Vous avez lu ce beau dossier dans l’OBNL La Presse qui met en valeur l’ex-premier ministre Jean Charest?
J’ai failli m’étouffer en prenant mon café.
Quand je vois le visage de Jean Charest dans les médias, la première chose qui me vient en tête c’est plutôt des trucs du genre «ah! Enfin l’UPAC accouche dans l’enquête Mâchurer!» ou encore «tiens! Charest a décidé de poursuivre Lino Zambito ou Amir Khadir?»
Nous avons la mémoire bien courte quand il s’agit de cet ex-premier ministre. A-t-on déjà oublié le bilan absolument catastrophique de ce politicien en matière d’éthique? De corruption?
Plus encore, on se demande qui a intérêt à ce que l’on réhabilite ce personnage public. À ce que je sache, Jean Charest n’a encore jamais dû répondre des dérives maintes fois dénoncées, expliquées à la Commission Charbonneau (CEIC), ou encore par le rude et essentiel travail des journalistes d’enquête.
Voilà à quoi je pense chaque fois que Radio-Canada ou que La Presse (les deux tribunes principales où l’on demande à cet ex PM de commenter l’actualité) fait appel à ce politicien très controversé : non mais on peut-tu se garder une petite gêne avec lui?
Ça, mais aussi au fait que peut-être – je ne l’espère pas, mais peut-être – est-on en train de tranquillement effacer, faire oublier, une des époques les plus troubles de notre histoire politique en matière de corruption et de collusion. C’est gros comme affirmation, mais on ne peut l’ignorer complètement.
Après tout, l’époque libérale de Charest-Couillard c’est celle d’un système de justice digne d’une république de banane : quand un parti politique au pouvoir pendant près de 15 ans de manière ininterrompue s’est accroché à sa prérogative – au-delà de toute considération éthique – de nommer les boss de la police anti-corruption (dont l’essentiel du mandat était d’enquêter sur l’ère Charest), le boss de la SQ (qui est devenu aussi celui du SPVM), le (ou la) DPCP, les juges, etc.
Certains diront que Jean Charest n’a encore fait l’objet d’aucune accusation criminelle formelle. En partant du principe que le gouvernement formé par son parti politique, au sein duquel d’autres personnes sont également visées par de nombreuses allégations, s’est assuré de garder la bride la plus serrée possible sur tous les leviers de justice au Québec, cela n’est guère surprenant.
À preuve, existe-t-il une organisation plus dysfonctionnelle que l’UPAC? Cette organisation pourtant fondée (par le PLQ, pour faire suite à de nombreuses pressions) pour enquêter (essentiellement sur la corruption du PLQ) et faire la lumière à propos de tout ce que nous avons entendu de troublant depuis le milieu des années 2000?
Quand je vois Jean Charest commenter l’actualité chez quelques médias où, manifestement, il est le bienvenu, voici quelques dossiers qui me viennent en tête :
• Le témoignage du policier enquêteur de l’Unité anti collusion (UAC) Sylvain Tremblay à la CEIC : «La commission Charbonneau aurait pu faire beaucoup plus de dégâts au Parti libéral du Québec (PLQ), avec des témoins recrutés par l’Unité anticollusion (UAC), et à la FTQ-Construction, avec le matériel de l’opération policière Diligence. Et des cibles importantes s’en tirent à trop bon compte. Selon l’enquêteur à la retraite Sylvain Tremblay, la Commission s’est arrêtée en chemin pour des raisons qu’il s’explique mal.»
• L’affidavit du lieutenant de la SQ Patrick Duclos à propos d’une «immunité judiciaire» consentie aux politiciens libéraux : «Le lieutenant Patrick Duclos a rencontré plusieurs policiers et enquêteurs qui ont travaillé dans le projet Diligence. Ils ont tous mentionné qu'il y avait une certaine tension qui régnait au sein du projet à cause des sujets d'intérêt qui étaient des hauts dirigeants et des politiciens. Cela a amené des prises de positions contraires entre les enquêteurs et les procureurs. [section caviardée] L'écoute électronique a suscité beaucoup d'intérêt, car certaines conversations étaient reliées à des politiciens ou des membres du gouvernement, il y a donc eu un contrôle des conversations dites limitatives. Un nombre restreint de personnes ont eu accès à des conversations qui étaient classées dans un cartable [...] de plus, un compte rendu des conversations importantes était acheminé par un officier quotidiennement à la haute direction de la Sureté du Québec. [...]
