait appel à des concepteurs québécois pour notre pub d'un océan à l'autre. La puissance de ce fait viendrait équilibrer l'image du parti après l'épisode malheureux sur la reconnaissance de la nation québécoise. Le parti Libéral en appelle à des talents québécois pour faire sa pub. Le parti Libéral croit dans le talent québécois pour faire sa pub. Vous voyez le genre, monsieur Ignatieff?
- Je vois.
- On ne m'a pas dit que je viendrais ici faire la pub d'un parti politique. Je ne suis pas publiciste. Je suis spécialiste pour programmer de vastes séquences animées.
- Comment vous nommez-vous madame? demanda le conseiller en français cette fois.
- Anouk... Anouk Veilleux.
- On vous a dit qui vous a référé?
- J'ai fait un stage de formation pour un compagnie qui a pignon sur rue à Beaconsfield où ça parlait passablement anglais. C'est peut-être là que mon nom a été pigé à l'intention de votre parti.
- Beaconsfield... Ce sera notre Ossétie du Sud si le Québec se sépare.
Il y eut quelques rires polis et pointus.
La salle assez longue se déployait comme un tunnel blanc. Le nom de Michael Ignatieff avait été écrit sur des serviettes de table rouges et blanches, des assiettes de carton en rouge et blanc. Même le bec de la cafetière était rouge et blanc.
- Alors, madame Veilleux, nous n'avons pas beaucoup de temps mais puisque vous y êtes. Vous auriez des idées de publicité qui nous mettent bien à l'aise partout au Canada lors d'une prochaine campagne électorale?
- Eh bien... On ne m'avait pas prévenue. Je verrais, disons... Quelque chose d'assez jeune. Pourquoi pas des graffitistes? Oui voilà le concept : un film d'animation hyperréaliste montrant des graffitistes devant un mur. Ils ont chacun leur bombe en aérosol à la main et ils dessinent tous ensemble.
- La jeunesse...hmmmm. Je pencherais aussi de ce côté : la jeunesse, le neuf, ce qui se détourne des vieilles querelles, oui.
- Si vous voulez le film pourrait montrer des graffitistes, une poignée avec les sourcils perforés, une épinglette avec le drapeau canadien sur la langue ou un fichu rouge et blanc sur la tête... Ils seraient en train de marquer leurs tags et leurs dessins. Le mur symboliserait le pays qu'ils partagent tous et les graffitis impressionneraient par leurs caractéristiques techniques différentes. Il y aurait un effet de balancier entre les tags. Le spectateur s'apercevrait tout à coup que les tags représentent avec style le nom de certains de vos candidats.
- C'est bon, intervint un homme dont Anouk croyait avoir aperçu les traits à la télévision. Ça signifie : le Canada, c'est plus neuf. C'est plus jeune. Tel a toujours été notre argument dans le fond.
- C'est pas mal comme concept, remarqua Ignatieff mais avec un pareil film d'animation, ne va-t-on pas nous accuser d'encourager le graffitisme? Le Parti Conservateur pourrait revenir là-dessus. Ils nous accusent déjà d'inciter au laxisme moral, aux gangs de rues. La publicité paraîtrait branchée au Québec mais dans l'Ouest elle tournerait en notre défaveur.
- Pour compenser, dit Anouk, après avoir bien reformulé dans sa tête la phrase en anglais, il faudrait que les graffitistes aient un air un peu bohème et officiel à la fois. S'ils étaient montés sur des échafaudages et que des témoins bien mis étaient disposés avec rectitude sur le trottoir, cela diminuerait de beaucoup l'aspect trop transgressif de la scène.
Un murmure diffus et approbateur suivit.
- J'ai quelque chose à suggérer, dit le conseiller. Il devrait y avoir une petite variante. Pour la pub en anglais, il y aurait une douzaine d'échafaudages, symbole des provinces et territoires, tous à égalité. Pour la pub en français, sur un échafaudage surplombant un peu les autres les graffitistes écriraient en français des slogans comme « vive le Canada souverain » quelque chose du genre.
