Professeur au département de philosophie de l’UQAM, Christian Saint-Germain est une figure singulière de la vie intellectuelle québécoise. Si on le connaît surtout pour sa critique décapante de l’impuissance du souverainisme officiel, il a aussi mené, dans ses derniers livres, un sévère procès du système de santé québécois. J’ai voulu connaître son analyse de la crise que nous traversons.
Son propos est tranchant, son style aussi. S’il salue le courage de ceux qui sont engagés en première ligne et ne doute pas de la bonne foi des hommes et des femmes qui cherchent à gérer la situation, il y voit néanmoins le signe d’un dérèglement collectif plus profond, qu’il nous invite à regarder lucidement. Que l’on partage ou non son analyse, elle nous rappelle l’importance du débat et de nous éloigner de l’unanimisme obligatoire.
Christian Saint-Germain, vous avez critiqué très sévèrement, dans vos derniers essais, notre système de santé. Comment jugez-vous le traitement de la présente crise par le gouvernement québécois ?
Sans céder à l’autocensure; il ne faut pas tirer non plus sur l’ambulance. Dans l’unanimisme panique, jamais n’a-t-il été aussi dangereux pour un intellectuel de questionner le gouvernement. Même les témoins directs, le personnel soignant hésite à parler à la caméra. Le premier constat à l’égard de la crise actuelle, c’est l’extrême docilité de la population (le Québec n’est pas le Michigan) et le respect des consignes, notamment celles du lavage des mains. Faut croire que « passe-partout » a fait son œuvre dans l’application du bénéficiaire à écouter le chapelet en famille du père Legault et de son vicaire, le gentil monsieur Harruda. C’est paradoxal parce que jusqu’à tout récemment (2018) les médecins et le personnel médical ne prenaient pas tant de précautions entre les patients[1]. Au début de la crise, même la cafétéria du CHUM était bondée[2].
Essentielle à la lutte contre le virus, l’hygiène est au cœur du discours. Ce qui n’augure rien de bon pour le sort déjà réservé aux personnes âgées. Dans une émission « dans le vent » de Radio-Canada, on essayait d’ailleurs de savoir « si les vieux ont une odeur distinctive »[3]. Fin connaisseur des repas texturés à 2,17$, c’est une question à laquelle le docteur Barrette avait déjà tenté de répondre en affirmant à Anne-Marie-Dussault que les vieillards préféraient passer la nuit dans leurs excréments plutôt que d’être réveillé et d’en être soulagé[4].
Le sort des personnes âgées est au cœur de cette crise. Comment comprendre la défaillance grave du système qui devait assurer leur encadrement ?
Le Québec n’est pas un pays où l’on cultive le respect des personnes âgées, pas plus d’ailleurs que la conservation du « patrimoine bâti », des églises ou des croix de chemin. Le vrai parent, l’État bureaucratique reste le seul adulte à qui l’on confie le plus tôt possible les enfants de tout âge. Il fallait voir, séparé de leurs pauvres parents confus, les enfants pleurer à travers les fenêtres des CHSLD. C’était comme une première journée à la garderie. Mais qui s’étonne de la tournure des événements en CHSLD? Pourquoi feindre la surprise devant les découvertes horrifiantes faites dans ces établissements? N’est-il pas de commune renommée que de « finir » en « institution » constitue le dernier accident de parcours d’une vie où le confinement et la distanciation sociale règnent déjà de la plus terrible manière?
Ce que je trouve choquant, c’est l’indignation d’un ancien ministre de la santé comme François Legault jouant les vierges offensées, parlant de la « grosse négligence » d’un CHSLD en maniant l’anglicisme devant autant de citoyens qui ne demande qu’à croire en lui. Je doute d’ailleurs que la satisfaction des électeurs pour saint François ou saint Horacio ne tienne davantage au « syndrome de Stockholm » qu’à la ferveur véritable. Il ne s’agit pas ici de savoir si Legault est un « maudit bon Jack » en privé ou non, ou combien de fois il peut s’excuser en une année, mais qui savait? Comment arrivera-t-on à pleurer les morts laissés sans funérailles et à consoler ceux qui comprennent difficilement ce qui vient bouleverser leur ordinaire fait de petites joies, de visites à l’épicerie ou d’échanges rapides avec leurs préposés ? Jamais une population vulnérable n’aura été aussi abandonnée et les familles rendues impuissantes. La perte des contacts physiques, les agonies solitaires font ressortir toute la froideur de notre « gestion du vieillissement » et de l’administration de la vie.
