Le Canada a servi plusieurs fois de base de lancement aux opérations d’espionnage industriel chinois aux États-Unis ces dernières années, selon des informations colligées par La Presse. Plusieurs des cas concernaient le Québec.
Les autorités américaines confirment qu’elles collaborent de plus en plus étroitement avec la GRC pour contrer la menace de l’espionnage transfrontalier.
Le Canada peut en effet représenter une porte d’entrée alléchante vers les États-Unis, la cible de prédilection des espions chinois. « Parfois, c’est plus facile de venir à nous en passant par un pays allié plutôt que directement à partir d’un adversaire », reconnaît Adam Hickey, sous-procureur général adjoint à la Division de la sécurité nationale du département de la Justice des États-Unis.
Le haut responsable américain a accepté d’accorder une entrevue exclusive pour discuter des nombreux dossiers d’espionnage industriel chinois recensés lors de nos recherches qui impliquaient un lien avec le Canada en général, et plus particulièrement avec le Québec.
M. Hickey souligne que les autorités américaines ont toujours bénéficié d’une collaboration exemplaire avec la police canadienne en matière de contre-espionnage, mais que le nombre d’enquêtes a augmenté depuis un certain temps. « Nous avons eu plus d’enquêtes et de coordination avec la GRC au cours des années récentes qu’auparavant », dit-il.
Tout y passe
Le cas du professeur de l’Université McGill Ishiang Shih, relaté dans notre numéro de samedi, est loin d’être le seul à avoir mobilisé les autorités de part et d’autre de la frontière canado-américaine. Les dossiers recensés par La Presse dans les registres des tribunaux américains comprennent des vols de secrets industriels très variés, à usage civil ou militaire : semences de maïs génétiquement modifiées, documents techniques sur les avions de chasse, matériaux composites utilisés dans la construction de véhicules, équipements de lutte anti-sous-marine, tout y passe (voir autre texte).
L’espionnage industriel chinois est comme un aspirateur. On ramasse tout et on regarder ensuite si ça peut servir.
Christian Leuprecht, professeur spécialisé dans les enjeux liés à la défense au Collège militaire royal du Canada
« Certainement, dans certains cas, explique Christian Leuprecht, c’est une technologie très particulière qui est visée, mais en général [les services de renseignement chinois] ont tellement de personnes sur qui ils peuvent compter qu’ils peuvent simplement essayer de tout prendre. »
Les autorités américaines considèrent depuis longtemps la Chine comme la source de la principale menace en matière de vols de secrets industriels civils et militaires. Les enquêteurs américains considèrent que l’espionnage est encouragé par le gouvernement chinois, qui ne les rappelle même pas lorsqu’ils tentent de signaler les cas qu’ils ont détectés.
Des dizaines de personnes ont été accusées devant les tribunaux américains d’avoir tenté de voler des secrets américains au profit de la Chine ces dernières années, y compris plusieurs qui avaient transité par le Canada, qui y habitaient ou qui y faisaient affaire.
Une bonne base
« En théorie, le Canada offre une bonne base pour viser d’autres pays, dont les États-Unis. Le voyage entre les deux demeure assez facile, il y a beaucoup d’échanges commerciaux et il y a une intégration dans le domaine de la défense entre les deux pays », explique Wesley Wark, professeur invité à l’Université d’Ottawa et ancien conseiller du premier ministre Stephen Harper en matière de sécurité nationale.
Certaines technologies à usage militaire qui ne peuvent pas être exportées des États-Unis vers la Chine ou la Russie pour des raisons de sécurité nationale peuvent être envoyées au Canada en toute légalité. Et une personne qui arrive aux États-Unis à partir du Canada attirera potentiellement moins de soupçons que quelqu’un qui arrive d’un pays reconnu comme un adversaire de Washington.
M. Wark souligne par ailleurs que les enquêtes de contre-espionnage sont plus difficiles lorsque des suspects mènent leurs activités dans un pays différent de celui où ils résident.
Si des gens se livrent à de l’espionnage industriel ou à des cyberattaques dans un territoire étranger, l’enquête devient plus complexe. Elle dépend de la coopération transfrontalière et de la volonté de l’autre pays d’aller de l’avant avec le dossier.
Wesley Wark, professeur invité à l’Université d’Ottawa
Les États-Unis tentent de montrer qu’ils ne sont pas les seuls à être menacés par le phénomène et que d’autres gouvernements ont intérêt à prendre la chose au sérieux. Lorsqu’une multinationale est victime d’un vol de secrets industriels sur le sol américain, les procureurs prennent toujours la peine de citer dans l’acte d’accusation les autres pays où l’entreprise fait affaire, et où les contrecoups du vol pourraient être ressentis.
« Nos intérêts sont tous interconnectés », souligne le sous-procureur général adjoint Adam Hickey.
Manque de ressources
De leur côté, Wesley Wark et Christian Leuprecht trouvent tous deux que le Canada devrait investir plus de ressources pour s’attaquer à ce phénomène.
« Les ressources dévolues à ces activités ont été éclipsées au cours des dernières années par les ressources dévolues au contre-terrorisme. C’est ça qui prenait le temps et les ressources de tout le monde. Je soutiens que le temps est venu depuis longtemps pour un ajustement radical, avec beaucoup plus d’attention consacrée au contre-espionnage », dit M. Wark.
