Succession au trône britannique – Persister et signer

Ou l'art de perdre son temps dans l'insignifiance

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La monarchie à la rescousse ( ! ) du Canada

La modification constitutionnelle

Nous ne sommes pas sans savoir qu’il existe des décisions rendues par la Cour suprême du Canada ou d’autres tribunaux canadiens où il est affirmé que le Bill of Rights de 1689 ou l’Act of Settlement de 1701, ou certaines dispositions précises de ces lois, font partie du droit canadien, voire de la Constitution du Canada. En toute transparence, nous avions fait état de cette jurisprudence à l’occasion de notre comparution devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, le 20 mars 2013.

Nous avions alors notamment mentionné aux sénateurs que, dans le Renvoi sur le rapatriement, la Cour suprême a dit que l’article 9 du Bill of Rights faisait partie du droit canadien. On aurait tort cependant d’invoquer ici le Renvoi relatif à la rémunération des juges ou l’arrêt Vaid. En effet, dans ces deux dernières affaires, la Cour suprême n’a fait que rappeler que certains principes tirant leur source du droit britannique – dont l’Act of Settlement ou le Bill of Rights –, sont intégrés dans le droit canadien par l’intermédiaire du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce dernier contient lui-même une invitation faite aux cours de justice d’appliquer au Canada les mêmes principes que ceux sur lesquels repose la Constitution du Royaume-Uni. Notons ici que le constituant de 1867 parle de principes et pas nécessairement de lois britanniques entières. Cette distinction n’est pas anodine, puisque les principes en question ne découlent pas toujours de lois, et puisque ce ne sont pas tant ces dernières qui sont introduites en droit canadien que les principes qu’elles contiennent.

Quoi qu’il en soit, même s’il s’avérait que l’Act of Settlement et le Bill of Rights ou des dispositions précises de ces lois fassent bel et bien partie de la Constitution canadienne – une hypothèse que nous n’avions pas totalement exclue dans notre article du 12 juillet dernier –, cela ne voudrait pas dire pour autant qu’ils ne pourraient être modifiés qu’en recourant à une modalité complexe de modification constitutionnelle.

Par exemple, il est reconnu que les conventions et la jurisprudence font partie de la Constitution du Canada au sens large, et pourtant elles échappent à la portée de notre procédure de modification constitutionnelle. Cette dernière ne s’applique plutôt qu’aux sources constitutionnelles qui sont mentionnées au paragraphe 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, de même possiblement qu’à un certain nombre de lois provinciales qui composent la constitution de chaque province au sens de l’article 45 de cette loi. L’Act of Settlement et le Bill of Rights n’en font pas partie, du moins pas expressément. Pourtant, il aurait été facile pour le constituant d’en faire mention explicitement dans l’annexe de la loi de 1982. Cette omission en 1982, eut-elle été commise volontairement ou non, vient relativiser le passage du Renvoi sur le rapatriement de 1981 où il est dit que l’article 9 du Bill of Rights fait indubitablement partie du droit canadien.

De plus, si l’Act of Settlement et le Bill of Rights font partie du droit canadien, pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas de l’Interpretation Act 1889, dont l’article 30 dit que toute mention du Souverain dans une loi britannique (comme la loi de 1867) doit être interprétée comme s’appliquant au Souverain britannique régnant, et ce, quel qu’il soit? Et qu’en est-il du Treason Act 1351, du Royal Marriages Act 1772 et du Regency Act 1937, trois autres lois britanniques touchées par les changements actuels aux règles de succession au trône, dont Daniel Turp ne dit mots.

On nous objectera sans doute que la définition de la Constitution du Canada au paragraphe 52(2) de la loi de 1982 n’est pas exhaustive. Cela est vrai. Nous ne croyons toutefois pas qu’elle puisse être étendue au point de couvrir des lois comme l’Act of Settlement ou le Bill of Rights.

En 1937, au moment de l’abdication d’Edouard VIII, le Canada a invoqué l’article 4 du Statut de Westminster de 1931, en plus du préambule de cette loi, ce qui a pu donner l’impression qu’il souhaitait que lui soit applicable la loi britannique sur la déclaration d’abdication de Sa Majesté. Mais il semble qu’il y ait confusion entre l’article 4 en question et ledit préambule, ainsi qu’il ressort des propos tenus par le premier ministre Mackenzie King à la Chambre des communes le 19 janvier 1937.

Nous soutenons donc que l’alinéa 41a) de la loi de 1982, portant sur les modifications à la charge de Reine, n’inclue pas les règles de la succession au trône britannique.

