«Stéréotypes culturels, promotion de l’intégrisme, sexisme…»: au Québec, un cours sur les religions aboli

00b15299e59f01ca51001ce168aae152

Il faut voir ce que contiendra le nouveau cours avant de trop se réjouir


Le gouvernement Legault a annoncé qu’il abolirait le cours d’Éthique et culture religieuse, un cours obligatoire pour les élèves du primaire et secondaire. Depuis sa mise en place en 2007, cette formation fait polémique. Pour la militante bien connue Nadia El-Mabrouk, cette décision représente une grande victoire de la laïcité. Entretien.




Le 9 janvier dernier, Jean-François Roberge, ministre québécois de l’Éducation, a annoncé que le célèbre cours d’éthique et culture religieuse (ECR) serait remplacé à l’automne 2022 par un tout nouveau cours. Pour de nombreux observateurs, cette formation de primaire et secondaire banalise entre autres l’intégrisme religieux.


Pour faire le point sur ce rebondissement, Sputnik s’est entretenu avec Nadia El-Mabrouk, l’une des personnalités favorables à la laïcité les plus en vue au Québec. Mme El-Mabrouk intervient régulièrement dans les journaux et à la télévision pour commenter les dossiers touchant la diversité culturelle. Elle vient de publier son premier livre, Notre laïcité, aux éditions Dialogue Nord-Sud.


Sputnik France: Nadia El-Mabrouk, vous avez plusieurs fois pris position contre ce cours d’éthique et culture religieuse. Cette nouvelle représente donc pour vous une importante victoire?


Nadia El-Mabrouk: «Oui, je crois qu’on peut dire que c’est une victoire. Depuis longtemps, l’organisme Pour les droits des femmes du Québec, le Mouvement laïque québécois, l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité et bien d'autres militent pour l’abolition de ce cours. Bien des parents, dont moi-même, dénonçons également ce cours et portons à l’attention des ministres de l’Éducation successifs le constat alarmant qui se dégage des manuels scolaires, des documents remis à nos enfants, mais aussi du programme lui-même. Ce cours véhicule des stéréotypes culturels, fait la promotion de l’intégrisme religieux et banalise des pratiques discriminatoires à l’égard des femmes.


Nous avons enfin le sentiment d’avoir été entendus. Cela ne veut pas dire que le problème est résolu. On nous parle de consultations publiques, de réformes qui pourraient aller jusqu’à modifier le titre du cours et réduire de façon significative son contenu en religion. Mais le virage n’est pas pris vers l’abolition complète du cours. Il est encore tôt pour savoir si le gouvernement a réellement pris acte de cette volonté du Québec de changer de modèle d’intégration et du vivre-ensemble.»


Sputnik France: Plusieurs chroniqueurs font valoir que le cours véhicule des clichés sur les membres des minorités religieuses. De quels stéréotypes s’agit-il?


Nadia El-Mabrouk: «Les manuels scolaires et cahiers d’exercice du cours, surtout pour le primaire, abondent d’images, et ces images transmettent une vision stéréotypée, souvent même caricaturale des gens: le chrétien porte une croix, le juif une kippa, la musulmane un voile, le bouddhiste un habit orange de moine, l’hindoue un bindi (point rouge sur le front) et l’autochtone… des plumes sur la tête!


Dans le cas de l’islam, la femme voilée est légion. Dans presque toutes les images illustrant l’islam et représentant une femme ou une petite fille, celle-ci est voilée. Il en ressort que le voile est la norme vestimentaire pour l’islam, ce qui est faux. Nulle part dans le Coran, il n’est question de se couvrir les cheveux et le voilement des femmes ne fait aucunement partie des piliers de l’islam. Ceci n’est qu’un exemple pour dire que ce cours n’est pas neutre, puisque certaines pratiques religieuses sont priorisées plutôt que d’autres, et c’est d’ailleurs souvent la vision des religions la plus passéiste, fondamentaliste et sexiste qui domine.


À plusieurs reprises, les signes religieux sont également associés à la diversité des tenues comme la casquette, la robe de mariage, les uniformes professionnels ou à la couleur de la peau! Ainsi selon ce cours, toute interdiction de signes religieux s’apparenterait à du racisme.»


