La « guerre de l’information » russe est de retour sur les manchettes aujourd’hui, avec Postmedia publiant un article de Matthew Fisher typiquement hors de proportion, intitulé La Russie aiguise ses armes d’information. Qu’est-ce qui incite à écrire un tel article ? Selon un colonel letton, quelqu’un sur Internet (on ne nous dit pas qui) a écrit un commentaire irrespectueux sur le ministre canadien de la Défense, Harjit Sajjan, parce qu’il porte un turban. Bien sûr, personne n’écrit d’absurdités racistes sur Internet sans avoir préalablement reçu des directives du Kremlin, ce qui montre clairement que Moscou « aiguise » ses armes d’information afin de discréditer le déploiement des troupes canadiennes en Lettonie (en quoi cela « aiguise » ses armes d’information, je ne vois pas). Fisher se plaint que, dans l’un des ses récents rapports, le « site web pro-Kremlin » Vestvi.lv, qui s’adresse aux locuteurs russes des pays baltes, « exagère grossièrement ce que fait l’OTAN ». Une grossière exagération ; nous ne ferions jamais une chose pareille, n’est-ce-pas, Matthew?
Au même moment, un groupe d’« experts en sécurité » venant de 27 pays s’est réuni à Prague pour une conférence sur la menace que fait peser la Russie sur les élections démocratiques en Occident. Entre autres choses, les délégués ont discuté d’un rapport publié jeudi par le programme Kremlin Watch du groupe de réflexion European Values, intitulé 35 mesures en 15 étapes pour renforcer la résilience du processus électoral démocratique. Le rapport expose diverses manières avec lesquelles Moscou interférerait avec les élections en Occident, comme cela est résumé dans ce schéma :
Voyons cela plus en détail.
Le rapport commence par dire que « ces dernières années, nous avons constaté des efforts évidents de la part de la Fédération de Russie et de ses proxys pour influencer certaines élections et référendums où le Kremlin avait un candidat privilégié (D. Trump, M. Le Pen) ou une option privilégiée (« Leave » dans le référendum sur le Brexit, « Non » lors du référendum néerlandais de 2016 sur l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE) ». Ça commence mal. Les « efforts » pour « influencer les élections » sont loin d’être « évidents » – en fait, si ces efforts existent, ils sont délibérément opaques et difficiles à prouver. Dans le cas de Trump, la question fait l’objet d’une enquête officielle en cours, qui n’a pas encore révélé de preuve ferme, le dossier délivré par le Directeur du renseignement national étant notamment dépourvu de preuves à l’appui. En ce qui concerne le Brexit, même un comité de la Chambre des communes britannique a admis dans un récent rapport que « le comité n’a pas de preuve directe » de l’ingérence de la Russie dans le référendum. Et la seule histoire que j’ai vue, prétendant que les Russes jouaient un rôle dans le référendum néerlandais, ne faisait référence qu’à une poignée de militants russes qui, vivant aux Pays-Bas depuis de nombreuses années, participaient au processus démocratique normal. Le même article admet que « personne n’a encore trouvé de preuves concrètes montrant que l’État russe, plutôt que des individus russes, s’efforce de fausser les élections » qui allaient se dérouler aux Pays-Bas.
En résumé, l’article entier se base sur de fausses assertions.
Quoi qu’il en soit, les auteurs nous expliquent exactement comment Moscou porte atteinte à la démocratie. Dans de nombreux cas, le rapport ne fournit aucun exemple montrant que la Russie est intervenue dans les pays occidentaux de cette manière spécifique – par exemple, des « électeurs peuvent être achetés », « des électeurs peuvent être intimidés », « le vote en ligne […] peut être piraté », « un candidat peut recevoir des informations de l’étranger sur ses opposants », etc. Le manque d’exemples à l’appui peut être considéré comme une preuve que rien de tout cela n’est arrivé.
Dans d’autres cas, un peu plus d’informations est fournie pour soutenir les allégations, mais elles ne sont pas très importantes ni convaincantes. Par exemple, le rapport prétend que
Les agences de renseignement russes ciblent et achètent des journalistes couvrant les problèmes politiques dans les médias nationaux réputés et même peu réputés. Ils peuvent aussi insérer leurs propres faux journalistes dans les médias, pour diffuser les points de vue du Kremlin à un public plus large. Cela s’est passé récemment en Suède, où une personne sous un faux nom, Egor Putilov, a été placée dans une société de média et a écrit des textes troll anti-immigrés, les faisant passer pour du journalisme.
Cela peut convaincre, jusqu’à ce que vous découvriez que Putilov n’était pas un journaliste, mais un officiel du Parti démocrate nationaliste suédois, qui a été suspendu après que l’on a découvert qu’il avait acheté une maison à un homme d’affaires russe qui aurait des relations avec des criminels. Mais avoir des relations commerciales glauques avec des Russes n’est pas la même chose que d’être un agent des services de renseignement russes et, pour autant que je le sache de ce qui a été publié sur la question, aucune preuve n’a jamais été produite pour suggérer que Putilov serait vraiment un agent secret. Quoi qu’il en soit, influencer un officiel sans importance d’un petit parti politique est à peu près la même chose que d’influencer un journaliste principal dans un important média. Peut-être que les agences de renseignement russes ont ciblé et acheté de tels journalistes, mais ce rapport ne mentionne pas qui ils sont.