D’ailleurs, à cet égard, posons-nous un seul instant les questions suivantes : qu’arriverait-il si l’alinéa 41a) de la loi de 1982 devait effectivement s’appliquer aux changements aux règles de succession au trône et que nous ne parvenions pas, au Canada, à obtenir le consentement de toutes les provinces à de tels changements? Cela voudrait-il dire, au moment où les nouvelles règles adoptées par le Royaume-Uni seraient utilisées et qu’une femme accèderait au trône britannique de préférence à ses plus jeunes frères, que nous risquerions d’avoir un monarque différent de celui du Royaume-Uni? Aurions-nous alors un roi plutôt qu’une reine, contrairement aux autres royaumes? Poser la question, c’est y répondre, car il est clair que le souverain du Canada doit être la même personne que le souverain du Royaume-Uni, et ce, tant et aussi longtemps que les autorités canadiennes n’auront pas aboli la monarchie.

L’indépendance canadienne

Le fait pour le Canada de s’appuyer sur le droit britannique en ce qui touche à la succession au trône, même après le rapatriement de 1982, ne porte pas atteinte à l’indépendance canadienne. Le Canada aurait très bien pu chercher à abolir la monarchie constitutionnelle à compter de 1931, année où il a acquis sa souveraineté étatique. Il ne l’a pas fait. Même pas en 1982. C’était là sa décision souveraine, à toute époque pertinente.

Les autorités canadiennes n’ont pas oublié les règles de succession à l’occasion du rapatriement de 1982. Elles n’ont tout simplement pas jugé nécessaire de s’en doter. Sinon, comment expliquer que l’Act of Settlement et le Bill of Rights n’aient pas été explicitement identifiés comme faisant partie de la Constitution canadienne au paragraphe 52(2) de la loi de 1982, comme nous l’expliquions ci-dessus?

De toute façon, même si le Canada possédait hypothétiquement ses propres règles de succession au trône, il n’est pas dit que la modification de celles-ci relèverait de l’alinéa 41a) de la loi de 1982, tel que vu précédemment, et il serait de plus impensable que celles-ci soient différentes de celles du Royaume-Uni.

La voie empruntée par d’autres pays

Le professeur Turp cite la Nouvelle-Zélande et l’Australie, et même la Belgique, à titre d’exemples de pays où on a eu recours à la modification constitutionnelle pour les questions touchant à la succession au trône. De fait, chaque pays a ses propres règles et celles-ci varient considérablement d’un pays à l’autre.

Par exemple, la Belgique a abrogé la « loi salique » en juin 1991, ce qui requit une modification constitutionnelle puisque les règles de succession au trône sont prévues par la constitution de ce pays. Toutefois, pour accomplir cette modification, il a suffi d’une simple loi du parlement fédéral.

Pour sa part, la Nouvelle-Zélande n’est pas un État fédéral. Là-bas, il n’y a qu’un seul parlement, qui dispose des pleins pouvoirs. C’est ainsi que le Parlement de la Nouvelle-Zélande examine en ce moment le Royal Succession Bill, dont l’adoption ne requiert évidemment pas une modification constitutionnelle complexe.

Quant à l’Australie, la relation qu’entretiennent les états australiens avec la Couronne britannique est différente de celle qui existe, au Canada, entre cette dernière et les provinces canadiennes. Par exemple, chez nous, les lieutenants-gouverneurs sont nommés par le gouverneur général en conseil et non par la Reine elle-même, contrairement aux State Governors en Australie. Malgré tout, dans le cas des changements actuellement proposés aux règles de succession au trône, les états australiens ont requis par loi (ou le feront bientôt), conformément à l’article 51 de la Constitution de l’Australie, le parlement central de bien vouloir adopter sa propre loi, afin d’apporter seul les changements en cause. L’adoption de cette dernière loi, ainsi requise par les états, s’inscrit alors parmi les pouvoirs législatifs du parlement central et ne comporte évidemment pas, en elle-même, une modification constitutionnelle complexe.

On constate donc que, dans les trois pays cités par Daniel Turp, c’est le parlement central qui, au final, apporte les changements aux règles de succession au trône, quoiqu’avec le consentement des états dans le cas particulier de l’Australie. Qui plus est, à la fois en Australie et la Nouvelle-Zélande, il existe des lois qui intègrent spécifiquement un certain nombre de lois britanniques - dont l’Act of Settlement et le Bill of Rights - en droit interne, soit respectivement l’Imperial Acts Application Act 1969 et l’Imperial Laws Application Act 1988. Or, de telles lois intégrant formellement et explicitement des lois britanniques n’existent pas au Canada.

