Que fait l’armée canadienne en Irak ?

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« Il y a encore en Irak des groupes armés qui contrôlent de vastes territoires »


Le bureau de l’Association des héros blessés de l’armée irakienne est situé au troisième étage d’un immeuble délabré du centre-ville de Bagdad, à quelques pas de la place Tahrir — où ont récemment eu lieu des manifestations (violemment réprimées par les forces de sécurité) pour réclamer le départ du gouvernement accusé de corruption. Dans le vieux local, plusieurs morceaux sont défectueux : une porte qui ne ferme qu’à moitié, un climatiseur qui ne fonctionne pas, sans compter les ampoules grillées dans le couloir. Dans les vies de ces soldats, plusieurs morceaux manquent aussi. Tariq Hbeb a perdu un œil. Zuhair Tahr, une jambe. Mohsen Wissam, un bras. Lorsque le groupe État islamique a entamé sa fulgurante progression en Irak en 2014, c’est eux qu’une armée en déroute a envoyés au front, devant l’ennemi sinistre.


« Les combattants de Daech étaient bien équipés, bien entraînés, bien formés. Notre armée ne s’attendait pas à ça. On a été pris au dépourvu », raconte avec amertume Moktam Rahim. Assis derrière son bureau, béquilles adossées contre le mur, le fondateur de l’association estime que 30 000 soldats irakiens ont été blessés dans l’offensive contre l’EI.


Après des mois de combats sanglants menés par une coalition de 74 pays, dont le Canada, la victoire contre le groupe extrémiste a été proclamée en décembre 2017 et abondamment célébrée par une population à bout de souffle. À peine les Irakiens ont-ils sorti la tête de l’eau qu’ils doivent toutefois se préparer à la prochaine insurrection, qui n’est jamais bien loin dans cette région où l’histoire est trop souvent ponctuée par les conflits armés.


Le Canada, lui, n’a toujours pas quitté l’Irak 18 mois après la chute du califat. Il y déploie au contraire un de ses plus grands contingents militaires à l’étranger, à la tête de la mission de formation de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Un chantier ambitieux, censé permettre de stabiliser un pays qui se relève difficilement, et auquel le Canada participera jusqu’en 2021. Mais tous les Irakiens n’accueillent pas à bras ouverts les Canadiens et leurs alliés.


« On est là comme coachs », résume depuis le Koweït le colonel Éric Landry, chargé de coordonner l’effort militaire canadien dans l’ensemble du Moyen-Orient.



 


À Bagdad, la base Union III, quartier général de la mission de l’OTAN, grouille d’uniformes et de véhicules blindés. Au pied des bureaux inachevés du parti Baath de Saddam Hussein où s’est déroulé le procès du président déchu —, des soldats du monde entier communiquent dans un anglais teinté d’accents improbables. Certains arborent une feuille d’érable rouge sur l’épaule. L’écusson contraste avec le paysage sablonneux et kaki devant nos yeux. 


Ils sont quelque 250 Canadiens déployés dans le cadre de cette mission de formation mise sur pied en 2018, et qui compte environ 580 militaires d’une vingtaine de pays. Elle s’ajoute à la coalition internationale contre l’EI, une opération plus large menée par les États-Unis, à laquelle des membres des Forces armées canadiennes participent également.


« La formation qu’on offre est très ciblée », expliquait quelques jours plus tôt le colonel Éric Landry. En Irak, l’accent est mis sur le déminage et l’ingénierie, tandis qu’au Liban, par exemple, les Canadiens conduisent des exercices en montagne. « On ne veut pas que la contribution canadienne soit noyée dans ce que les Américains font, [donc] on trouve des niches où le Canada a un niveau d’expertise très élevé. Les soldats qu’on déploie sont très bien formés, ce sont des experts dans leur domaine. » Du haut de ses 25 ans d’engagement dans l’armée canadienne, le colonel y voit l’avenir des déploiements à l’étranger. « On a trouvé la recette pour mener des opérations qui ont un gros impact avec un coût réduit. »


C’est pour rendre compte de cette nouvelle « recette » que l’armée canadienne accepte de m’accueillir en Irak, où elle concentre la vaste majorité de ses efforts. Sitôt arrivée à la base Union III, voilà qu’on me transporte vers l’aérodrome, car le trajet entre le quartier général de la mission et la base de Taji, en banlieue de Bagdad, se fait en hélicoptère. Non pas pour éviter les attentats, mais principalement pour échapper à l’infernale circulation de la capitale irakienne.


Vue de haut, Bagdad, avec ses sept millions d’habitants, se révèle sous un nouveau jour : le Griffon survole les rues, les voitures, les maisons, les piscines et les terrains de soccer. Une métropole presque comme les autres. On ne voit plus les murs de béton qui séparent les quartiers ou les points de contrôle qui bloquent des rues, seulement le Tigre, long fil émeraude qui scinde la capitale en deux. Le fleuve disparaît rapidement derrière nous alors que nous entamons la descente vers Taji. C’est dans cette étendue aride de sable et de béton que je rencontre finalement des formateurs canadiens. La plupart sont québécois — ils viennent des bases militaires de Saint-Hubert, Valcartier et Bagotville — et sont ravis d’accueillir des visiteurs dans cette mission oubliée de l’opinion publique. 