Sputnik France: Quelle place est-elle donc réservée aux croyants plus «discrets», pourtant fortement majoritaires au Québec?


Nadia El-Mabrouk: «En effet, les croyants doivent être visibles. Il semble qu’un juif qui ne porte pas la kippa ou qu’une musulmane sans son voile perde tout son intérêt pour les concepteurs des manuels scolaires. Ainsi, non seulement les athées et les agnostiques sont presque totalement absents des manuels scolaires, mais également les croyants qui ne pratiquent pas leur religion de façon ostentatoire.»


Sputnik France: En novembre 2019, vous avez publié au Québec le livre Notre laïcité, qui a été très remarqué. Vous abordez notamment la question de la laïcité sous l’angle des droits des femmes. L’abolition d’ECR est-elle une bonne nouvelle pour les femmes québécoises, toutes origines confondues?


Nadia El-Mabrouk: «Oui, certainement. Le Conseil du statut de la femme, un organisme qui joue un rôle très important au Québec pour défendre les droits des femmes, a déjà conclu en 2016 que le cours confortait des préjugés sexistes. Entre autres, il ne fait aucune place à une vision critique sur les inégalités au sein des pratiques et doctrines religieuses. Les élèves sont amenés à "reconnaître" et à accepter toutes les pratiques religieuses qui leur sont présentées, même les plus discriminatoires à l’égard des femmes, comme le port du voile intégral. Toute critique est interprétée comme un manque d’ouverture, voire comme du racisme. Bref, ce cours entre clairement en contradiction avec toutes les initiatives ministérielles liées à une éducation sexuelle égalitaire, ou à la lutte contre les stéréotypes.»


Sputnik France: Le gouvernement Legault a lancé une grande consultation en ligne pour déterminer les sujets que la population voudrait voir abordés dans le cours qui remplacera ECR. Par quel genre de formation devrait-il être remplacé?


Nadia El-Mabrouk: «Les thèmes proposés dans la consultation en ligne sont principalement liés à l’éducation citoyenne, incluant l’éducation juridique, "l’écocitoyenneté", la citoyenneté numérique, ainsi que l’éducation à la sexualité et l’éthique. Évidemment, ce sont toutes de bonnes suggestions. Pour ma part, la laïcité devrait faire partie des thèmes abordés dans un tel cours. On pourrait également songer à un cours de philosophie pour enfants afin de développer le sens critique et l’autonomie de jugement, des compétences qui devraient faire partie des priorités de l’école, et qui font cruellement défaut dans le cours ECR. Un enseignement sans promouvoir l’esprit critique est de l’endoctrinement.


L’élaboration d’un cours de remplacement demandera du temps, et le ministre parle de la rentrée scolaire 2021-2022. En attendant, le contenu problématique du cours ECR reste présent dans le programme de primaire et du secondaire. Il me semble qu’il y aurait lieu de suspendre dès maintenant le volet "culture religieuse", au moins pour les élèves du primaire qui sont les plus vulnérables et influençables, afin de respecter leur liberté de conscience. N’est-ce pas le principe essentiel de la Loi sur la laïcité de l’État, enfin adoptée au Québec en juin 2019?»


Sputnik France: Des militants pour la laïcité estiment que la religion ne devrait pas du tout faire partie du cours qui remplacera ECR. Selon eux, tout contenu religieux porte atteinte à la liberté de conscience des élèves. Êtes-vous aussi de cet avis?


Nadia El-Mabrouk: «Cela dépend de ce que l’on entend par "contenu religieux". Il est évident que les religions jouent un rôle dans la compréhension du monde, et bien sûr, des connaissances sur les religions ont leur place dans un cours d’histoire, de géographie ou de politique. D’ailleurs, la recommandation du Conseil du statut de la femme dans son avis de 2011 est d’intégrer l’étude des phénomènes religieux au cours "Histoire et éducation à la citoyenneté" au niveau secondaire. Il ne s’agit donc pas d’évacuer toute référence aux religions dans le programme scolaire, mais d’aborder cet aspect dans un cadre non confessionnel et propice à l’analyse critique.»