Schizophrénie bilingue

Le français — la dynamique du déclin

La scène se passe au coin des rues Mont-Royal et Saint-Denis. Je klaxonne pour qu'un automobiliste déplace sa voiture garée devant une entrée de garage. Un bon samaritain qui passe par là demande aussitôt au propriétaire de déplacer son automobile. Les deux hommes s'adressent à moi et se parlent en anglais. Lorsque vient le temps de les remercier, je leur fais mes salutations en français avant de découvrir qu'ils parlent français comme vous et moi, avec, en plus, un fort accent de l'est de Montréal. Pourquoi alors se sont-ils tous deux adressés à moi en anglais? Mystère!
Ces anecdotes sont de plus en plus courantes à Montréal. Permettez-moi cette hypothèse. Un certain nombre de Montréalais francophones passent automatiquement à l'anglais dès qu'ils ont le moindre doute que leur interlocuteur est anglophone ou qu'il vient de l'étranger. Ils le font machinalement sans vérifier la langue de celui à qui ils s'adressent. Au fond, ils agissent comme si le français n'était pas une des grandes langues internationales de notre époque, mais une sorte de patois juste bon pour s'adresser aux membres de sa tribu. En d'autres mots, le français c'est bon pour la rue Panet, pas pour Saint-Denis et Sainte-Catherine.
Je n'étais pourtant pas au bout de mes surprises. Quelques jours plus tard, nous sommes dans la salle des arrivées de l'aéroport de Dorval. À mes côtés se trouvent deux jeunes immigrants dans la vingtaine. Il s'agit visiblement de deux enfants de la loi 101, la première génération d'immigrants formée à l'école française. En tendant l'oreille, j'ai d'abord cru qu'ils parlaient portugais ou arabe à cause de leur accent. En réalité, ils pratiquaient un baragouin encore plus incompréhensible dans lequel alternaient les phrases en anglais et en français. De là où il était, Pierre Elliot Trudeau devait arborer son petit sourire narquois.
Comprenez-moi bien. Je ne dis pas que l'un parlait anglais et que l'autre lui répondait en français. Ni qu'ils saupoudraient des mots d'anglais dans des phrases en français. Chaque phrase en français était immédiatement suivie d'une phrase en anglais. Du genre: «How are you today? Moi je suis allé au lac. The water was very cold. On n'a pas eu d'été.» Et ainsi de suite. C'est bien la première fois que j'entendais un tel charabia ailleurs que dans les caricatures de Justin Trudeau.
J'ai suivi ce petit manège pendant un bon quart d'heure. Jusqu'à ce que l'un passe du français à l'anglais dans la même phrase. Cela ressemblait à: «Nous sommes allés au chalet but it was raining. Demain, I'll stay home.» Ce marivaudage linguistique n'était aucunement justifié par la méconnaissance d'une langue ou de l'autre de la part d'un ou des deux interlocuteurs. Tout semblait parfaitement volontaire. Je vous laisse pourtant deviner la quantité d'anglicismes, surtout syntaxiques, qui émaillaient leurs phrases en français. D'aucuns auraient pu dire qu'ils parlaient anglais en français.
Cet exemple illustre la bilinguisation croissante qui afflige la métropole depuis quelques années. J'hésite toujours à parler de «recul du français», car ces mots ont tendance à trop simplifier les choses. La situation est en réalité plus complexe. Les francophones de Montréal ne sont pas confrontés à la vaste entreprise d'assimilation dont avait rêvé, à son époque, un certain lord Durham. Ce projet n'a triomphé qu'à l'extérieur du Québec. À Montréal, les choses sont en fait beaucoup plus subtiles.
Statistiquement, le français ne recule pas vraiment au Québec. Peut-être même est-il parlé par de plus en plus d'immigrants, d'enfants d'immigrants et même d'anglophones. Cependant, à cause de la mondialisation, des quotas élevés d'immigration, de l'exode vers les banlieues, mais aussi du relâchement de notre vigilance, les habitants de la métropole vivent dans un environnement de plus en plus bilingue où l'on passe indifféremment du français à l'anglais. Pas surprenant que les nouveaux arrivants en viennent à considérer le Québec comme une nation intrinsèquement bilingue. À Dorval, ceux que j'avais sous les yeux semblaient parler deux langues secondes, comme on disait autrefois de l'ancien premier ministre Jean Chrétien. Or, il serait irresponsable de ne pas en conclure que cet équilibre linguistique précaire rend le statut du français éminemment fragile dans un continent où l'anglais domine sans partage toutes les sphères de la vie. Un tel équilibre ne peut pas durer toujours et, à terme, il jouera inévitablement en faveur de l'anglais.
Depuis quelques années, chaque fois que je reviens à Montréal, j'ai l'impression croissante de me retrouver dans la situation que décrivait le poète Gaston Miron lorsqu'il dénonçait le bilinguisme anormal qui existait au Québec. C'est ce même «bilinguisme schizophrène» qui oblige chacun à «vivre en stéréo», celui du «traduit-du», disait le poète, que nous imposons aujourd'hui aux immigrants. Et cela, même si la moitié de ceux qui débarquent parlent déjà le français avant de poser le pied chez nous.
«Les Danois sont bilingues avec les autres. Nous sommes les seuls qui sommes bilingues avec nous-mêmes», disait Miron. Nul n'a mieux compris la complexité de notre situation linguistique. Ces mots n'ont pas pris une ride.


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