- Ouais, commenta un autre conseiller, mais alors il ne faut pas oublier de mettre des graffitistes çà et là écrivant en français sur les autres échafaudages pour bien signifier que le français se porte bien partout au Canada.
- Il y a un danger, intervint Michael Ignatieff, l'échafaudage avec les graffitistes québécois qui se distingue par le haut, c'est périlleux. On va nous accuser d'encourager la supériorité de l'ethnie québécoise et même la suprématie sanguine de l'ethnie québécoise. Nous n'avons vraiment pas besoin de ça par les temps qui courent.
- Si vous voulez, dit Anouk Veilleux, je puis animer les échafaudages de manière à ce qu'ils montent et descendent dans une cadence aquatique. Cela suggère l'idée que tous suivent un balancier liquide et harmonique, une sorte de loi naturelle.
Michael Ignatieff tapa doucement dans ses mains.
- Voilà parfait. Alors là, ladies and gentlemen, ça vaudra passablement le coup d'œil.
- Je mets cela dans mes cartons et je vous reviens, dit Anouk Veilleux.
- Ne faites cependant pas l'erreur de venir directement dans une salle d'hôtel. Nous n'y serons plus, dit le conseiller. Adressez-vous à madame Manville ou à monsieur Slade à la permanence du parti.
Anouk Veilleux distribua des salutations et quelques poignées de main.
Dans le corridor, elle se sentait incrédule par rapport à ce qui venait de lui arriver. Jamais ne s'était-elle vue comme une conceptrice potentielle pour le Parti Libéral.
Au logement, Anouk se trouva face à son compagnon de vie qui venait de se lever. Des bombes en aérosol maculées s'alignaient sur un papier journal.
- Tu ne peux pas savoir, lui lança Anouk d'une voix enjouée. Tes graffitis viennent de me fournir une idée qui me vaudra un plantureux contrat. Et devine de qui? Le parti Libéral!
Les fracas d'un nouveau chantier de construction tonnaient à proximité de l'immeuble mais cette annonce parut faire un trou dans le bruit. Le couple se regarda. Il y eut un bruit de verre cassé l'instant d'après, puis une chute d'ordures dans un conteneur plus loin tandis qu'un ivrogne palabrait face à un poteau au bout d'un trottoir.
Anouk se mit à la tâche. Elle demanda à emprunter dans la banque d'images des camarades. Le recherche visuelle touchant la pratique des graffitistes était dans l'ensemble bien stockée en mémoire. Elle n'eut qu'à agrandir, décompresser les détails les plus esthétiques. Pour donner plus d'effets au mur dans le film d'animation, elle lui conféra de l'étendu comme s'il s'agissait d'un territoire national. Les échafaudages occupés par les graffitistes se portaient vers l'immense.
Il fallut toutefois retravailler le mouvement harmonique des échafaudages. S'ils se balançaient sur un rythme trop égal, ils ressemblaient à des chevaux de bois pris dans une seule lancée. Une lumière d'enthousiasme passa dans les yeux d'Anouk quand elle atteignit ce qu'elle voulait atteindre.
Les échafaudages avaient l'allure de balcons, ce qui donnait aux types un aspect bien contrôlé, des voyous fins, bon chic bon genre. Les graffitistes du film d'animation projetaient leurs dessins aériens comme s'ils étaient passionnément concernés par l'unité du mur. Plusieurs graffitistes peignant en français « Vive le Canada souverain » se laissaient embrasser d'un seul coup d'œil circulaire grâce au travelling utilisé dans l'animation.
Anouk fit une dernière révision prudente du travail puis elle chercha nerveusement la carte d'affaires de Manville et Slade. Ce grand mur uni où s'épanouissaient des graffitis, sans préférence, c'était la formule du bonheur humain, du moins celle demandée par le client.
André Savard


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