Dans le monde contemporain, l’unipolarité cède sans cesse du terrain et les mutations se poursuivent à un rythme toujours plus soutenu. Pilier Sud de l’Otan et candidat de longue date à l’adhésion à l’UE, la Turquie semble désormais regarder vers de nouveaux horizons. Un processus que les tenants de l’unipolarité auront du mal à enrayer.
La Turquie a rejoint l'Otan en 1952, en pleine guerre froide, cédant ainsi aux pressions américaines quant à une « éventuelle agression soviétique ». C'est à partir de cette période que la Turquie fera partie intégrante de la « famille atlantiste » et c'est aussi à partir de ce moment que les relations entre la République de Turquie et l'URSS deviendront plutôt tendues. À noter qu'avant cet événement, les relations étaient ouvertement amicales entre les deux pays.
Pour l'Otan et en premier lieu les USA, la Turquie sera longtemps considérée comme un allié de choix aux frontières sud de l'Union soviétique. Mais le temps passe et les réalités changent. Dans certains cas plus rapidement, dans d'autres moins. Dans le cas précis de l'Otan, une nette fracture se forme. Essayons d'y voir plus clair.
À l'heure actuelle, alors que le monde observe l'opposition désormais presque officielle entre les partisans de la multipolarité et ceux désireux à tout prix de garder le diktat unipolaire, plusieurs pays du monde se trouvent face à un choix stratégique. Dans le cas des rapports entre Ankara et l'OTAN, il ressort assez clairement que la Turquie est probablement le seul pays membre de l'alliance nord-atlantique à mener une politique globalement indépendante et souveraine.
Comment cela se traduit-il? La Turquie a été le seul pays-membre de l'Otan à ne pas s'être joint aux sanctions occidentales lancées contre la Russie, malgré la pression émanant aussi bien de Washington, que de Bruxelles. Rien n'y a fait, la Turquie n'a pas cédé.
Évidemment, ce sont ici de très importants intérêts économiques et commerciaux qui lient la Turquie à la Russie qui ont joué un rôle décisif. Pour autant, ce n'est pas le seul pays membre de l'alliance atlantiste à partager avec la Russie une relation économique privilégiée, loin de là. Mais à l'inverse des pays de l'Europe bruxelloise, Ankara a préféré renforcer ses liens avec la Russie.
Malheureusement, en novembre 2015, un fait fort désagréable viendra nuire à ce rapprochement: un chasseur turc abat dans le ciel syrien un bombardier russe Su-24. Jusqu'à aujourd'hui, plusieurs théories tentent d'expliquer ce grave incident. Certains affirment que le pouvoir turc avait au moment des faits trop joué au « néo-ottomanisme ». N'oublions en effet pas que la Turquie a joué un rôle clairement néfaste en Syrie durant les premières années du conflit. D'autres parlent d'un complot « güleniste, avec la participation des services secrets occidentaux », peu satisfaits d'observer ce rapprochement russo-turc. Quoi qu'il en soit, les relations bilatérales seront gelées durant près de sept mois et la Russie adoptera des mesures de restrictions économiques vis-à-vis de la Turquie.
Tout change fin juin 2016, lorsqu'Erdogan présente officiellement ses excuses à la Russie. En outre, le gouvernement turc ayant fait face à une tentative de putsch affirmera que les forces ayant tenté de prendre le pouvoir par la force sont les mêmes que celles qui avaient nui aux relations russo-turques.
Presque un an a passé depuis. Cinq rencontres Poutine-Erdogan se seront déroulées pendant cette courte période, dont trois en Russie. Moscou a désormais levé la quasi-totalité des mesures de restriction visant les intérêts turcs. Les deux dirigeants utilisent de nouveau la notion de « partenariat stratégique » pour caractériser leurs relations bilatérales.
