Ces créateurs de contenu qui embrassent la crise

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Les youtubeurs relayés par les médias de masse ne sont pas un danger pour le système


«Improvise, adapte, surmonte», disait le fameux mème de Bear Grylls.   


Dans l’environnement aride qu’est le web, les créateurs de contenu québécois se démènent pour survivre.      


C’est d’autant plus vrai en temps de crise pandémique.      


Mais avant de penser à adapter son contenu et en tirer profit, il faut commencer par exister, se lancer dans le vide, improviser, avoir une idée. Si certains se servent de la crise pour repenser leur modèle d’affaires, d’autres créateurs bénéficient d’une richesse inattendue: le temps.      


Denis Martel, stratège en marketing numérique, est aux premières loges pour observer ce phénomène.      


Avant la situation exceptionnelle que l’on vit en ce moment, M. Martel et un collègue, Jef Berard, ont élaboré un cours d’appoint sur le «balado et le streaming» au Cégep Limoilou. Sitôt les mesures de santé publique et d'éloignement social annoncées par François Legault et le Dr Horacio Arruda, son cours s’est rempli.      





«C’est comme si c’était quelque chose que les gens avaient en eux et avaient envie de faire. Il y a beaucoup de gens qui avaient le goût de “baladodiffuser” et, face à la situation, un peu en confinement et avec du temps devant eux, ils se lancent dans cette expérience-là.»     


Pour lui, l’esprit du confinement met «l’ambiance pour ce type de médium» qu’est le balado.      


Xavier Kronström Richard, fondateur et directeur de création du studio de podcasts narratifs Grand public, est du même avis.      


«Ça fait 20 ans qu’on rigole avec les podcasts en disant que tout le monde a son podcast. Dès que t’as une bonne idée, tu fais un podcast avec. Tu fais deux, trois épisodes et tu arrêtes après. Ça, c’est un gros running gag», explique-t-il.      


«Aujourd’hui, il n’y a rien qui change, mais ce qui change avec la pandémie, c’est que le médium, d’une part, est un médium simple à produire, est par définition intimiste. Tout d’un coup, tout le monde qui se retrouve à la maison avec ce qui leur manquait le plus dans le passé, c’est-à-dire du temps. C’est clair que l’adéquation marche assez bien avec la mise en place d’un projet de podcast.»     


Il dénombre une demi-douzaine de balados nés du confinement au Québec. En France, une étude récente réalisée par Happydemics conclut que la consommation de contenu audio et de balados de 46% des Français s'est accrue pendant le confinement.      


Une conjoncture parfaite  


Étendons cette observation sur les balados à la création de contenu: on se retrouve donc dans une situation où les créateurs de contenu ont du temps pour créer et où les consommateurs ont du temps pour consommer.      


Une conjoncture parfaite pour les créateurs de contenu sur le web.      


Les humoristes Arnaud Soly et Mathieu Dufour l’incarnent bien, les soirs de semaine, avec leur succès en direct sur Instagram, où l'on retrouve, en même temps, des milliers d’internautes captifs qui interagissent avec la communauté.      



Radio station microphone in recording studio or broadcast room, working place of radio host, close up

Capture d'écran




Le retour de Jean-Luc Mongrain et de son commentaire sur l’actualité, sur une toute nouvelle page Facebook, créée pendant la crise de la COVID-19, en a aussi surpris plus d’un. L’ex-animateur de télé se recycle sur le web, au grand plaisir du public. Avec près de 60 000 abonnés en un mois d’existence, il cumule déjà quelques vidéos «virales», partagées à des milliers de reprises et ayant obtenu des centaines de milliers de visionnements.       



Jean-Luc Mongrain

Capture d'écran

Jean-Luc Mongrain




S’adapter  


Si la plupart de ces productions sont diffusées gratuitement, il demeure que, derrière chaque balado, stream ou capsule d’information, on cherche le moyen de monnayer ce transfert de passion, des créateurs aux consommateurs de contenu.     


Ces audiences qu’ils se construisent bénévolement deviendront peut-être leur principale source de revenus dans le futur, comme c’est le cas pour certains créateurs pré-COVID bien installés.      


Les créateurs de contenu qui bénéficient d’un système d’abonnements par l'intermédiaire de certaines plateformes, par exemple Patreon, sont les grands gagnants de la crise actuelle.      


