La gare ferroviaire de Nyugati, à Budapest, est un grand bâtiment sombre. Sa façade défraîchie a été conçue par les ateliers Eiffel, ce qui lui donne un petit air de famille avec la gare de l’Est à Paris. Lorsqu’on y pénètre au petit matin, on a l’impression d’entrer dans une cathédrale tant l’espace semble dégagé, le plafond haut et la lumière abondante. Aussi étrange que cela puisse paraître pour un lieu aussi animé, on y respire une sorte de calme et de sérénité. Comme si les arches métalliques et les murs de verre nous protégeaient de l’animation de la ville.
Il faut quelques minutes pour comprendre que cette tranquillité tient d’abord au fait que le lieu n’a pas été envahi par les commerces, les écrans et les vitrines. On y trouve certes les traditionnels marchands de journaux et petits stands de restauration rapide. Mais rien d’ostentatoire. On n’y est pas sollicité en permanence par une affiche criarde, la violence des écrans et la vulgarité des publicités. Pour le dire simplement, on a encore l’impression d’être dans une gare.
À Paris, depuis une dizaine d’années, toutes les gares ont été transformées en centres commerciaux. Il y a quelques années encore, on pouvait déambuler dans les souterrains de la gare du Nord sans subir l’agression de vitrines toutes plus clinquantes les unes que les autres. Dorénavant, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on s’y croirait aux Galeries d’Anjou quelques jours avant Noël. Des gares aux aéroports, des musées aux universités, il n’y a guère de lieu aujourd’hui à l’abri des marchands du temple. Le plus étonnant est qu’à Paris, ce sont des maires tous plus socialistes les uns que les autres qui ont ainsi privatisé l’espace public.
On ne s’étonnera pas que, sitôt éteintes les flammes de l’incendie de Notre-Dame de Paris, une rumeur ait embrasé la Toile. On y disait que la mairesse de Paris, Anne Hidalgo, avait offert le parvis de Notre-Dame à une chaîne de distribution pour y construire un centre commercial sous-terrain. La nouvelle était fausse, mais il arrive que les fake news nous en apprennent plus que les sondages sur les inquiétudes du peuple. N’est-ce pas ce qu’on a fait au Louvre il y a 30 ans ? Pendant que conservateurs et progressistes s’écharpaient sur la célèbre pyramide de verre, l’entrée du musée se transformait elle aussi en centre commercial.
Il faut dire qu’Emmanuel Macron n’a rassuré personne en affirmant qu’il fallait reconstruire Notre-Dame « plus belle encore » que ce qu’elle était. Et surtout en cinq ans. Ce qui ne pourra se faire qu’en suspendant toutes les règles de conservation du patrimoine dont la France est pourtant le champion toutes catégories. Comme si l’échéance des Jeux olympiques (2024) et la manne touristique devaient dicter leurs lois à la vénérable dame de 850 ans. Le premier ministre, Édouard Philippe, a aussi confirmé la tenue d’un concours international d’architecture afin, dit-il, de « doter Notre-Dame d’une nouvelle flèche adaptée aux techniques et enjeux de notre époque ».
Depuis, les projets les plus ridicules se succèdent dans les médias. C’est à qui dessinera la flèche la plus kitsch, en verre, en titane ou en faisceaux lumineux. D’autres rêvent d’un toit en forme de serre où l’on fera de l’« agriculture urbaine ». Et pourquoi pas des vaches, pendant qu’on y est !
Mesure-t-on ce qu’il faut d’arrogance et de prétention pour affirmer que nous, modernes, allons faire mieux que les milliers d’artisans anonymes qui ont érigé ce chef-d’oeuvre de l’art gothique ? Ce n’est pas sans raison que 1180 conservateurs, architectes et professeurs du monde entier ont signé une pétition le 29 avril dernier. Ils appelaient à un peu d’humilité et à ne pas céder à l’hubris architecturale. Démesure qui serait aussi une forme de mépris puisqu’une majorité de Français — et évidemment de catholiques — souhaite une reconstruction à l’identique. « Notre-Dame appartient à tous les Français, pas à Macron ni à l’ego d’un créateur moderniste », s’est insurgé le philosophe Luc Ferry.
Voilà donc ressuscitée la querelle des Anciens et des Modernes. Ou peut-être plutôt sa caricature. On sait comment le président aime théâtraliser cette querelle en peignant ses opposants en zombies des années trente et en se drapant lui-même dans les habits du dieu Progrès. N’est-ce pas cette tentation « progressiste » qui lui avait fait dire en campagne présidentielle qu’il n’y avait pas « une culture française », mais « une culture qui est en France » ?
Avec nos centres commerciaux tout juste bons à être rasés vingt ans après leur construction, nous sommes terriblement loin de l’esprit qui a permis de construire les cathédrales. Lors du débat sur le projet de loi sur Notre-Dame, le gouvernement a d’ailleurs refusé de reconnaître le caractère « intangible » de son architecture. Pourtant, on ne pourra pas reconstruire Notre-Dame sans renouer avec l’esprit de ses artisans. Et sans se départir de ce que la philosophe Hannah Arendt appelait si justement cette « dégradante obligation d’être de son temps ».