Vous avez souvent, très souvent, même, critiqué la Loi sur les soins de fin de vie. Est-ce que vous faites un lien entre la philosophie qui l’anime et la gestion de la présente crise ?
Je n’arrive pas à dissocier le sort des personnes âgées de l’engouement morbide pour la Loi sur les soins de fin de vie. Cette grande chorale médiatique d’incitation au suicide a été la réponse à ce qu’on soupçonnait déjà des institutions de santé. L’esprit de la loi se trouvant déjà réécrit dans la missive du 25 mars au CHSLD selon laquelle les résidents « doivent demeurer dans leur centre » et n’être conduits à l’hôpital « que de façon exceptionnelle »[5].
On vous sait critique des médecins spécialistes, que vous présentez comme une caste exagérément privilégiée. Comment comprendre la controverse des derniers jours concernant leur implication dans la crise ?
En ce qui a trait à l’appétit salarial des médecins et des fédérations, quoi de neuf? Après le forfait jaquette, assiduité, tourisme en formation, le forfait Co-vid 19 n’allait pas tarder. Qui n’est pas écoeuré par l’expression : « bonification des enveloppes salariales » et autres indulgences gouvernementales? Les fédérations reluquaient déjà les surplus budgétaires en période de vaches grasses[6]. Elles s’inquiètent désormais de ce qui restera à manger dans les coffres après la crise. Elles savent bien que l’État québécois ne sera plus en mesure de distribuer autant de bonbons depuis sa céleste RAMQ. À deux coups d’avance, les fédérations sont à mesurer les impacts de la crise économique sur le train de vie de leur membre. Après tout, les « anges gardiens » ne se nourrissent pas seulement de prières. « Anges gardiens » : expression d’autant plus stupéfiante dans la bouche du premier ministre qu’il venait de faire adopter une loi sur la laïcité. À sa défense, il faut dire que la carte d’assurance-maladie constitue pour le Québécois, son scapulaire, son identité définitive, son drapeau, son passeport imaginaire.
L’appel à la mobilisation des spécialistes suivis du mea culpa de Legault ne me surprennent pas non plus. Il rappelle d’abord que les fédérations médicales peuvent faire tomber n’importe quel gouvernement démocratique. Je crois qu’en politicien, Legault voulait modérer les transports des Normand Béthune privés d’accès à la facturation rapide. Sa véritable stratégie n’était pas comme le craignait une délicate urgentologue de les envoyer « shooter de la morphine » au personnes âgées[7], mais d’empêcher l’exigence du paiement d’un autre forfait pour les actes non posés par les spécialistes pendant toute la période de la crise. Depuis sa création, l’assurance-maladie n’a-t-elle d’ailleurs jamais été autre chose qu’une assurance-salaire pour les médecins?
Les spécialistes à 211 $ de l’heure (montant que la ministre Mcann ne voulait divulguer) devaient aller en « mission humanitaire » en Papouasie CHSLD, en Laponie à Lachine. Tasse-toi Émilie Gamelin! Les bâtisseurs fatigués du Québec y étaient parqués, les CHSLD n’étaient après tout que « l’angle mort » de la crise. Le choix des mots n’est pas innocent. On avait « besoin de bras » comme pour aller couper la canne à sucre. Or c’est bien le drame des CHSLD que de n’avoir jamais su trouver suffisamment de cœurs et de consciences pour accomplir des tâches essentielles.
Les Québécois semblent pourtant très attachés à leurs leaders, en ce moment, et apprécient la gestion de la crise. N’êtes-vous pas exagérément sévère envers ceux qui font ce qu’ils peuvent pour gérer une situation immaîtrisable, qui échappe à tous les gouvernements du monde ?
