Retour sur la souveraineté en héritage

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Les raisons de l'espoir





La publication du remarquable livre de Jacques Beauchemin La souveraineté en héritage (Boréal, 2015) est un événement majeur de notre vie intellectuelle. Il suscite depuis sa parution un vaste débat sur l’état du projet indépendantiste. J’y ai déjà consacré une chronique du Journal. Je me permets de reproduire le petit mot que j’ai prononcé lors du lancement il y a un peu plus d'un mois.


 


***


 


Chers amis,


Quand les gens du Boréal m’ont demandé de prendre la parole pour vous parler un peu de Jacques Beauchemin et de son dernier livre, j’y ai vu un immense honneur, et vous me permettrez conséquemment de dire quelques mots de celui qui a été tout à la fois mon directeur de mémoire, mon directeur de thèse, et qui est devenu au fil des ans un ami. Un ami qui aujourd’hui, publie ce livre capital, qui pose clairement certaines questions que les souverainistes, jusqu’à présent, osaient à peine chuchoter entre eux. C’est un livre sombre et beau, qui conjugue une lucidité quelquefois cruelle et une espérance sincère.


On le sait, Jacques Beauchemin est un des analystes les plus fins de l’identité québécoise, qu’il fouille dans ses profondeurs. Il en voit les grandeurs et les misères. Notre meilleure part, c’est notre obstiné désir de durer, que Beauchemin évoque en parlant de notre «curieuse épopée qui a consisté à ne pas disparaître». Il en voit les misères aussi, en évoquant notre messianisme compensatoire : nous n’avons pas la liberté politique, mais nous sommes la part la plus évoluée de l’humanité, la plus moderne, la plus éclairée ! L’autre versant de cette idéalisation de nous-mêmes, c’est l’autoflagellation morbide qui nous amène à voir notre culture comme un fardeau nous empêchant de pleinement participer à la condition humaine.


À la différence de bien des universitaires d’aujourd’hui qui ont comme seule et unique passion la déconstruction du monde commun, Jacques Beauchemin assume l’existence de la culture québécoise, et s’en sent l’héritier au point de vouloir la transmettre. Notre peuple, nous dit Beauchemin, a trouvé dans l’écriture de son histoire la meilleure manière de ne pas se laisser dissoudre par les forces qui y travaillaient. J’espère qu’il n’y verra ni flatterie ni flagornerie, mais je crois sincèrement que dans la longue histoire des historiens et interprètes de notre condition collective, Jacques Beauchemin est l’héritier des François-Xavier Garneau, Lionel Groulx, Maurice Séguin et Fernand Dumont. On pourrait même dire qu’il a redonné ses lettres de noblesse à une tradition qu’il était bien vu de dédaigner.


Ce travail, il le mène depuis longtemps. D’un livre à l’autre et d’un texte à l’autre, il cherche à dégager le sens de notre histoire, à nous rappeler nos raisons communes, à voir de quelle manière conjuguer hier, aujourd’hui et demain. Que faire de notre vieil héritage, que nous avons rejeté, alors qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous comprenons que nous ne pouvons faire commencer notre histoire en 1960? De quelle manière ressaisir le vieux monde canadien-français, quand nous nous reconnaissons bien peu dans la culture et les valeurs qui étaient les siennes? Nous devrions tout simplement nous rappeler que comme nos ancêtres, qui ont fait ce qu’ils ont pu avec les moyens qui étaient les leurs, nous voulons poursuivre une aventure historique singulière en Amérique. Cela devrait suffire pour nous pousser à la gratitude.


La tonalité de ce livre, c’est une inquiétude d’autant plus vive qu’elle s’approche de cette peur profonde logée au cœur de la culture québécoise : un jour, nous pourrions bien ne plus être qu’un souvenir pittoresque en Amérique. On se fait croire aujourd’hui que le Québec ne disparaîtra jamais, qu’il se contentera de se transformer. Mais le Québec délivré de l’histoire qui le porte et du peuple qui l’assume, ce ne serait plus le Québec. On dira de Jacques Beauchemin qu’il nous propose un souverainisme pessimiste, hanté par la possibilité de l’avortement du projet national. Ne se présente-t-il pas lui-même comme un souverainiste fatigué, qui comme tant et tant d’autres Québécois, trouve de plus  en plus insoutenable la tension intime entre le désir du pays et le constat indéniable de notre impuissance politique?


