Quel pouvoir pour les apprentis sorciers de la finance ?

« Quand admettra-t-on que l’économie n’est pas une science exacte ? »

Bombe chez les économistes

Les pays et leurs gouvernements sont-ils les jouets d’apprentis sorciers de haut vol qui font semblant de tout savoir sur la conduite de l’économie, ou est-ce le contraire ? Est-ce qu’un peu tout le monde est à la fois coupable et victime ?
Il y avait de la fébrilité dans l’air, à la réunion annuelle de l’Association américaine d’économie qui s’est tenue à San Diego la fin de semaine dernière. « Ces réunions sont habituellement très académiques et n’ont aucun écho dans le grand public, raconte l’économiste québécois Marc Van Audenrode, qui était sur place. Mais cette fois-ci, on savait qu’une petite bombe politique venait d’être lâchée. »
La bombe en question a pris la forme d’une présentation de l’économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), Olivier Blanchard, où il reconnaissait que les experts avaient systématiquement sous-estimé l’impact économique des politiques d’austérité prescrites aux pays aux prises avec une crise de leur dette souveraine. Attribuée à la plupart des prévisionnistes, notamment ceux des institutions économiques internationales les plus influentes, comme la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le FMI, l’erreur d’appréciation serait venue du fait qu’on aurait appliqué aux pays en crise un modèle théorique prévu pour une situation plus normale. Le résultat est que les dommages économiques à court terme infligés par les compressions de dépenses et les hausses de revenus des gouvernements ont été, durant les jours les plus sombres de la crise, deux, sinon trois fois plus sévères qu’on l’avait prévu.

Pas une science exacte
Ce n’est pas la première fois qu’on accuse les économistes d’en savoir moins qu’ils ne le prétendent et de guider ainsi les gouvernements vers de mauvaises voies. L’incapacité des économistes à prédire la dernière grande crise mondiale est un récent exemple souvent cité. Un expert de l’Université de la Colombie-Britannique affirmait, le mois dernier, que le fameux retard de productivité que le Canada accuserait sur les autres pays développés serait surtout dû à une erreur de mesure qui risque de coûter cher si les gouvernements s’y fient trop.
« Quand admettra-t-on que l’économie n’est pas une science exacte ? Qu’on y jongle avec beaucoup trop de variables pour tenir ses conclusions pour des certitudes et que, par conséquent, les gouvernements devraient toujours faire preuve d’autant de pragmatisme et de prudence que possible », dit Bernard Landry, ancien premier ministre du Québec et maintenant professeur d’économie internationale, entre autres à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal et à l’École polytechnique de Montréal. « Moi, comme ministre des Finances, je demandais des contre-expertises lorsque je n’étais pas sûr des opinions qu’on me présentait. »
Marc Van Audenrode ne croit pas, de son côté, à cette histoire d’erreur méthodologique du FMI. La majorité des économistes sérieux avaient, selon lui, les bons chiffres depuis longtemps. « C’est un problème politique, pas scientifique », dit le professeur à l’Université de Sherbrooke et associé directeur à la firme américaine de consultants en économie et en finance Analysis Group. « Il y a tout un courant de pensée qui attribue des vertus spéciales aux politiques d’austérité dans de telles circonstances et il y a, malheureusement, trop d’économistes qui sont prêts à faire l’impasse sur ce que la science nous enseigne pour dire aux politiciens ce qu’ils veulent entendre. » Il en veut pour exemple cette guerre que le gouvernement fédéral mène depuis des années contre les travailleurs qui abuseraient de l’assurance-emploi sans qu’on ait de preuve scientifique de ces abus.