Puis, le rapport indique que « les candidats, leurs équipes et leurs proches peuvent devenir des cibles de piratage informatique, de chantage ou d’intimidation ». Pour soutenir son assertion, il ajoute comment cela pourrait se faire :
En faisant la promotion des candidats pro-Kremlin qui ont été, depuis longtemps, compromis / menacés / soumis au chantage / soudoyés pour adopter une politique pro-Kremlin. Les services de renseignement russes peuvent travailler (manipuler, persuader, faire pression, etc.) sur leur cible, pendant des années avant que la personne ne devienne un candidat pertinent aux élections nationales ou locales. Ces politiciens apparemment indépendants, mais qui sont en fait d’anciens agents d’influence pro-Kremlin de nos systèmes électoraux, dégradent et sabotent notre prise de décision parlementaire ainsi que le débat public.
Théoriquement, c’est possible, mais qui sont ces prétendus agents dormants ? Et quelle est la preuve qu’ils « dégradent et sabotent la prise de décision parlementaire, ainsi que le débat public » ? Je soupçonne que cela se base sur les allégations contenues dans le dossier discrédité, établi par l’ancien agent secret Christopher Steele, du MI6, selon lequel les services secrets russes ont des pièces compromettantes concernant Donald Trump. Peut-être y a-t-il des agents dormants russes, qui arrivent à grimper le poteau glissant de la politique, mais sans noms, sans même le moindre indice de la possibilité de certaines preuves, c’est de la pure spéculation et donc absolument sans valeur.
Le rapport prétend également que « dans les pays où l’environnement local le permet, un candidat peut être directement financé, ou bénéficier d’un soutien médiatique, pendant la campagne », et donne l’exemple suivant :
Les supports de désinformation soutenus par les Russes appuient et contribuent à renforcer le soutien à leurs propres candidats extrémistes. La Russie finance secrètement et attire le public vers les faux médias et les extrémistes pro-Kremlin, afin de créer plus d’appui à leur candidat préféré et mobilise même des citoyens ciblés pour faire campagne pour leur candidat. Cela se passe par exemple en Finlande, où le site de renom néo-nazi MV-lehti et un réseau de sites similaires, ont depuis plusieurs mois promu de manière agressive un criminel suspect, Ilia Janitskine, en tant que président de la Finlande.
MV-Lehti est souvent décrit comme étant financé par la Russie, et plus particulièrement par le FSB. Mais est-ce le cas ? Devra-t-on aller jusqu’à imaginer que tous les cinglés néo-nazis qui se prétendent aussi pro-russes soient sur la fiche de paye du FSB ? Encore une fois, nous avons besoin de preuves et, encore une fois, on ne nous en donne aucune.
Finalement, arrive ma revendication préférée sur la façon dont la Russie porte atteinte à la démocratie occidentale, à savoir qu’« un candidat peut obtenir un soutien en nature en étant invité en Russie ou dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie ». Oh, le pied ! Passez des années à diffuser la propagande du Kremlin, et qu’est-ce que vous obtenez ? Des vacances tous frais payés dans une île tropicale de charme ? Non, quelque chose de mieux : un voyage à Lugansk ! Ces Russes savent vraiment comment récompenser leurs serviteurs.
Preuve. J’ai beaucoup utilisé ce mot au cours de cet article, mais pour une bonne raison. La preuve – ou plutôt l’absence de preuve – est le véritable problème de ce rapport et de l’article de Matthew Fisher. Il consiste entièrement en allégations non fondées. Peut-être que c’est tout à fait vrai, peut-être que Moscou est derrière l’histoire du turban de Harjit Sajjan, peut-être qu’il a des agents actifs dans les médias occidentaux et des agents dormants qui attendent de devenir des leaders politiques. Peut-être que le Kremlin finance les sites Web néo-nazis, aussi stupide que cela paraisse. Mais sans preuve à l’appui de ces affirmations, les croire est un acte de foi et rien de plus.
Paul Robinson
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone
Note du Saker Francophone : C’est incroyable, ce phénomène de projection, car les méthodes décrites sont exactement celles que les États-Unis utilisent depuis des années pour subvertir toutes les nations qui les intéressent. Par contre, pour soutenir mon assertion, il ne manque pas de preuves. Elles débordent à chaque déclassification de documents de la CIA.
Et pourquoi donc la Russie n’utiliserait-elle pas les mêmes méthodes, me rétorquera-t-on ? Et bien parce que pour l’instant, elle n’en a pas besoin, car ce sont les gouvernements occidentaux qui se chargent de désinformer et de manipuler le peuple occidental. Et cela, la Russie ne peut rien contre.
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