L’histoire de la finance est parsemée de bulles spéculatives qui, même si elles devenaient ridicules à un moment donné, continuaient allègrement de croître avant d’éclater. Les gens n’apprennent pas vite, semble-t-il.
On sait précisément à quel moment on a bel et bien affaire à une bulle, pourtant voyez à quel point des occurrences parmi les plus célèbres révèlent le manque criant de gros bon sens des gestionnaires de marchés :
- La bulle des tulipes au XVIIe siècle aux Pays-Bas, au cours de laquelle un simple bulbe de tulipe en était venu à valoir l’équivalent de 10 ans de salaire pour le travailleur moyen (en d’autres termes, davantage qu’une maison). Prix actuel d’un bulbe de tulipe : quelques dollars, soit quelques sous pour l’époque.
- La bulle immobilière des années 1990 au Japon, au sommet de laquelle les seuls jardins du palais impérial valaient davantage que l’entièreté du domaine foncier du Canada ou de la Californie. La chute des cours boursiers japonais qui a accompagné la correction immobilière n’est toujours pas récupérée, et ce, 30 ans plus tard.
- La bulle technologique des années 2000, qui a créé de nombreuses entreprises milliardaires bien qu’elles n’aient même jamais été rentables. L’éclatement de cette bulle dite « dot.com » avait d’un trait effacé les gains des six années précédentes et vu certaines de ses entreprises vedettes faire faillite.
- La bulle des prêts à haut risque (subprime loans), causée par une spéculation immobilière particulière aux États-Unis. Pariant (c’est le mot) que le marché immobilier continuerait de monter indéfiniment, les banques américaines émettaient des hypothèques à des ménages qui n’avaient manifestement pas les moyens de rembourser leurs prêts, soit les ménages NINJA (pour No income, no job, no assets, ou pas de revenus, pas d’emploi, pas d’actifs). Ce qui devait arriver arriva et c’est l’effondrement de ce marché qui causa l’importante récession mondiale de 2008-2009.
Typiquement, les bulles financières sont créées par une certaine euphorie et un sentiment que tout ira pour le mieux dans un avenir prévisible. On y remarque une nonchalance par rapport au risque, qu’on semble croire pratiquement disparu du décor. Lorsque l’on observe les marchés des derniers mois, on dénote toutefois un phénomène assez inusité : une potentielle bulle, qui n’est pas créée par l’habituel optimisme exubérant des bulles typiques. Aussi, à première vue, les indices boursiers actuels semblent déconnectés de l’économie réelle : alors que les principaux indicateurs économiques et prévisions pointent vers une récession profonde, les indices ont récupéré une grande portion des pertes subies au début de la pandémie.
Comment cela s’explique-t-il ?
Dans les faits, ce n’est pas la Bourse qui a presque récupéré le terrain perdu, mais plutôt certains titres boursiers précis, qui pèsent pour beaucoup dans les indices et qui ont bénéficié du contexte de crise sanitaire et économique actuel. Un exemple des plus frappants est celui de l’indice canadien de référence, le TSX, dont le sous-secteur technologique a déclassé le secteur de l’énergie de près de 95 % en rendement depuis le début de l’année (+ 46,6 % pour les technos contre – 48,7 % pour l’énergie).
Même phénomène du côté américain, où Amazon, Microsoft, Google et Facebook ont chacune des capitalisations boursières dépassant le millier de milliards de dollars, soit des capitalisations comparables au PIB de pays du G20. Elles valent à elles quatre plus du quart de l’indice phare du S&P500. Quand leurs titres bougent à la hausse, aidés par le confinement et une réorganisation de la société autour de leurs services, ils soulèvent artificiellement l’indice même si d’autres secteurs stagnent ou régressent.
Mais voilà, ce qui se passe dans l’économie réelle — celle où l’on vit — n’est pas rose et les prévisions d’un recul majeur du PIB pour 2020 font consensus. Le marché de l’emploi est loin de s’être replacé, avec des millions de personnes toujours sans travail. Le nombre d’entreprises qui cherchent la protection des tribunaux face à leurs créanciers atteint des records. Les grandes banques font des provisions jamais vues pour pertes sur mauvaises créances anticipées. Et les aides gouvernementales qui ont artificiellement soutenu tout le système jusqu’ici auront inévitablement une fin.
C’est ce qui porte à croire que cette nouvelle bulle technologique, contrairement aux bulles qui l’ont précédée, est davantage basée sur la peur que sur une vision joyeuse de ce qui s’en vient. Face à des craintes de récession et de deuxième vague du coronavirus, les investisseurs se réfugient auprès des entreprises qui tirent profit d’une population qui reste davantage à la maison.
Normalement, la valorisation d’une action devrait être basée sur les bénéfices escomptés, alors qu’actuellement nombre d’entreprises ne donnent même plus d’indications sur leurs bénéfices prévus (earnings guidance) tellement l’incertitude est grande. Et contrairement à cette normalité où les marchés monteraient par prévision de croissance des bénéfices, on se retrouve dans une situation où les marchés montent indirectement par crainte d’une économie bouleversée. Autrement dit, les géants technologiques sont devenus des valeurs refuges et faussent totalement l’image d’une économie sens dessus dessous quand ils continuent de progresser en bourse et tirent avec eux les indices vers le haut.
Quelle ironie de se dire que l’excellente nouvelle éventuelle de la découverte d’un vaccin pourrait être l’élément qui déclenchera le dégonflement de tous ces titres dont les prix n’ont actuellement aucun sens. À titre d’exemple, Amazon « se transige » à plus de 100 fois les bénéfices annuels escomptés. Qui vivra assez vieux pour récupérer son investissement dans un siècle ?
Au fait, pour revenir au point de départ, à quel moment sait-on que l’on a bel et bien affaire à une bulle ?
Quand elle éclate.
Gardez la tête froide dans vos investissements et prenez soin des vôtres !