Ruth Ellen Brosseau déambule entre les photos grandeur nature d’hommes forts, les meubles d’époque et les haltères en fonte qui pèsent plus que son propre poids. Le directeur général de la Maison Louis-Cyr, à Saint-Jean-de-Matha, Benoit Gagné, lui raconte avec enthousiasme les hauts et les bas de la vie de celui qui fut, au tournant du XXe siècle, l’homme le plus puissant du monde. « Wow, il mangeait vraiment tout ça dans une journée ? ! » s’exclame la députée néo-démocrate, fascinée, à la vue d’une table qui déborde de nourriture — jambon, bacon, œufs, pain, lait, fromages.
L’élue a droit à une visite privée du musée fraîchement rénové et agrandi au cœur du village, situé à une centaine de kilomètres au nord de Montréal, dans la résidence où a vécu Louis Cyr il y a plus de 100 ans. Ruth Ellen Brosseau est reçue avec chaleur par Benoit Gagné et les membres du conseil d’administration venus la saluer. Le petit organisme, qui tient à bout de bras cette maison dédiée à la mémoire de Louis Cyr, a décroché une subvention de 8 000 dollars du programme Emplois d’été Canada, ce qui a permis l’embauche de deux étudiants pour la saison estivale. « Chaque député fédéral a son mot à dire quant aux organismes qui peuvent être sélectionnés, explique Benoit Gagné. Mme Brosseau nous a permis de recevoir cette subvention fort importante pour nous. »
Aussitôt la visite terminée, Ruth Ellen Brosseau, 35 ans, reprend la route vers un autre rendez-vous en cette belle journée ensoleillée. La circonscription de Berthier–Maskinongé est très vaste — elle s’étend sur la rive nord du Saint-Laurent de Lavaltrie, aux portes de Montréal, jusqu’à Trois-Rivières — et le temps de déplacement complique l’horaire. « Je fais 55 000 km d’auto par année », dit-elle.
Au restaurant et bar laitier La Caillette, une institution depuis 1961 à Maskinongé, la députée achète un café, un sac de fromage en grains et me montre, accrochées au mur, des photos du Festival de la galette de sarrasin de Louiseville, la ville voisine, qui se tient en octobre depuis plus de 40 ans. « On a beaucoup de producteurs agricoles ici. C’est un événement familial très sympa. Vous devriez venir ! » lance-t-elle, emballée.
Partout, Ruth Ellen Brosseau est reçue avec des sourires et des mots d’encouragement à l’approche des élections fédérales du 21 octobre. Huit ans après sa victoire-surprise au scrutin de 2011, elle s’est enracinée dans la région. En 2015, malgré la baisse des appuis du NPD au Québec, elle avait été parmi les trois élus néo-démocrates à obtenir plus de votes qu’à l’élection précédente. Elle est devenue la femme forte de Berthier–Maskinongé. « Les électeurs m’ont adoptée », dit-elle, fière et reconnaissante.
La députée ne cache toutefois pas que la campagne électorale s’annonce difficile. Les intentions de vote en faveur du NPD au Québec sont faibles — près de deux fois moins qu’en 2015. « Je ne me fie pas aux sondages, mais à ce que les gens me disent. Je ne pense pas que c’est la fin », affirme-t-elle, ajoutant que les députés néo-démocrates sont réputés durs à déloger en raison de leur proximité avec les électeurs. On perçoit néanmoins une pointe d’inquiétude dans sa voix. « Une élection, c’est le test suprême. C’est l’entrevue d’embauche du député avec ses électeurs. »
Ce mélange d’espoir et d’appréhension se retrouve dans les 15 circonscriptions québécoises détenues par des néo-démocrates, aujourd’hui presque tous menacés de perdre leur siège.
« Les défis sont immenses, autant en ce qui concerne l’organisation que les finances et la visibilité du parti. Tout est difficile », soutient Karl Bélanger, ancien proche conseiller de Jack Layton et de Thomas Mulcair, désormais animateur de radio et commentateur politique. « Ce n’est pas seulement au Québec. La marque de commerce du NPD est en perte de vitesse presque partout au pays. [Le chef] Jagmeet Singh, jusqu’à présent, n’a pas démontré qu’il est un atout pour ses troupes. »
Les députés devront miser sur leur notoriété et leur travail acharné pour faire mentir les sondages. En ce début d’été, comme lors de chaque fin d’année scolaire, la table de conférence dans le bureau de Ruth Ellen Brosseau, à Louiseville, croule sous d’épaisses piles de cahiers verts, qu’elle ouvre un à un afin de signer les « certificats de félicitations » destinés à près de 1 000 finissants du primaire et du secondaire de sa circonscription. « Les enfants sont heureux, et leurs parents aussi, que leur députée les encourage à poursuivre leurs études », dit-elle simplement.
Sur le grand tableau blanc derrière elle, la députée a inscrit une longue liste de marchés publics à visiter pendant l’été et durant la saison des récoltes : Saint-Norbert, Yamachiche, Saint-Damien, Mandeville…
Si Ruth Ellen Brosseau l’emporte de nouveau au prochain scrutin, ce sera grâce à elle et seulement elle. Un spectaculaire revirement, après avoir été le symbole de la vague orange de 2011, alors que la soudaine popularité de Jack Layton et de Thomas Mulcair lui avait permis d’être élue.