Plus important encore, les deux pays jouent actuellement un rôle clé dans le cadre du processus d'Astana sur la Syrie, avec la participation de l'Iran. Et jusqu'à maintenant, cette plateforme qui n'a été lancée que fin décembre 2016 s'est montrée beaucoup plus efficace que toutes les autres, qui existent pourtant depuis plusieurs années. Enfin, la Turquie a été le seul pays membre de l'Otan à avoir mené des opérations militaires conjointes avec la Russie, en l'occurrence les frappes aériennes contre les terroristes de Daech dans le nord syrien mené il y a de cela quelques mois. Une première dans la relation Russie/pays membre de l'Otan.
Parallèlement à cela, les rapports entre la Turquie et plusieurs pays membres de l'Otan ne cessent de se dégrader. Plusieurs médias occidentaux ont noté qu'au cours de la période qui a suivi la tentative de coup d'État en Turquie et les purges, qui l'ont suivi, y compris dans l'armée, Ankara n'a cessé de remplacer les attachés militaires turcs pro-occidentaux par des représentants que lesdits médias affirment être « prorusses, voire pro-iraniens ».
D'autre part, les tensions augmentent fortement entre la Turquie et plusieurs pays ouest-européens, en premier lieu l'Allemagne ou encore les Pays-Bas. La Turquie comprend aujourd'hui que la porte de l'Union européenne lui est fermée et regarde ouvertement vers d'autres cieux.
Le paradoxe dans tout cela est le suivant: d'une part, les pays de l'UE, assujettis aux intérêts de Washington, ne souhaitent pourtant pas voir la Turquie rejoindre la « famille bruxelloise ». D'un autre côté, personne au sein de cette « famille » ne souhaite voir la Turquie quitter le navire nommé Otan, sachant que la Turquie est la deuxième armée de l'alliance en termes d'effectifs et que d'autre part si cela devait arriver, Ankara passera certainement d'une relation stratégique avec la Russie au niveau supérieur: celui d'une alliance pure et simple.
Évidemment, cette optique est inimaginable côté Washington, qui fait tout pour garder la Turquie à bord. Le souci, c'est que les relations turco-étasuniennes se dégradent elles aussi, surtout depuis l'annonce et maintenant la confirmation de la livraison d'armes par les États-Unis aux soi-disant Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition principalement kurde que les Américains soutiennent en Syrie, au grand dam du pouvoir turc.
Quelles sont donc les perspectives? La première et la plus probable, c'est que la Turquie finira par retirer sa candidature à l'entrée dans l'UE. Une hypothèse d'autant plus probable qu'en dehors des tensions politico-culturelles avec les pays européens, économiquement la Turquie aurait plus à y perdre qu'à y gagner, sachant que l'économie turque actuelle n'a rien à avoir avec celle de 1987, année à laquelle ladite candidature a été déposée. Et au vu des problèmes auxquels fait face l'Union européenne à l'heure actuelle, de plus en plus de voix s'élèvent à l'intérieur de la Turquie pour privilégier l'intégration eurasiatique avec la Russie et d'autres pays issus de cet espace, notamment d'Asie centrale, qui correspond de plus à son espace géopolitique naturel.
C'est donc la première chose.
Du point de vue de l'Otan et au regard des intérêts en jeu, il ne faut probablement pas prévoir une sortie de la Turquie de cette organisation dans un avenir proche. D'autant plus que les élites occidentales, malgré leur désamour de plus en plus évident pour la Turquie, feront le maximum pour tenter de la garder au sein de l'alliance aussi longtemps que possible. Mais sur le moyen-long terme, rien n'est impossible. D'ailleurs, dernière information en date: la proposition d'organiser le prochain sommet de l'Otan en Turquie a été rejetée par plusieurs pays membres de l'alliance, notamment l'Allemagne, la France, ainsi que les Pays-Bas, le Danemark et le Canada.
Une chose est sûre. La Turquie peut tirer son épingle du jeu en jouant sur les contradictions au sein de l'Otan, tout en continuant à renforcer ses relations avec la Russie dans différents domaines. Et après cela, il lui sera beaucoup plus facile de claquer la porte. Chaque chose en son temps.
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