Philippe Côté, ami des ruines et archéologue du présent, décédé le 25 août 2011

Une étoile s'est éteinte

Portrait d’une étonnante rencontre

Chronique de Patrice-Hans Perrier

Philippe Côté, cet intellectuel inclassable, autodidacte et libre penseur de l’urbanité, nous a quitté à l’âge de 53 ans alors qu’un cancer malicieux l’aura empêché de poursuivre le fil de sa surprenante réflexion. Nous avons cru bon témoigner de l’étonnante clarté de cette étoile filante de passage parmi nous, ceux et celles qui vivent à proximité du centre-ville de Montréal.
Enfants d’une contreculture qui n’était pas la nôtre, nous étions nés une décennie trop tard. Ou trop tôt, c’est selon. Philippe Côté est né en 1958, une année avant que le sculpteur Jean Tinguely ne lance sont concept d’«Art-Machines», désignant une folle recherche à partir de machines en mouvement qui avaient une durée de vie propre et qui étaient appelées à s’autodétruire. Dans le sillage du dadaïsme, le Pop Art des années 50 et 60 allait surfer sur les «trente glorieuses» afin de parodier l’art académique et remettre en question les poncifs de la société de consommation.
Les lieux communs de la contreculture
Mais, là où un Andy Warhol ne faisait que remettre la chair de son égo démesuré sur les «Ready-mades» de Marcel Duchamp, d’autres questionnaient plutôt l’esprit de la lettre. C’est ainsi qu’était née l’Internationale situationniste, une constellation d’activistes se proposant de remettre en question les tenants et les aboutissants de l’urbanité, prise dans le sens d’une organisation du territoire pour le bénéfice des élites néo-bourgeoises. Un des instigateurs de cette folle entreprise, Guy Debord, entretenait l’ambition d’utiliser la force novatrice des artistes et autres créatifs pour que les citoyens se réapproprient les villes d’un occident dominé par le procès de la production marchande.
En d’autres termes, les situationnistes caressait le projet d’opposer les forces créatrices (dixit PHP) aux forces productives. Ainsi, la ville deviendrait le terrain de jeu d’une urbanité désormais mise au service de la libération des habitants. Non plus de leur inféodation aux forces du marché et, partant, à la fascination de l’objet-fétiche. Toutefois, les principaux intéressés n’avaient pas encore décelé les mirages mortels des nouvelles sociétés hédonistes, inféodant le travail des artistes à cette entreprise de destruction systématique des anciens faubourgs ouvriers des cités occidentales.
La Société du spectacle
L’œuvre magistrale de Debord, «La Société du spectacle» - publiée en 1967 chez Buchet/Chastel – réinvestie le concept capiton d’aliénation tel que manié par les Lukàcs, Hegel et Marx de ce monde. Elle reprend le fil de la discussion marxiste à l’effet qu’au-delà de l’inféodation des forces productives aux impératifs de la machine productive c’est, désormais, l’image de la marchandise médiatisé par la publicité qui devient la cause première de l’aliénation de l’espèce humaine.
Passer de la parole aux actes
Philippe Côté fut, d’abord et avant tout, et bien au-delà des étiquettes assumées ou non, un activiste de la survie en milieux urbains. L’activiste, contrairement à l’universitaire qui ratiocine dans sa tour d’ivoire, travaille sur le terrain des rapports conflictuels. Il s’attaque à répertorier et remanier le quotidien, avec le désir noué aux tripes d’améliorer la condition de son prochain.
Voilà trois décennies que je suis tombé par hasard sur cet énergumène à la mémoire prodigieuse et aux innombrables coups de génie lancés au hasard de ses réflexions. Autodidacte, dévoreur de livre et d’événement, Philippe sut prendre l’allure d’un caméléon afin d’épouser les contours de son époque et de passer à travers l’épreuve du temps. Pas étonnant que cet iconoclaste ait fondé, avec l’aide de deux autres compères, la Société de conservation du présent (SCP) en 1985. Collectif de création qui se proposait d’archiver, ni plus ni moins, les ersatz de la mémoire collective au moyen des nouvelles technologies de l’information. Alors que d’autres ne se préoccupaient que de la forme - et des nouveaux moyens de modifier celle-ci – le principal intéressé avait déjà dans son point de mire la question du délitement du réel au profit des artifices de cette infâme «société du spectacle», justement.
Un florilège d’actions éphémères
Le milieu des années 1980 correspondait à l’émergence d’une contreculture urbaine aux effets pas toujours heureux, mais qui tranchait, néanmoins, sur sa grande sœur hédoniste des années 60 et 70. Le cabaret Les Foufounes Électriques offre alors une tribune aux artistes et pamphlétaire des nouvelles générations (X et Y) prises de court par une post modernité délitant tout sur son passage. Embourgeoisement des anciens faubourgs ouvriers de l’ancienne cité classique, embrigadement par la fascination des nouvelles technologies, dilution de la conscience de classe au profit d’un esprit tribal favorisant la dislocation des lieux communs, individualisme forcené et éradication de la mémoire des lieux.