Au camp, il fait terriblement chaud et les divertissements sont peu nombreux. « Tout est beige, tout est bétonné », soupire le caporal Philip Peterson, 36 ans, qui en est à sa première mission à l’étranger. Candide, le soldat ne cache pas avoir été dépaysé à son arrivée en Irak. « Je suis passé par beaucoup d’émotions. Mais après, tu réalises que tu t’en viens ici pour faire une job et que la job doit être faite », poursuit le Sherbrookois. 



 


Son collègue David Malenfant est plus réservé. Contrairement au caporal Peterson, l’adjudant a vu la guerre de près. Pas en Irak, mais en Afghanistan ; à deux occasions, en 2007 et en 2010. Une explosion a forcé la reconstruction de sa mâchoire et l’a blessé à la main. « L’Afghanistan, c’était une mission de combat. Ici, c’est du soutien. On est plus en relation avec les Irakiens, on a des discussions avec eux [NDLR : avec l’aide d’interprètes]. On travaille très fort pour qu’ils puissent être autonomes », relate le Longueuillois de 33 ans. En quatre mois, il estime avoir formé une cinquantaine d’Irakiens au désamorçage d’engins explosifs. 


Si les Canadiens sont loin des lignes de front, leur mission n’est pas sans risque. Deux jours avant notre visite, le camp a été la cible d’une attaque de roquettes, sur fond de tensions grandissantes entre les États-Unis et l’Iran. Il y a aussi la question de la résurgence de l’EI. Selon des données compilées par le New York Times, le groupe serait derrière au moins 139 attentats commis entre janvier et août dans le nord et l’ouest de l’Irak. Les soldats sont bien conscients de ces risques. « Je garde mon niveau de vigilance au maximum, parce que je veux rentrer à la maison », dit Philip Peterson.


Dans la cafétéria de la base de Taji, en compagnie du jeune major Guillaume Hébert, le danger semble pourtant loin. L’ambiance est décontractée, une odeur de poulet frit et de gaufres flotte dans l’air pendant que les rires de jeunes soldats américains résonnent dans le réfectoire. « Le niveau de risque est contrôlé et modéré », souligne le major Hébert alors qu’il vide rapidement son assiette. « Le Canada prend les mesures appropriées pour qu’il n’y ait aucun effet sur nos troupes, pour que ça se passe bien. »


L’Irak demeure toutefois un terrain miné par la fragilité des dynamiques post-conflit armé — avec en son cœur la question explosive des groupes paramilitaires, mobilisés pour lutter contre le groupe État islamique. En effet, la fin officielle de la guerre contre l’EI n’a pas signifié leur démobilisation. Certains ont intégré l’armée irakienne, d’autres se sont recomposés comme acteurs politiques. Et d’autres encore continuent d’opérer dans la clandestinité. « Il y a encore en Irak des groupes armés qui contrôlent de vastes territoires », résume Kamaran Mohammed Palani, chercheur spécialisé en politique irakienne à l’Institut de recherche du Moyen-Orient, situé à Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan. « D’accord, on entraîne les forces irakiennes à Bagdad, mais qu’en est-il de ces autres groupes qui façonnent réellement les dynamiques du conflit ? »


Les estimations varient, mais ces puissants groupes opérant hors du giron étatique — les Hachd al-Chaabi — auraient parmi leurs rangs environ 150 000 combattants. Admirées par certains, craintes par d’autres, ces milices notamment accusées de crimes de guerre sont devenues une force de frappe redoutable contre Daech. Beaucoup d’Irakiens vont jusqu’à leur attribuer la victoire contre le califat. Dans les rues de Bagdad, les portraits de leurs « martyrs » sont d’ailleurs devenus partie intégrante du paysage urbain.



 


Parmi ces martyrs, on trouve de nombreux combattants du Kata’ib Hezbollah. Il est notoirement difficile de parler avec cette milice chiite, réputée la plus secrète d’Irak et qualifiée de terroriste par Washington. Jafar al-Husseini, le porte-parole du groupe, accepte néanmoins de nous rencontrer dans son bureau de Kerrada, quartier huppé de Bagdad. Le local exigu, situé à l’arrière d’un garage, est rempli de photos de jeunes hommes morts pendant la guerre contre l’EI… et de portraits des ayatollahs Khomeiny et Khamenei, guides suprêmes de l’Iran.