Les hommes en complets bleus
Les gouvernements n’ont toutefois pas toujours le loisir d’imposer leur vision de l’économie ni même de pouvoir refuser celle des autres, rappelle l’économiste en chef du Mouvement Desjardins, François Dupuis. « Quand un gouvernement a affaire aux grandes institutions internationales comme le FMI, c’est que plus personne ne veut lui prêter de l’argent et qu’il n’est plus en position de décider grand-chose. » La situation dans laquelle se trouve actuellement le gouvernement grec ou portugais lui rappelle le cas de certains pays africains où il a travaillé au début des années 90. « Ils arrivaient en avion de Washington avec leurs complets bleus et leurs mallettes. Ils allaient directement dans le bureau du ministre des Finances et lui disaient : “ Ça, c’est le plan que vous allez suivre. ”»
Les marchés, et leurs agences de notation, ne font guère plus de cadeaux, souligne-t-il. « Ils réagissent et sanctionnent bien avant les autres. »
Mais Marc Van Audenrode rappelle, encore une fois, que ceux qui préfèrent se laisser guider par leur idéologie plutôt que par les faits ne sont pas toujours ceux que l’on dit. Il en veut pour preuve cette mise en garde que Moody’s et Fitch ont faite, l’hiver dernier, au gouvernement de Stephen Harper contre les dangers de vouloir aller trop vite avec ses mesures d’austérité en pleine période d’incertitude économique.

Mettre de l’ordre dans ses affaires
Les trois hommes se rejoignent sur l’importance primordiale, pour un État, de tendre vers des finances publiques saines, mais aussi sur la grande diversité des cas et des solutions possibles. « On sert sans cesse aux Européens l’exemple du retour à l’équilibre budgétaire du Canada dans les années 90 alors que les deux contextes sont très différents, observe François Dupuis. Même les cas de la Grèce et de l’Espagne sont très différents entre eux. Il faut se méfier des solutions uniques. »
Le Québec a aussi eu sa propre guerre contre les déficits durant la seconde moitié des années 90, avec son lot de compressions budgétaires difficiles. « L’austérité n’est jamais facile. Pour l’opinion publique, ce n’est jamais le bon temps, on voudrait toujours qu’on coupe moins, qu’on coupe ailleurs », dit Bernard Landry, qui était alors ministre des Finances du gouvernement de Lucien Bouchard et qui ne regrette rien. « On faisait alors 4 milliards de déficit par année. Imaginez ce que cela aurait été si on n’avait rien fait. »
« Sur le plan économique, j’ai eu la partie belle », estime-t-il rétrospectivement. Contrairement à aujourd’hui, le Québec commençait, à l’époque, une période de croissance économique ininterrompue sans précédent. « Mon successeur, qui doit, à son tour, faire le déficit 0, ne se trompe pas non plus, dit-il. Sauf que ça va être beaucoup plus difficile pour lui, forcément. »
En fait, observe François Dupuis, si le Canada, comme la Nouvelle-Zélande ou la Suède, peut servir d’exemple aux autres pays, c’est pour avoir su mettre de l’ordre dans ses finances publiques lorsque le contexte économique s’y prêtait, c’est-à-dire en période de croissance. « Disons les choses comme elles sont : les gouvernements des pays développés ont fait preuve d’une grande négligence durant la longue période de prospérité qui s’est étendue du milieu des années 90 à la crise. Leurs situations seraient beaucoup moins délicates aujourd’hui si on avait fait ce qu’il fallait. »

La voix du peuple
Marc Van Audenrode voit une autre raison pour laquelle tellement de gouvernements privilégient, aujourd’hui, l’austérité budgétaire au détriment de la faible croissance qui leur reste encore. « L’impact de ces mesures est plus concret, moins diffus que celui du ralentissement économique qu’elles infligent. Il est facile de voir si le déficit recule ou non alors qu’on peut avoir du mal à évaluer les dégâts causés par un chômage plus élevé chez toute une génération de jeunes pendant des années. »
En démocratie, c’est ultimement aux populations d’obliger leurs gouvernements à prendre les décisions économiques les plus éclairées possible, conclut Bernard Landry. « Les grandes catastrophes suscitent parfois de grandes prises de conscience. » Au-delà des erreurs ou des bons coups des économistes, il espère que la dernière crise amènera les gouvernements et les grandes institutions internationales « à agir de façon plus réfléchie et responsable », mais aussi les populations à réaliser que « le temps du populisme est fini ».
« Les populations doivent se comporter de façon démocratique sérieuse, dit-il. L’exemple de la Grèce est extraordinaire. Le gouvernement faisait plaisir à tout le monde, mais qui souffre aujourd’hui ? Pas les riches armateurs grecs. Le peuple peut devenir son propre ennemi dans ce laxisme. Je crois que des leçons seront apprises. »


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