Philippe Côté, l’autodidacte pétri de ses innombrables lectures et conversations avec une pléiade d’intervenants a plongé d’un seul trait dans cette post modernité aux contours incertains. Alors que d’autres poursuivaient des études supérieures afin de se faire une niche dans les dernières chapelles institutionnelles – et que les moins fortunés s’en remettaient à une lutte dans un «ici et maintenant» de conjoncture – l’ami Côté avait saisi la donne. À défaut d’avoir une prise réelle sur le procès historique, le citoyen-producteur avait le choix d’entraver le processus productif au moyen d’actions «contre-productives» posées comme autant d’actes de sabotage des lieux communs de l’aliénation marchande.
Un résistant pas comme les autres
Je me souviens de ses déclarations intempestives lors de performances ou dans le cadre des nombreuses table-rondes qui émaillaient le bouillonnement d’une contre-culture incertaine dans sa germination. Mais, contrairement à la majorité de ses concitoyens, Philippe Côté savait que la mémoire des lieux n’étaient pas captive des discours dominants. Les lieux, leur effritement, leurs saillis et leurs meurtrissures, témoignaient précieusement de la gestation des habitudes de vie du commun des mortels. Des simples quidams qui tentaient de survivre dans des milieux urbains saccagés par l’appétit des promoteurs et l’incurie des décideurs.
Passant de ses lectures aux actes, Philippe devint un activiste caméléon – adoptant la posture d’un artiste ou d’un intellectuel afin de mieux nous mystifier – capable de se faufiler dans tous les milieux et d’intervenir sur toutes les tribunes. Un véritable Zélig de la contreculture. On ne parle pas, ici, d’une baudruche logeant à toutes les enseignes, mais bien d’un activiste dévoué corps et âme à la restitution de la mémoire des lieux à travers d’actions se rapprochant quelques fois de la désobéissance civile.
Le moine urbain
S’il existe un montréalais qui mérite de porter le chapeau du «moine urbain», c’est bien Philippe Côté. Comme un ermite il errait à travers les sédiments de ce Montréal du petit peuple, celui qui fut brossé par les Gratien Gélinas ou Claude Jasmin de ce monde, à la recherche de ses fameuses «ruines urbaines», comme il aimait tellement les nommer. On lui doit, tout au long des années 1990, des performances et des actions citoyennes dédiées à la restitution d’une mémoire des lieux trop longtemps dénigrée par les technocrates du développement urbain. Déployant son regard sur les abords du pont Jacques-Cartier et, plus tard, sur le potentiel exceptionnel de la rive fluviale bordant les anciens faubourgs ouvriers de l’arrondissement Ville-Marie, Philippe Côté profite de certains lieux de diffusions «éphémères» pour faire converger le propos de l’artiste avec les actes du militant.
Contrairement à tant d’autres créateurs toujours préoccupés par les effets de styles et l’«air du temps», Côté a été capable de développer une incroyable capacité à répertorier les lieux et les «accidents» qui les ont métamorphosés. On se souviendra de son action de performer qui allait culminer en 2001 avec l’évènement-exposition intitulé «Manœuvre Qu’où donc ?». Il y interroge, avec brio, l’évolution plus ou moins heureuse du secteur du viaduc Berri, en plein cœur de l’ancien Quartier latin de Montréal. Il prend acte de la volonté des décideurs de faire sauter ce viaduc afin de reconfigurer de A à Z ce carrefour de circulation greffé par-dessus les infrastructures de la première ligne de métro de la métropole. Et, le fil de sa brillante réflexion l’aide à démystifier les prétentions de nos soi-disant urbanistes et développeurs. Il affirme, rien de moins, que de nombreuses infrastructures de la ville dite «moderne» seront éradiquées au profit d’une plus grande fluidité du trafic automobile.
Le parti-pris de la vérité
C’est en prenant la parole lors d’une table ronde intitulée «Développer la métropole ou la culture? » que Philippe Côté marque un jalon incontournable. Il y affirme que «c’est le regard des autres qui, désormais, donnera forme à la ville», reprenant à son compte les géniales intuitions de Guy Debord. Cette table ronde avait été initiée par la Galerie FMR en marge du fameux Rendez-vous Montréal, métropole culturelle de novembre 2007. Notre moine urbain n’avait pas hésité à se moquer de l’annonce de l’enveloppe des 120 millions de dollars dédiés à la mise en place du Quartier des spectacles. Opérant une mise en perspective – ou mise en abyme – il dénonce cette «piétonisation des abords de la Place des Arts» qui lui semble ridicule alors que la même somme aura été consentie par le gouvernement du Québec pour le redéploiement de l’autoroute de Blainville, dans la banlieue nord de la métropole.
En fait, dans un contexte où les pouvoirs publics s’apprêtent à dépenser des milliards pour la réfection des infrastructures routières du Québec, Philippe Côté montrait du doigt cette «culture de l’automobile qui s’impose en définitive». Alors que les forces productives et leurs familles se déplacent en périphérie, le moine activiste avait compris que les anciens faubourgs ouvriers étaient appelés à devenir des lieux de convergence pour les touristes et l’«hyper-classe» de passage. Philippe Côté avait saisi des enjeux que même les médias dominants – et une large part des élites intellectuelles – n’avaient même pas pris la peine de souligner depuis le fameux Sommet de Montréal, en 2002.
