Conflits de travail et Canada

Une conception autoritaire de la démocratie

Ottawa — tendance fascisante


Le message envoyé par le gouvernement Harper aux dirigeants des grandes entreprises, publiques comme Postes Canada ou privées comme Air Canada, régies par le Code canadien du travail est limpide: l’obligation de négocier de bonne foi lors d’un conflit de travail ne revêt plus qu’une portée théorique, et l’employeur peut escompter une intervention favorable de l’État, dans la mesure où un intérêt économique national est en jeu.
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Après des interventions similaires à Air Canada (agents de bord) et à Postes Canada, voici que le gouvernement fédéral, avec l'appui de la Chambre des communes, intervient par loi spéciale dans un conflit de travail régi par le Code canadien du travail.
Les circonstances de cette intervention sont un peu curieuses: dans un premier temps, le gouvernement demande au Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), le tribunal spécialisé en la matière, de se prononcer sur la question des services essentiels que pourrait ou non soulever une grève à Air Canada. Mais quelques jours plus tard, voici que le gouvernement décide de court-circuiter le CCRI, lequel jouit d'une grande crédibilité comme tribunal administratif chargé de l'application du Code canadien du travail, et de trancher lui-même la question par voie législative.
Suivant les déclarations ministérielles, vu l'importance économique du transport de passagers au Canada et les inconvénients d'une interruption des activités pour la population, un intérêt national est en jeu. C'est toutefois là une question qui doit normalement être tranchée par le CCRI. Le Code canadien du travail définit les services essentiels comme ceux dont l'interruption représente un danger imminent et grave pour la santé et la sécurité du public. Il est douteux qu'on se trouve ici devant une telle situation en ce qui concerne la plupart des activités exercées par Air Canada, même si une interruption des services peut être la cause d'inconvénients pour les voyageurs.
En mettant cavalièrement de côté le CCRI comme tribunal compétent en la matière, le gouvernement conservateur sape l'autorité de cette institution neutre et impartiale, laquelle assume un rôle central dans la mise en oeuvre du Code canadien du travail.
Intervention invalide
Mais il y a plus. Par le projet de loi C-33 prévoyant le «maintien des services aériens», le gouvernement fédéral intervient de manière injustifiée dans la négociation collective visant un transporteur privé (Air Canada, une entreprise maintenant privatisée) et l'employeur. À notre avis, la validité de cette intervention fait problème, et ce, sous deux aspects. D'une part, la formule d'arbitrage des différends proposée n'offre pas de garanties suffisantes du point de vue de la neutralité et de l'impartialité du processus arbitral:
L'arbitre est nommé unilatéralement par le ministre, ce qui ouvre la porte à l'arbitraire. À la Société canadienne des postes, le gouvernement fédéral s'est cru autorisé de désigner pour agir comme arbitre un unilingue anglophone n'ayant aucune compétence en matière de relations de travail. Cette nomination a été jugée déraisonnable par la Cour fédérale (juge Martineau) et annulée le 30 janvier dernier, car elle ne tient pas compte de la composition linguistique de la main-d'oeuvre et de l'exigence minimale d'une expérience pertinente.
Le processus arbitral n'offre pas la souplesse requise pour parvenir à un compromis acceptable aux deux parties. La loi impose ici un arbitrage des offres finales, une formule rigide qui signifie nécessairement qu'une des deux parties verra ses attentes totalement déçues. En effet, l'arbitre ne peut opter que pour l'offre finale de l'employeur ou celle du syndicat, sans mettre à profit — le cas échéant — son expérience des relations de travail pour imposer des compromis acceptables aux parties. L'essence de l'arbitrage des différends, orienté vers le compromis, se voit ainsi pervertie.
La décision de l'arbitre est conditionnée par des exigences qui reflètent d'emblée les préoccupations de l'employeur, soit la flexibilité du travail et la viabilité économique d'Air Canada, sa compétitivité et la viabilité du régime de pension. Les employés sont laissés pour compte, et ces directives orientent nettement l'arbitre vers le choix probable de l'offre finale d'Air Canada.
Protection constitutionnelle
D'autre part, la loi est susceptible de contrevenir à la liberté constitutionnelle d'association, telle que garantie par l'article 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés. En 2007, la Cour suprême du Canada a reconnu que le droit de négociation collective bénéficiait aussi d'une telle protection constitutionnelle au titre de la liberté d'association: le législateur ne doit pas imposer des «entraves substantielles» à la négociation collective. Or, le gouvernement conservateur entend mettre fin d'autorité, par le projet de loi C-33, à la négociation collective à Air Canada, en imposant en outre un processus d'arbitrage des différends n'offrant pas, comme nous l'avons vu, des garanties suffisantes de neutralité et d'impartialité.
Ce faisant, le gouvernement Harper contredit le Code canadien du travail, Partie I, dont le Préambule met en exergue la tradition canadienne «d'encouragement de la pratique des libres négociations collectives». Le Préambule du Code insiste également sur l'importance de la ratification par le Canada de la Convention internationale no 87 de l'OIT relative à la liberté syndicale: cette convention, pierre angulaire de la liberté d'association à l'échelle internationale, garantit (suivant l'interprétation des organes de contrôle du BIT) l'exercice du droit de grève (sauf exceptions, notamment en ce qui concerne les services essentiels).
Portée théorique?
Le message envoyé par le gouvernement Harper aux dirigeants des grandes entreprises, publiques et privées, régies par le Code canadien du travail est donc limpide: sur la base des précédents à la Société canadienne des postes et à Air Canada, l'obligation de négocier de bonne foi ne revêt plus qu'une portée théorique, et l'employeur peut escompter une intervention favorable de l'État, dans la mesure où un intérêt économique national est en jeu.
Pour conclure, on ne peut que déplorer, dans la sphère du travail comme dans d'autres domaines, la dérive du gouvernement Harper vers une conception autoritaire de la démocratie (réduite conceptuellement au seul principe majoritaire). Et espérer que l'ensemble des milieux concernés, notamment les organisations représentatives du personnel, prendra les moyens nécessaires, notamment juridiques, pour contrer cette dérive autoritaire.
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Michel Coutu - Professeur titulaire à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal et membre du CRIMT, coauteur d'un ouvrage paru en 2011 sur le droit fédéral du travail

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Maîtrise en droit public et du travail (Université de Montréal)

Doctorat en sociologie et théorie du droit (Université Laval, Québec)
Études postdoctorales au Centre de recherche en droit public (Montréal)





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