Christian Leuprecht croit toutefois que les services de renseignement canadiens peuvent difficilement aborder le problème de l’espionnage chinois publiquement par les temps qui courent, parce que trop de gens en haut lieu refusent d’en entendre parler.
« Disons qu’il y a une sensibilité considérable quant au dossier de l’espionnage de la Chine au sein de nos services de renseignement. Dans la situation actuelle, il serait presque impossible pour le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de faire de grandes accusations à ce sujet. Comme nous avons déjà assez de problèmes, le gouvernement leur dirait de laisser tomber », affirme l’expert.
Ce que convoite la Chine
Voici les cibles identifiées dans les dossiers récents d’espionnage industriel chinois qui impliquaient une connexion Canada–États-Unis
Semences de maïs
Hongwei Wang, un résidant de L’Île-Perrot qui travaillait dans une entreprise pharmaceutique de Candiac, a été intercepté au Vermont en 2012, alors qu’il approchait le poste-frontière de Saint-Armand. Dans sa voiture, le FBI a saisi 880 petites enveloppes, un cahier dans lequel étaient inscrites les coordonnées de champs de maïs, ainsi que des centaines de photos de champs agricoles et laboratoires de semenciers comme Monsanto et Pioneer. Le FBI l’avait dans sa ligne de mire comme membre d’un réseau qui volait des semences génétiquement modifiées brevetées, parfois en creusant à la main dans les champs, au bénéfice d’un conglomérat agricole chinois. Relâché pour la suite de l’enquête, Hongwei Wang s’est enfui en Chine, son pays natal, avant le dépôt des accusations criminelles à son endroit.
Circuits intégrés de calibre militaire
Ishiang Shih, autrefois professeur à l’Université McGill, est accusé par la justice américaine d’avoir été au cœur d’un réseau qui exportait illégalement en Chine des circuits intégrés de calibre militaire afin de contribuer au développement de missiles chinois. Les États-Unis réclament son extradition, lui clame son innocence. Les enquêteurs croient que ses assistants dans son laboratoire de Brossard faisaient traverser la frontière clandestinement aux composants électroniques. Son frère, un diplômé de l’Université d’Ottawa, a déjà été trouvé coupable. Un autre frère, médecin diplômé de McGill, aurait participé à la recherche de financement pour l’opération, selon la preuve exposée en cour.
Chasseurs F-35 et F-22
Su Bin, un résidant de Richmond, en Colombie-Britannique, a été arrêté en 2014 et extradé aux États-Unis. Il a plaidé coupable et reconnu avoir aidé des pirates informatiques chinois à voler des documents techniques confidentiels sur les avions de chasse F-22 et F-35, ainsi que sur le Boeing C-17 Globemaster III, un avion de transport militaire. Su Bin faisait aussi la traduction des documents dérobés, qui étaient envoyés à des constructeurs d’avions chinois. Un responsable militaire chinois l’avait félicité dans un courriel pour sa contribution au développement des capacités de défense du pays. Il a écopé de 3 ans et 10 mois de prison.
Mousse syntactique
Kui Bo, citoyen canadien diplômé de l’Université d’Ottawa et de l’Université Carleton qui s’était établi au Texas pour le travail, a plaidé coupable en 2018 d’avoir participé à un complot pour voler la recette d’une mousse syntactique, un matériau composite utilisé dans la construction de sous-marins et d’avions invisibles aux radars. Son groupe était financé à coups de millions par des organismes liés à l’armée et la marine chinoises. Il essayait d’obtenir les secrets du fabricant de mousses en recrutant d’anciens employés de l’entreprise. Après son plaidoyer, il a obtenu le droit de revenir au Canada en attendant sa sentence.
Hydrophones
Shuren Qin, un entrepreneur chinois qui avait obtenu sa résidence permanente aux États-Unis et vivait près de Boston, a été arrêté en 2018 et accusé d’avoir fourni illégalement aux forces armées chinoises des hydrophones (micros fonctionnant sous l’eau). Les appareils pouvaient servir à la lutte anti-sous-marine. L’entreprise de Qin était le distributeur officiel en Chine pour les produits de plusieurs entreprises canadiennes établies en Ontario, en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve-et-Labrador. Les enquêteurs croient qu’il a utilisé ce statut pour camoufler ses exportations de technologies à exportation restreinte. Il aurait commandé des appareils à ses fournisseurs canadiens à la demande de l’Armée populaire de libération chinoise. Shuren Qin a plaidé non coupable et conteste les accusations.
Appareils médicaux
Dong Liu, un Montréalais qui possède la double nationalité canadienne et chinoise, a été arrêté en 2017 près de Boston et accusé d’avoir voulu voler la technologie d’un constructeur d’appareils médicaux très coûteux. Le président de l’entreprise américaine avait eu la surprise de trouver Liu, qu’il ne connaissait pas, installé dans la salle de conférence de son siège social, avec un ordinateur portable qu’il avait réussi à brancher sur le réseau sans fil. Le président avait interpellé l’intrus, qui avait prétendu faussement être là parce qu’il avait rendez-vous… avec le président. L’homme dans la quarantaine, agent de brevets pour un cabinet d’avocats chinois, a été acquitté parce que la preuve a démontré qu’une collision avec un taxi à Montréal lui avait causé des dommages cognitifs et qu’il n’avait plus toute sa tête.