Plus ça change, plus c’est pareil
Nous sommes presque en 2012, une décennie après le Sommet de Montréal de 2002 et l’incurie se poursuit de plus belle. Les infrastructures des ponts et chaussées tombent ruine un peu partout, le projet de l’échangeur Turcot n’a toujours pas été remanié à la satisfaction des populations concernées, la congestion et le trafic automobile atteignent un sommet malgré les vœux pieux de certaines élites qui font dans le «greenwashing» intempestif. Rien de substantiel n’est entrepris pour lutter contre les îlots de chaleur – si ce n’est que la création (bénéfique au demeurant) de quelques filets de promenades vertes et de pistes cyclables mal balisées – et Montréal étouffe sous le poids d’un smog de plus en plus toxique les jours de canicule. La ville semble imploser au gré des trop nombreux actes de sabotages qui se sont travestis en projets «porteurs» depuis des décennies.
C’est justement au tournant de l’an 2000 que Philippe Côté décide de se jeter dans la bataille politique pour la survie de milieux de vie d’un centre-ville passé à tabac par des édiles obsédés par l’image de la ville. Il rejoint les rangs du Groupe de Recherche Urbaine Hochelaga Maisonneuve (GRUHM) fondé autour de 2000 par l’architecte visionnaire Pierre Brisset. Cette rencontre sera déterminante pour l’action concertée d’un Philippe Côté qui est, d’ores et déjà, aux premières loges des grands projets appelés à modifier de façon permanente la ville classique. On le retrouve comme représentant des citoyens sur le conseil d’administration du CHUM, il est nommé président du conseil d’administration du Comité logement Ville-Marie, il présente des mémoires ou des documents de réflexion lors de certaines audiences du BAPE ou de tournées de consultation de l’OCPM et il intervient même au niveau du projet de Plan métropolitain d’aménagement et de développement présenté par la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) en 2005.
Pierre Brisset son complice de la dernière décennie affirme que Philippe Côté était «un cerveau qui pensait hors du temps, à une autre échelle». Nonobstant son côté perfectionniste – et une incapacité à arrimer quelques fois les raffinements de son travail intellectuel avec la réalité des réalisations sur le terrain –, Philippe Côté était un recherchiste de premier plan qui su tirer partie de la mémoire incroyable de son partenaire afin d’entreprendre des recherches autant fructueuses qu’inédites. Pierre Brisset confirme que son complice «savait aller chercher les informations là où personne n’y avait pensé auparavant».
Les deux compères et d’autres activistes – à l’instar de Pierre Zovilé rattaché au GRUHM lui aussi – ont été capables de produire une réflexion accompagnée de documents percutants à propos de la relation entre les transports actifs et la capacité d’autosuffisance des populations concernés, de certains projets d’aménagement destinés à lutter contre les îlots de chaleur à Saint-Henri, de la recherche de voies de contournement à l’imposant trafic commercial qui défigure la qualité de vie des quartiers centraux ou à des alternatives au redéploiement du Complexe de l’échangeur Turcot. C’est au niveau de ce dossier semé d’embûches que l’équipe réunie autour de Brisset sut innover en proposant des pistes de solutions inégalées.
Philippe Côté laisse dans le deuil, non seulement ses proches et sa compagne, mais tout autant une cohorte d’interlocuteurs et de connaissances qui auront profité de son passage pour prendre conscience de la fragilité de ce tissu urbain qui en a vu d’autres. Et, s’il était fragile de constitution, Philippe Côté aura fait acte d’une détermination remarquable dans un contexte où il disposait de bien peu de moyens pour mettre à exécution ses rêves intimes. Il eu été réjouissant qu’un mécène passe par là.
LIEN: http://patricehansperrier.wordpress.com/2011/08/28/une-etoile-sest-eteinte/

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Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtrise fine de l’analyse critique et un style littéraire qui se bonifie avec le temps. Disciple des penseurs de la lucidité – à l’instar des Guy Debord ou Hannah Arendt – Perrier se passionne pour l’éthique et tout ce qui concerne la culture étudiée de manière non-réductionniste. Dénonçant le marxisme culturel et ses avatars, Patrice-Hans Perrier s’attaque à produire une critique qui ambitionne de stimuler la pensée critique de ses lecteurs. Passant du journalisme à l’analyse critique, l’auteur québécois fourbit ses armes avant de passer au genre littéraire. De nouvelles avenues s’ouvriront bientôt et, d’ici là, vous pouvez le retrouver sur son propre site : patricehansperrier.wordpress.com





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