L'année de l'indignation (1)

Que reste-t-il des Indignés européens?

Symbole d'un renouveau démocratique pour les uns, le mouvement ne représente pour les autres qu'un refus de la politique sans véritables perspectives

«Les indignés» dans le monde



Le mouvement des Indignés constitue-t-il un progrès démocratique ou est-il au contraire une sorte de régression politique? Les experts ne s'entendent pas sur la portée de ce phénomène qui a vu le jour sur la Puerta del Sol, à Madrid, parallèlement à la révolte arabe, avant de se répandre en Europe, en Amérique, notamment à Wall Street, et ailleurs sur la planète. Premier d'une série de quatre articles.

Paris — Tout avait commencé le 15 mai dernier, peu après le premier plan de sauvetage de la Grèce. Réagissant à la crise, le gouvernement espagnol avait annoncé le gel des retraites, une réduction de 5 % des salaires des fonctionnaires, la fin de l'aide de 2500 euros pour chaque nouveau-né et une réduction de 15 % des salaires des membres du gouvernement. Même si ces mesures recueillaient le soutien d'une large majorité des élus et de tous les grands partis politiques espagnols, la protestation s'organisa spontanément. Quelques milliers de personnes se réunirent aussitôt sur la Puerta del Sol. Mais elles furent vite expulsées par la police. Lorsque les plus déterminés appelèrent à une grande manifestation pour le 17 mai, personne ne s'attendait à ce que 60 000 personnes envahissent soudainement la grande place centrale de Madrid. Le mouvement des Indignados venait de faire ses premiers pas.
Aucun des étudiants et des jeunes professionnels sans emploi qui campaient sur la Puerta del Sol n'avait alors conscience que ce mouvement allait vite gagner les principales villes d'Espagne. Puis s'étendre aux grandes capitales européennes. Pour finalement traverser l'Atlantique cinq mois plus tard.
La démocratie et après...
On se rappellera que le mouvement de la Puerta del Sol avait été précédé par de vastes mobilisations en Islande et en Irlande immédiatement après la crise de 2008. Le 15 octobre dernier, alors que la grande mobilisation lancée par les manifestants de New York ne rassemblait que 70 000 personnes dans toute l'Amérique du Nord (selon les chiffres de Nate Silver du New York Times), plusieurs villes d'Espagne, de Grèce et d'Italie dépassaient à elles seules très largement ce chiffre. Force est donc de reconnaître que le mouvement a surtout pris de l'importance dans les pays les plus durement touchés par la crise.
En Espagne, où le mouvement a dépassé tous les autres, le chômage touche deux Espagnols sur dix et un jeune sur deux. Les manifestations ont d'ailleurs largement mobilisé cette couche de jeunes professionnels souvent très instruits qui ne trouvent pas d'emploi. L'Espagne possède en effet une des jeunesses les plus instruites d'Europe alors qu'elle bat tous les records de chômage. Même chose en Grèce et en Grande-Bretagne, où la crise frappe plus durement qu'ailleurs. Dans ce dernier pays, les étudiants des universités fortement touchés par la hausse astronomique des droits de scolarité ont été à la pointe de la mobilisation.
C'est néanmoins l'Espagne qui a donné au mouvement son contenu et sa forme essentiels, repris ensuite dans le reste de l'Europe et en Amérique du Nord. Aux propositions concrètes de réforme politique, les Indignados ont préféré les mots d'ordre généraux revendiquant la «démocratie réelle maintenant!» (Democracia real ya!) et dénonçant les principaux partis politiques, la corruption, le capital financier et l'establishment en général.
Les rares revendications concrètes exigeaient certaines réformes démocratiques comme l'introduction d'un scrutin plus proportionnel ou la tenue de référendums d'initiative populaire. Comme les mouvements anarchistes d'une autre époque, les manifestants se regroupaient dans des assemblées spontanées fonctionnant par consensus, refusant le vote à majorité et même d'élire des représentants. Selon Eva Botella Ordinas, de l'Université autonome de Madrid, ces assemblées évoquent en Espagne la tradition des cabildos abiertos (conseils ouverts) qui datent du XVIe siècle et perdurent dans certaines petites communes espagnoles.
Le refus de la politique