Candidate fantôme à l’époque, Ruth Ellen Brosseau travaillait comme serveuse dans un bar d’Ottawa, convaincue qu’elle ne serait pas élue dans une circonscription du Québec. Elle s’était même accordé des vacances à Las Vegas pendant la campagne ! L’avenir du pays était loin d’être une priorité pour cette jeune mère de famille monoparentale — elle n’avait que 17 ans lorsqu’elle a donné naissance à Logan, qui avait 10 ans en 2011. À la recherche d’un candidat de dernière minute pour Berthier–Maskinongé, une connaissance au sein de l’organisation du NPD lui avait offert de soumettre son nom, en précisant qu’elle n’avait aucune chance. « Je devais mettre quelque chose à manger sur la table, je devais travailler, alors la vie de députée, je ne pensais pas à ça… », se souvient-elle.
Après sa victoire dans cette circonscription à 99 % francophone, l’anglophone presque unilingue d’alors a dû suivre deux cours de français par semaine pendant un an pour être en mesure de communiquer avec ses concitoyens. « C’était complètement fou, quand j’y repense. »
Mais elle y a rapidement pris goût. Aujourd’hui, son français, mâtiné d’un accent anglais, est excellent. Ruth Ellen Brosseau s’est installée avec son conjoint dans une ferme de Yamachiche. Elle a troqué ses jolies chaussures de bar à talons hauts — qui laissaient voir les tatouages multicolores sur ses pieds — pour des bottes noires en caoutchouc, plus utiles lorsqu’elle visite les nombreux producteurs agricoles de son voisinage. Elle a d’ailleurs déjà organisé des assemblées citoyennes dans des granges !
Dans un coin de son bureau, une pile de dépliants attendent d’être distribués. On peut y lire : « Habiter en région ne devrait pas rimer avec déconnexion. » Elle croise mon regard. « On se bat pour un meilleur accès à Internet ici. Il y a même des endroits où le cellulaire ne rentre pas », dit-elle, dépitée. Malgré tout, elle ne se voit pas vivre ailleurs ni faire autre chose. « Je suis chez moi ici. »
Au cœur de Montréal, loin des fermes, les discussions du chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice, avec les électeurs sont bien différentes. Dans Rosemont–La Petite-Patrie, elles tournent davantage autour d’un accès sécuritaire aux pistes cyclables du quartier que de l’accès à Internet haute vitesse. « Ruth Ellen et moi, on n’affronte pas les mêmes défis », souligne le député.
C’est aussi vrai sur le plan électoral. Pendant que Ruth Ellen Brosseau tente de remporter l’une des rares courses à quatre au Québec, Alexandre Boulerice, 46 ans, est bien campé dans ce qui semble être devenu un bastion orange. En 2015, il est sorti vainqueur avec une majorité de plus de 16 400 voix — 6 600 de plus qu’en 2011. Sur la scène provinciale, les circonscriptions du secteur sont maintenant représentées par deux députés de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Vincent Marissal.
Dans les cafés et restaurants qui parsèment la rue Beaubien, colonne vertébrale festive du quartier, Alexandre Boulerice est accueilli comme un ami. « Des gens me disent : je suis une personne de gauche, on est un quartier de gauche et on va rester comme ça ! Il y a comme une fierté », raconte-t-il.
N’empêche, la campagne électorale de 2019 sera un moment crucial pour le NPD au Québec, reconnaît-il, lui qui ne souhaite pas devenir « le dernier des Mohicans » de la vague orange de 2011. « Nos députés ont un bon bilan depuis huit ans. On ne baisse pas les bras. Il faut faire attention avec les sondages, ça change vite pendant une campagne électorale. »
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Dans cet épisode, le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice
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Esprit politique - EP7
Le parti a ciblé quelques circonscriptions où des gains sont possibles, comme LaSalle–Émard–Verdun, dans le sud-ouest de Montréal, représentée par le ministre libéral de la Justice sortant, David Lametti, et la circonscription de Québec, où le NPD avait perdu par seulement 1 000 voix en 2015 contre le ministre libéral Jean-Yves Duclos. Dans les deux endroits, Québec solidaire a obtenu de bons résultats lors des élections provinciales de 2018.
Alexandre Boulerice n’est toutefois pas le type de politicien qui joue du violon pour cacher que l’heure est grave. « La priorité, c’est de conserver les 15 circonscriptions que l’on détient », dit-il.