C’est vrai et c’est faux.


C’est vrai, tout simplement parce qu’un patriote sincère, aujourd’hui, ne peut pas ne pas se les poser clairement cette question : se pourrait-il que la souveraineté échoue ? Se pourrait-il qu’avec cet échec, un ressort intime se soit brisé et que notre peuple, plus ou moins doucement, sans trop le crier mais en y consentant intimement, consente à son effacement historique? J’ai coutume de dire nous avons trop peu réfléchi, au Québec, aux conséquences culturelles de l’échec de l’indépendance. Nous n’avons pas vu que si la souveraineté pouvait nous grandir, son échec pourrait nous faire régresser. Jean Bouthillette, dans Le Canadien français et son double, se demandait si nous allions céder à la tentation de la mort. Cette question, Jacques Beauchemin se la pose aussi.


Et de temps en temps, nous nous disons que tant et tant d’efforts investis dans la lutte nationale pourraient aboutir dans un non-lieu. Jacques Beauchemin l’a bien remarqué : nous sommes de plus en plus nombreux, chez les souverainistes, à nous représenter non pas comme les militants d’une cause prochainement victorieuse mais comme les témoins crépusculaires d’un idéal vaincu que nous n’avons pas le droit de trahir. Il y a des hommes faits pour embrasser les causes perdues, et qui n’aiment qu’elles. Dans le vaste éventail des personnalités politiques, certaines se laissent séduire par une esthétique du vaincu magnifique, voulant à tout prix résister au sens de l’histoire, mais sachant au fond d’eux-mêmes qu’ils n’y parviendront pas. Ce n’est pas le cas des hommes et des femmes rassemblés dans cette salle. Et c’est pourquoi nous sommes souvent des souverainistes tristes.


C’est faux, néanmoins. Car sans trop avoir à se forcer, on reconnait chez Beauchemin une fidélité admirable à ce qu’il appelle la parole des ancêtres, et aussi, à la promesse des ancêtres : un jour, nous serons maîtres chez nous. Du fond de notre histoire, il entend la voix de ceux qui n’ont jamais cédé, qui n’ont jamais abandonné. Ils étaient souvent analphabètes, et plus ou moins au fait du monde dans lequel ils vivaient : ils ressentaient pourtant, au fond d’eux-mêmes, leur appartenance à notre peuple, et cet enracinement était vital, absolument vital. Jacques Beauchemin est de cette trempe. Aujourd’hui, il veut que les souverainistes placent les Québécois devant leurs responsabilités. Il veut que nous soyons à la hauteur de l’histoire. C’est à cette lumière qu’il faut comprendre ce livre. Jacques Beauchemin veut nous reconnecter à la pulsion vitale au cœur de notre identité.


On me permettra un dernier mot sur l’homme. Jacques Beauchemin, nous le savons, est un homme d’une générosité extrême. C’est un exemple de courtoisie intellectuelle. Il s’adresse même de bonne foi aux adversaires de mauvaise foi. Dans notre petit milieu, c’est rare. Dans une université qui chante déracinement, le nomadisme, la dispersion, le reniement de soi, il garde vivante la question du Québec et éveille chez bien des jeunes gens une vocation nationale. Et nous savons qu’il suffit quelquefois de quelques hommes têtus et pugnaces pour tenir leur patrie à bout de bras. Dans les périodes historiques difficiles, ce sont ceux qui résistent à l’illusion de la fatalité qui créent les conditions d’un renouveau de l’action politique.


Si le souverainisme, malgré ses mauvais jours actuels, a retrouvé une authentique vigueur intellectuelle ces dernières  années, c’est en bonne partie grâce à Jacques Beauchemin. Avec L’histoire en trop, il lui donnait un nouvel élan. Il rappelait aux souverainistes que leur quête n’avait aucun sens s’ils oblitéraient l’identité du peuple qu’ils souhaitent émanciper. Avec La souveraineté en héritage, il pourrait faire la même chose. Et alors qu’il semble se passer quelque chose dans le camp souverainiste, alors que nous sommes peut-être contemporains d’une renaissance politique, ce livre nous rappelle notre responsabilité devant l’histoire et les raisons fondamentales pour lesquelles nous ne pouvons pas capituler.




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