À la veille de la crise, « bien blood », la Marguerite avait pourtant distribué comme de la tire St-Catherine, cinq millions pour « embellir » l’ensemble du réseau des CHSLD[8]. La belle affaire! Lors de la campagne électorale, sa « capture » par les chasseurs de tête caquiste avait été considérée comme un coup de maître par tous les fins observateurs de la scène politique ... En pandémie mondiale, on n’était moins sûr de vouloir continuer de chevaucher l’océan pacifique en pédalo. Caractéristique des bureaucraties « froides », ces dernières doivent obligatoirement se greyer d’interface « chaude ». Madame McCann ou madame Blais demeurent des figurantes de choix dans les manœuvres de l’appareil d’État et de ses mandarins aux emplois supérieurs. En clair, lorsque par exemple une ministre de la santé est issue du Réseau, c’est le réseau qui colonise le gouvernement.
La froideur comptable doit s’assurer d’un visage humain. Plus la machine est frette plus le culte de la personnalité des chefs et des ministres prend de l’importance. J’espère qu’au mois de mai, on arrêtera d’évaluer les performances télévisuelles de Legault-Harruda; sont-ils drôles, colériques, roulent-ils des yeux aujourd’hui, sont-ils indignés, menaçants? Qu’on se détourne des enfantillages. Et que l’on sauve ceux et celles qui peuvent encore être rescapés des CHSLD.
Que nous est-il permis d’espérer après la tempête ?
Si la crise a une vertu, c’est qu’elle obligera à des arbitrages inédits – chaque créancier réclamant à l’État les anciennes promesses d’une retraite souvent bien méritée, des conditions de travail antérieur, ou supportant le désenchantement de la « nouvelle normalité ». C’est de la mise en faillite du « modèle québécois » et de sa réinvention qu’il s’agit autant que du rang de chacun des créanciers « privilégiés » ou non dans cette déconfiture. Malheureusement, il ne s’agit pas ici que des médecins spécialistes. Le seul exemple qui vient en tête est la crise du gouvernement Lévesque en 1982 lors de la hausse des taux d’intérêt, mais là encore, je ne suis pas certain que la crise actuelle ne soit pas plus sévère. L’économie en déroute risque de tuer plus d’innocents que le virus.
Je ne doute pas que les élus de l’Assemblée Nationale fassent dans les circonstances un travail admirable et il faut se rallier. La pandémie sonne toutefois le glas d’un certain Québec, de manière de gouverner et de concevoir le rôle de l’État. Omniprésent par la force des choses, que pourront promettre les prochains gouvernements ? Les vieilles recettes de gouvernance issue de la Révolution tranquille sont terminées et la nouvelle cuisine, plus frugale.
Le peuple québécois est capable de susciter des leaders pour ces temps de crise, de nouvelles figures charismatiques capables de dépasser leurs intérêts de classe, et si le mot n’avait pas de connotation religieuse, capables d’une certaine sainteté.
[1] https://www.lapresse.ca/actualites/sante/201703/20/01-5080352-lavage-des-mains-au-chum-nettement-insuffisant.php
[2] https://www.tvanouvelles.ca/2020/03/19/la-cafeteria-du-chum-bondee-malgre-le-coronavirus-1
[3] https://www.ledevoir.com/culture/ecrans/543550/le-gros-laboratoire-des-experiences-menees-sur-100-quebecois
[4] https://www.journaldequebec.com/2016/11/22/84-des-personnes-agees-preferent-ne-pas-se-faire-changer-la-nuit-selon-le-ministre-barrette
[5] https://www.journaldemontreal.com/2020/04/17/la-boite-de-pandore
[6] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1083550/medecins-specialistes-entente-gouvernement-quebec-remuneration-bonification
[7] https://www.lapresse.ca/covid-19/202004/16/01-5269709-distribuer-des-cabarets-a-211-lheure-cest-une-honte-dit-une-urgentologue.php
[8] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1536137/ministre-blais-cinq-millions-embellir-chsld