Un humoriste comme Mike Ward en est l’exemple parfait. Comme plusieurs de ses confrères et consœurs artistes, il a vu ses spectacles annulés en raison de la COVID-19 et a donc souffert d'une perte de revenus. Il reçoit néanmoins une rémunération en raison de son balado Sous écoute et de ses milliers d’abonnés sur la plateforme Patreon.      



Mike Ward et les Denis Drolet

Capture d'écran

Mike Ward et les Denis Drolet




Preuve que ses finances ne vont pas si mal, il se vante allègrement, dans son balado, d’avoir récemment acheté une machine de vidéopoker.      


Blague à part, son équipe et lui ont dû, comme d’autres créateurs de contenu, repenser la production du balado à distance et faire autrement pour contenter les abonnés qui sont habitués à le voir discuter avec d’autres humoristes, devant une foule, dans un «comedy club». Les discussions se font maintenant de façon virtuelle et, ironiquement, ça ressemble à la première mouture de Sous écoute, qui a vu le jour au début des années 2010. Ses fans le soutiennent financièrement pendant la crise.     


C’est aussi vrai pour du contenu d’information.      


Benjamin Tremblay, fondateur de 7 jours sur Terre, est l’un de ces créateurs de contenu qui tirent également leur épingle du jeu. Il dirige un média indépendant qui traite d’affaires publiques, d’histoire, de politique et de science.      


Il a aussi un système d’abonnement forfaitaire donnant accès à plusieurs types de contenu, selon un montant payé mensuellement par l’abonné.      


Alors que plusieurs secteurs de l’économie sont durement touchés par la crise – et celui de l’information ne fait pas exception –, Tremblay a pris la balle au bond et a insisté sur l’importance de ses contributeurs.      


«Ç’a été le meilleur épisode jusqu’à présent de 7 jours sur Terre. Ça nous a donné une opportunité, au début, de conscientiser beaucoup de gens au fait que tout ça dépendait un peu de leur contribution, qu’il y avait une menace si jamais tout le monde se retirait en même temps. Ç’a comme été un wake-up call pour beaucoup de gens, qui ont fait: “Hey, nos créateurs préférés, il faut qu’on contribue si jamais on veut qu’ils continuent, parce que sinon, comme tout le monde, ils peuvent perdre leur chemise et ils peuvent arrêter d’en faire, éventuellement”», a-t-il raconté au téléphone.      


Il chiffre cette «vague d’amour» à 300, 400 abonnés payants de plus en moins de 48 heures.        



Benjamin Tremblay

Capture d'écran

Benjamin Tremblay




Il a même doublé sa production.      


«On s’est dit qu’on allait en faire deux [capsules d’information] par semaine au lieu d’une par semaine, parce que c’est l’opportunité, parce que les gens sont à la maison, parce que c’est le temps d’avoir une valeur ajoutée.»     


Bien qu’il ne cache pas que son succès repose sur son infrastructure solide qui met l’abonné à l’avant-plan, Benjamin Tremblay indique que certains producteurs de contenu n’ont peut-être pas la même chance que lui.       


«Il y a des créateurs qui vont arrêter, à travers ça, parce qu’ils ne sont pas soutenus par le public, parce qu’ils n’avaient pas d’infrastructure solide avant pour récolter de la monétisation», a-t-il laissé tomber.     


Il y aura un Québec d’après et la production de contenu n’y échappe pas. La COVID-19 accélérera-t-elle et démocratisera-t-elle ce modèle, qui n’est pas dépendant des annonceurs?       


Tremblay le croit.      


«Je pense que la crise, c’est un accélérateur pour beaucoup de choses. Ça ne va pas changer grand-chose, mais ça va accélérer beaucoup de choses. Les CHSLD, ça fait 10 ans qu’on en parle. Ça va accélérer quelque chose qu’on était déjà en train de faire. Partout où tu regardes, ça accélère la situation. Les médias, on s’en allait déjà vers un changement de modèle de plus en plus contributif à partir du public et de moins en moins dépendant sur les publicités. Déjà, la majorité des revenus publicitaires se déplaçaient vers les GAFA», a-t-il expliqué.      


Le fondateur de 7 jours sur Terre estime que, pour être conséquent, le gouvernement devrait exempter d’impôt les cotisations aux créateurs de contenus.      


«Ça ne fait aucun sens que, quand quelqu’un donne une contribution de 2, 3, 4$ à un producteur de contenu, que ce soit 30, 40% du gouvernement qui vient récupérer ça de l’autre côté. C’est contre-productif dans le contexte de production culturelle qu’on essaie de faire la promotion.»