Lors des élections législatives du 20 novembre dernier en Espagne, les groupes issus du mouvement des Indignés ont largement prôné l'abstention. Ceux qui choisissaient de participer au scrutin ont généralement soutenu de petits partis très marginaux sans influence véritable sur le vote.
Comment alors mesurer l'influence des Indignés? De nombreux analystes ont vu dans ce mouvement un certain renouveau démocratique. Ce mouvement n'est pas une simple réaction à la crise, selon le politologue Bertrand Badie de l'Institut de sciences politiques de Paris. «C'est l'essence même de la politique qui est visée, déclarait-il au quotidien Le Monde. En ce sens, on dépasse de beaucoup ce qu'était la contestation par les partis d'opposition ou par les syndicats, voire par les groupes de pression, comme dans les premiers temps de l'altermondialisme.» Selon le politologue, le mouvement des Indignés traduit «un comportement de sortie du politique, de défiance affichée et d'une forme de sourde résignation devant l'ampleur de la tâche à accomplir».
Les Indignés ont voulu exprimer leur «peur de l'avenir, devenu totalement opaque», reconnaît aussi Pierre-André Taguieff. Mais, pour le philosophe français, cette contestation est loin de représenter un progrès démocratique. Cela illustrerait même une forme de régression politique. «L'indignation n'est pas une politique, déclarait-il au journal grec Kathimerini. Elle illustre la tendance contemporaine à l'impolitique, qui remplace la réflexion par un moralisme sans perspectives ou par des imprécations anticapitalistes relevant du rituel magique.»
Alors qu'une partie de l'extrême gauche a tenté de s'associer de toutes les façons possibles aux Indignés, en Europe, le mouvement a été vivement critiqué à gauche comme à droite. Pour l'Italien Ernesto Galli della Loggia, l'indignation est «devenue une mode». Cet historien libéral estime que «l'indignation, si elle est authentique, est une réaction immédiate et élémentaire. Si elle se transforme en état permanent, elle ne témoigne pas seulement d'une idéologie simpliste, elle est aussi primitive.»
L'exception française
C'est peut-être ce côté apolitique, pour ne pas dire antipolitique, qui explique la très faible mobilisation des Indignés en France. L'Hexagone est pourtant le pays par excellence des manifestations monstres et des mouvements contestataires les plus divers. Dans un pays habitué à des cortèges de plusieurs centaines de milliers de personnes, on s'étonne du petit millier d'Indignés qui s'est mobilisé le 15 octobre dernier de Paris à Toulouse.
Certes, la France a jusqu'ici été moins durement frappée par la crise que l'Espagne, la Grèce ou le Royaume uni. Mais, peut-être faut-il en chercher aussi la cause dans le fait que le pays est à l'aube d'une présidentielle où les forces d'opposition sont largement mobilisées dans les partis politiques. Le mouvement des Indignés a atteint son paroxysme en Europe au moment même où la gauche française tenait des élections primaires afin de désigner son candidat à l'élection présidentielle.
Selon David Valence, le discours des Indignés qui renvoie dos à dos la gauche et la droite est traditionnellement associé en France au Front national. C'est ce que déclarait ce professeur agrégé d'histoire à l'Institut de sciences politiques de Paris, sur le site Atlantico.fr. «En clair, les Français désespèrent sans doute moins de la politique que leurs voisins, disait-il. Le rejet global de la gauche et de la droite y est donc moins marqué qu'ailleurs, parce que le désamour pour la politique y est sans doute moins profond, plus superficiel.»
Ajoutons que si la France est à l'origine de ce qui est devenu le manifeste des Indignés, le best-seller de Stéphane Hessel intitulé Indignez-vous, c'est aussi dans ce pays qu'il a été le plus critiqué. L'écrivain Pierre Assouline y voyait «un texte dégoulinant de bons sentiments» alors que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik rappelait à son auteur que «l'indignation est le premier temps de l'engagement aveugle» et qu'il fallait plutôt «nous demander de raisonner et non de nous indigner».
Sept mois après sa naissance dans les rues de Madrid, nulle part en Europe le mouvement des Indignés ne semble devoir prendre de forme organisée susceptible d'influencer véritablement les partis et les institutions. C'est un peu ce qu'ont montré les élections du 20 novembre en Espagne où la droite a remporté une victoire historique. Les Indignés avaient beau dire «nous sommes les 99%» de la population, ce n'est pas ce qu'a dit le peuple le jour où on lui a demandé son avis.
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Correspondant du Devoir à Paris


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