Jafar al-Husseini nous reçoit vêtu d’une chemise blanche et d’un jean bleu, qui lui donnent un air particulièrement décontracté en dépit du caractère subversif de son discours. D’emblée, il reconnaît être armé et financé par la puissance perse voisine. « Ce n’est un secret pour personne », répète-t-il en souriant. À ses yeux, les étrangers perdent leur temps à entraîner les forces irakiennes. Ses hommes détiennent, dit-il, le véritable pouvoir sur le terrain. « Mes hommes sont sur la frontière syrienne, ils contrôlent la ceinture de Bagdad, ils se préparent aux futurs combats », se vante al-Husseini. « Les forces de sécurité irakiennes sont mal formées et mal armées, poursuit-il. Elles ont beaucoup de faiblesses. »


Pour le porte-parole, les forces étrangères ne sont en Irak que pour légitimer la présence américaine. « Je ne fais pas confiance aux Américains ni aux Canadiens, pas plus qu’à toute autre force militaire étrangère sur notre territoire. »


Le Hezbollah irakien n’est pas le seul acteur à se méfier des troupes de l’OTAN. Bon nombre de députés ont déjà demandé le retrait immédiat des forces étrangères du territoire irakien. Parmi eux, Ahmed al-Asadi, qui siège au comité des Affaires étrangères.


Barbe parfaitement taillée et cheveux plaqués au gel, l’homme nous rencontre au parlement, un samedi matin de juin. L’édifice ultra-sécurisé date de l’époque de Saddam Hussein. De l’extérieur, il est froid, soviétique, aux allures de bloc de béton, mais l’ambiance à l’intérieur du salon est plus feutrée. Les députés fument la cigarette et boivent le thé, installés dans de grands fauteuils en cuir. Leurs conversations sont tantôt animées, tantôt chuchotées. Al-Asadi prend place près d’un des nombreux drapeaux irakiens. « Depuis l’invasion américaine de 2003, les Irakiens sont allergiques aux troupes étrangères sur leur territoire. Ce que nous voulons, c’est d’être autonomes », affirme-t-il en faisant rouler les billes de son misbaha — le chapelet musulman.


Selon le député, les missions étrangères ne sont qu’un « prétexte » pour officialiser la présence américaine en Irak. « Les forces étrangères n’ont plus rien à faire ici, elles doivent partir », renchérit son collègue Razak al-Saadaoui, qui accuse les Canadiens d’être « subordonnés » aux intérêts américains dans la région. Leur discours est certes tranché, mais en aucun cas marginal.



À Bagdad, nul besoin d’aller jusqu’au parlement pour observer un tel scepticisme quant à la mission de l’OTAN ; il suffit de poser la question à un chauffeur de taxi quelque peu bavard, qui se fera un plaisir de vous rappeler que l’armée irakienne a déjà été entraînée par des étrangers après la chute de Saddam et que cela n’a rien changé à sa débâcle face au groupe État islamique.


« Les pompiers qui ne s’entraînent pas ne sont pas bons », rétorque le grand patron de l’OTAN en Irak, le major-général Dany Fortin, rencontré dans son bureau de Bagdad quelques semaines avant que Jennie Carignan — québécoise elle aussi — ne prenne sa relève. « Daech existe toujours et a appris de ses erreurs », fait-il remarquer d’un ton grave. Un constat partagé par le Hezbollah, qui promet de rester sur le terrain pour combattre les cellules de l’EI « en phase de reconstruction ».


Des groupes armés tapis dans l’ombre, des milices qui concurrencent avec l’État, des tensions sectaires qui menacent de s’enflammer, des villes détruites par les bombes qui attendent d’être reconstruites… En Irak, la perspective d’un nouveau conflit semble parfois inéluctable, car si l’EI a été défait, les causes qui ont permis son émergence sont toujours présentes, voire exacerbées. Les manifestations des dernières semaines montrent d’ailleurs que les questions de corruption, de chômage et de déliquescence des services publics demeurent explosives dans un pays qui tente de sortir de près de quatre décennies de conflits.


Les Canadiens resteront-ils après 2021 ? « En Bosnie, les combats ont pris fin en 1995 et on a eu une présence canadienne jusqu’en 2005. Dire que tous les soldats vont se retirer de l’Irak demain matin, je crois que ce serait utopique », conclut le colonel Landry.


Avec la précieuse aide de Hussein al-Mahyawi (guide et interprète) 



L’épineuse question des droits de la personne


Les groupes paramilitaires ne sont pas les seuls à avoir un bilan peu favorable en ce qui a trait aux droits de la personne. Celui de l’armée irakienne est loin d’être exemplaire. Pendant la guerre contre le groupe armé État islamique, les allégations d’abus ont été nombreuses : torture, arrestations arbitraires, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, et la liste s’allonge. « Tout ce qui était fait au nom de la guerre contre l’EI était justifié, puisque l’EI incarnait le mal », résume Belkis Wille, chercheuse en Irak pour Human Rights Watch. L’organisation a demandé aux forces de l’OTAN et de la coalition de suspendre l’aide aux unités qui font l’objet de telles allégations. Mais le commandant Dany Fortin reconnaît que la question est dure à aborder avec les Irakiens. « [Ils] ont vécu une crise importante qui menaçait l’État avec une organisation, Daech, qui avait des méthodes barbares. C’est difficile pour moi de commenter. »


En octobre, l’armée irakienne a elle-même admis un « usage excessif » de la force après des heurts entre manifestants et forces de l’ordre, qui avaient fait plus de 220 morts et près de 10 000 blessés au moment de mettre sous presse.






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