Le gouvernement du Canada, comme ceux de bien d’autres pays du Commonwealth actuellement visés par les changements proposés aux règles de succession au trône, estime que le Parlement fédéral a toute l’autorité voulue pour donner, au nom du pays, son consentement auxdits changements, et surtout, que tout changement apporté aux règles de succession au trône en droit britannique a un effet automatique, et indirect, sur le Canada. Sur ce point, nous lui donnons raison. Comme le disait le premier ministre Louis St-Laurent à la Chambre des communes le 3 février 1953 : « Sa Majesté est maintenant reine du Canada, mais elle est reine du Canada parce qu’elle est reine du Royaume-Uni […] c’est la souveraine qui est reconnue comme la souveraine du Royaume-Uni qui est notre souveraine […] ».

L’affront fait au Québec

Si l’adoption par le Parlement canadien constitue pour le Québec un affront de l’ampleur de celui décrit par Daniel Turp, il y a alors lieu de se demander pourquoi l’Assemblée nationale et le gouvernement québécois ne réagissent pas davantage. De fait, le gouvernement du Québec a raison de ne pas vouloir provoquer une crise constitutionnelle sur fond d’abolition de la règle de la primogéniture.

N’oublions pas du reste qu`à Ottawa, le 4 février 2013, les députés du Bloc québécois ne se sont pas opposés à l’adoption de la motion suivante, présentée par le gouvernement : « Que, nonobstant tout article du Règlement ou usage habituel de la Chambre, le projet de loi […] d’assentiment aux modifications apportées à la loi concernant la succession au trône, soit réputé lu une deuxième fois et renvoyé à un comité plénier, réputé avoir fait l’objet d’un rapport sans amendement, réputé adopté à l’étape du rapport et réputé lu une troisième fois et adopté. »

La thèse de l’affront ne vaut que pour ceux qui soutiennent l’application de l’alinéa 41a) de la loi de 1982 en l’espèce, et qui estiment inacceptable que le Parlement canadien veuille, en agissant seul comme il l’a fait, contourner le cadre constitutionnel existant. Pour eux, le parallèle avec la question du rapatriement et celle de la réforme du Sénat est évident, puisqu’il s’agit de cas où des changements fondamentaux sont apportés ou sont susceptibles d’être apportés à la Constitution canadienne sans le consentement du Québec.

De notre côté, puisque nous en venons à la conclusion que le consentement du Québec n’est pas requis en matière de succession au trône, nous ne voyons pas d’affront fait au Québec par Ottawa dans le présent dossier, et nous distinguons carrément ce dernier cas de ceux du rapatriement et de la réforme du Sénat.

Il aurait toutefois été sage que le gouvernement canadien informe les provinces de ses intentions dans la présente affaire, voire les consulte avant d’agir. Il faut croire qu’il n’a pas voulu créer un nouveau précédent allant en ce sens, ce qui est certes compréhensible mais ce qui est malheureusement plus ou moins conciliable avec l’esprit fédératif.

***

Reste maintenant à voir ce que nos cours de justice feront de tout cela. Elles ont essentiellement trois choix :

(1) elles peuvent conclure que le Canada n’a pas de règles de succession au trône qui lui soient propres et déclarer qu’il appartient au Parlement fédéral, et à lui seul, de consentir à l’adoption par le Royaume-Uni de nouvelles règles de succession au trône;

(2) elles peuvent déclarer que le Canada possède déjà ses propres règles de succession au trône - fondées essentiellement sur l’Act of Settlement et le Bill of Rights -, mais permettre néanmoins au Parlement canadien de les modifier seul, en vertu de l’article 44 de la loi de 1982 ou de ses pouvoirs législatifs réguliers;

(3) elles peuvent reconnaître que le Canada possède déjà ses propres règles de succession au trône, sur la base de ce qui est expliqué ci-dessus, et que celles-ci ne peuvent être modifiées qu’en vertu de l’alinéa 41a) de la loi de 1982.

Dans le premier cas, la Loi de 2013 sur la succession au trône serait déclarée valide et suffisante à tous égards. Dans le second cas, la loi en question ne serait pas pour autant invalidée, mais les cours imposeraient au Parlement des formalités additionnelles, comme l’adoption d’une loi semblable à celle du Royaume-Uni. Dans le dernier cas, la loi fédérale serait carrément invalidée et le Canada devrait rouvrir le dossier constitutionnel.

Nous privilégions la première option, nous considérons la seconde plausible, mais nous serions très surpris que les cours retiennent la troisième. Cette dernière ne traduit pas, à notre avis, l’état du droit.


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