Lui-même ne prend rien à la légère. Le 1er juillet dernier, comme chaque année, le député a parcouru sa circonscription à vélo afin de distribuer du jus de pomme aux nombreux déménageurs assoiffés, serrant quelques mains et piquant un brin de jasette entre le déplacement d’un frigo et d’un canapé. Son équipe a commencé les séances de porte-à-porte et les appels téléphoniques auprès des électeurs dès avril. « À 75 %, nos sympathisants de 2015 sont toujours avec nous. C’est très solide. Il y a de 15 % à 20 % d’électeurs qui ne savent pas trop, qui n’ont pas encore la tête aux élections, et environ 3 % ont changé d’opinion. »
Les électeurs qui ont lâché le NPD évoquent souvent… la tête du parti. « Certains aimaient Thomas Mulcair et ils en veulent aux militants du NPD d’avoir mis Mulcair à la porte, convient Alexandre Boulerice. D’autres sont emballés par le nouveau chef, mais il y a aussi des gens qui sont moins emballés. J’en entends dire qu’ils ne sont pas à l’aise avec notre chef. C’est un faible pourcentage, ça aurait pu être pire, mais c’est la réalité. »
En région, où la diversité ethnique est moins présente, Jagmeet Singh suscite un mélange de curiosité et de rejet, lui qui porte le turban sikh et la barbe — et, sous son complet toujours impeccable, un kirpan. « On ne voit pas beaucoup de turbans par ici », lance Ruth Ellen Brosseau, qui a reçu son chef trois fois dans sa circonscription. Jagmeet Singh, 40 ans, né à Scarborough, en Ontario, était député néo-démocrate dans sa province avant de devenir chef du NPD fédéral, en 2017. « Les électeurs vont apprendre à le connaître et à l’aimer, assure Ruth Ellen Brosseau. Il faut passer la première barrière, celle de l’apparence. Une campagne électorale, c’est un bon moment pour ça. Nous sommes le même NPD, avec les mêmes valeurs progressistes. »
De passage au Branle-Bas d’Hochelaga, une fête de quartier et une braderie réunissant près de 60 artistes et une centaine de kiosques de commerçants sur la rue Ontario, à Montréal, pendant quatre jours, à la fin mai, Jagmeet Singh ne passe pas inaperçu du haut de ses six pieds (1,82 m), avec son turban turquoise et sa carrure d’adepte de jiu-jitsu, un art martial. Son apparence est un défi, mais se révèle aussi une occasion, soutient le principal intéressé. « Ça me permet d’attirer l’attention et d’engager la conversation. Je comprends la sensibilité des Québécois par rapport aux signes religieux. Il y a une histoire et un débat particulier ici. Je laisse le Québec faire ses choix. Mais j’ai aussi beaucoup en commun avec les Québécois », dit-il, pointant son amour de la langue française, qu’il a apprise à l’école et qu’il maîtrise bien. « Je veux aider le Québec à garder sa culture unique. »
Dans la rue, la réception est positive. Le chef se prête au jeu des égoportraits avec les passants, goûte à la sauce barbecue fort épicée d’un boucher (sans faire la grimace) et discute des sujets chers au NPD : lutte contre les changements climatiques, accès à l’avortement, facture de cellulaire trop élevée, frais bancaires abusifs, taxation insuffisante des plus riches, bonification du système de santé…
A-t-il peur que 2019 signe la véritable fin de la vague orange ? « J’ai surtout peur que les gens dans le besoin, ceux qui ont des problèmes, se retrouvent avec des députés libéraux ou conservateurs qui ne sont pas là pour les défendre. Je sens une grande responsabilité de ne pas les laisser tomber », affirme-t-il, lui qui s’est lancé en politique pour préserver les programmes sociaux. Son père, alcoolique à l’époque où Jagmeet Singh était jeune, à Windsor, a eu besoin des ressources gratuites de santé offertes par l’État pour s’en sortir. « Mon père était malade, nous avons perdu notre maison, nous avons passé des années très difficiles. Nous avons survécu parce que le Canada a un filet social. C’est précieux. Je veux une société où tout le monde a les mêmes chances de réaliser ses rêves. »
Au sein des troupes néo-démocrates, on convient à micro fermé que le chef n’a pas encore démontré qu’il est l’homme de la situation. « Ça va lui prendre un bon débat en français pour que les gens voient au-delà du turban. Il est sous-estimé, c’est possible », croit un conseiller qui a souhaité ne pas être identifié pour pouvoir parler librement.
Dans ce contexte, le NPD a un plan d’action précis pour la campagne électorale, espérant rallier à lui les moins de 35 ans, les femmes et les minorités visibles, des segments de l’électorat où la formation fait meilleure figure.
« Les jeunes, c’est l’environnement. Les femmes, c’est davantage nos idées sur le plan social, comme la lutte contre les inégalités ou le coût des médicaments. Et on va profiter du fait qu’on a le premier chef racisé de l’histoire du pays pour convaincre ceux pour qui la diversité est importante. Ça montre que nos portes sont ouvertes », énumère Alexandre Boulerice.
Les néo-démocrates, selon Karl Bélanger, sont victimes de la montée du Parti vert et de la lutte sans merci qui oppose au sommet le Parti libéral et le Parti conservateur. « Le vote stratégique est le pire ennemi du NPD. Si les progressistes pensent que la seule manière de bloquer les conservateurs consiste à voter pour Trudeau, le NPD est mort, dit-il. Mais si la campagne devient imprévisible et qu’un gouvernement minoritaire se profile, le NPD peut espérer s’en sortir. »