Et plus loin, ceci : «À la section 13 de l'affidavit (page 13), le Lieutenant Duclos revient sur le principe «d'immunité diplomatique» et le fait que les «cartables de conversations» étaient classés en fonction des noms de dignitaires.
Vient ensuite ce qui suit:
«[caviardé] a été informé par le [caviardé] que le DGA [directeur général adjoint] Steven Chabot aurait informé le ministre de la Sécurité publique de l'époque en janvier 2009 que le président de la FTQ était écouté via le projet Diligence. [...] cela avait pour but de protéger le premier ministre d'être piégé par Arsenault (fin section 14)»
Plus loin dans l'affidavit, on apprend aussi que le sous-ministre Louis Dionne était tenu au fait du dossier. Intéressant de noter que Louis Dionne sera nommé DPCP... Paul Journet avait écrit ceci en 2011 sur Louis Dionne:
«Les procureurs remettent carrément en cause l'indépendance du DPCP. À la demande de Jean Charest, Me Dionne avait été nommé sous-ministre de la Justice de Marc Bellemare en 2003. Me Dionne était sous-ministre de la Sécurité publique avant d'être nommé DPCP en mars 2007. C'est le conseil exécutif, le ministère du premier ministre, qui l'avait choisi.»
Sans oublier cette déclaration du policier Sylvain Tremblay cité plus haut. Une affirmation faite en septembre 2014, mais toujours très pertinente aujourd'hui :
«Sylvain Tremblay garde un goût amer de Diligence. Le deuxième volet de cette opération policière, portant sur l’infiltration du crime organisé à la centrale et au Fonds de solidarité, a été coulé en raison de fuites. Si le passé est garant de l’avenir, Sylvain Tremblay est pessimiste.
Même si l’UPAC enquête activement sur le financement illégal du Parti libéral par des entrepreneurs et des firmes de génie-conseil, Sylvain Tremblay doute «sérieusement» de la volonté du système judiciaire de mettre en accusation des élus de l’Assemblée nationale (passés ou présents) ou des dirigeants d’organismes publics.»
La liste des allusions à la corruption libérale qui impliquent Jean Charest, son gouvernement ou des membres de son parti ou de sa garde rapprochée (on pense à un certain Marc Bibeau) serait ici interminable.
Jean Charest n’a jamais poursuivi Lino Zambito qui, ni plus ni moins, accusait l’ancien PM d’avoir trimbalé dans sa voiture de fonction des centaines de milliers de dollars en cash suite à une de ces activités de financement douteuses...
Jean Charest n’a jamais poursuivi Amir Khadir alors que le député de Québec solidaire, abandonnant volontairement son droit d’immunité parlementaire, avait défié l’ex-PM Charest de le faire. Khadir a accusé Jean Charest d’être à la tête d’une organisation qui a commis des crimes!
Jean Charest n’a pas eu à témoigner (il a toujours soigneusement évité de se retrouver en de telles situations) dans la cause de Luigi Coretti même si l’ex-entrepreneur, un proche du PLQ à l’époque, voulait l’assigner à témoigner (lui et plusieurs autres influents libéraux comme l’ex-ministre de la Justice Jacques Dupuis où encore le haut-fonctionnaire Pietro Perrino). Arrêt Jordan dans cette cause, curieusement appuyé par la couronne...
Oui. Voilà à quoi je pense quand La Presse fait la part belle à Jean Charest ce matin. À la lumière de tout ce que l'on sait de l'ère Charest, la seule chose qui m'intéresse dans son cas ce n'est pas de savoir ce qu'il pense de la gouvernance de l'État (épargnez-nous ça! N'en n'a-t-il pas déjà assez fait!) mais bien quand les enquêtes qui le concernent aboutiront. À commencer par Mâchurer.