Richard Therrien Le Soleil (Montréal) Le modèle d'affaires et les pratiques journalistiques de Quebecor mettent-ils en péril notre démocratie? Dans un reportage particulièrement bien documenté, Enquête a posé la question jeudi soir à Radio-Canada. L'émission était attendue avec une brique et un fanal par Quebecor, qui avait envoyé une mise en garde la semaine dernière au service de télévision publique, afin d'en prévenir sa diffusion.
Heureusement, le reportage de Guy Gendron ne ressemblait pas à un règlement de comptes, et il fut au final peu question des attaques de l'empire contre Radio-Canada. Le journaliste s'est plutôt intéressé au danger de la manipulation de l'information et à l'influence de Quebecor sur le pouvoir politique.
Chose certaine, M. Gendron avait fait son travail et déniché des exemples précis de pratiques journalistiques douteuses. La portion la plus efficace du reportage concernait une liste des personnalités les plus influentes publiée dans le Journal de Montréal et le Journal de Québec, avec des différences notables entre les deux quotidiens, imposées par la direction. Un cafouillage total que cette publication, qui a provoqué la démission de la moitié du comité qui déterminait les positions du palmarès, à qui on avait promis la plus totale indépendance.
Pour Enquête, Guy Gendron a mis la main sur un échange de courriels entre la directrice de la section Arts et spectacles du Journal de Montréal, Michelle Coudé-Lord, la direction du quotidien et le jury, qui démontre clairement une intervention des patrons pour modifier les noms figurant au palmarès, de même que leur position. «Julie Snyder est beaucoup plus influen-te que Marie-France Bazzo», a notamment écrit Mme Coudé-Lord, déplorant aussi l'absence de René Angélil au classement. «On remplace Paul Arcand par Jacques Aubé», a ordonné la direction. Puis : «John Porter, on s'en fout.» Bien entendu, Julie Snyder a monté dans le palmarès.
L'ancien journaliste du Journal de Montréal David Patry était l'auteur de ce papier et a confirmé à la caméra avoir été manipulé. «C'est honteux pour un journaliste, personne ne va se vanter de ça, c'est vraiment tabou, il y a une omertà», a-t-il dit. Selon lui, il est clair que l'information a été manipulée pour servir les intérêts de Quebecor. Michelle Coudé-Lord a paru embarrassée par les questions de Guy Gendron, disant ne pas se souvenir de cet épisode. Quand le journaliste lui a montré l'échange de courriels compromettants, elle était sans mots.
La seconde moitié du reportage concernait l'influence de Quebecor sur le monde politique, et tout le dossier de l'amphithéâtre de Québec. «C'est l'empire Quebecor qui finalement va contrôler la ville. C'est pas Labeaumeville, c'est Péladeauville», a lancé l'ancien directeur général de la Ville de Québec Denis de Belleval, inquiet de voir les élus trembler devant le pouvoir de l'empire.
L'ancien juge John Gomery, qui préside aujourd'hui le Conseil de presse du Québec, s'inquiète de voir Quebecor se soustraire aux règlements auxquels sont soumis ses compétiteurs. Il craint que le Québec se retrouve avec un scandale digne de l'affaire Murdoch, qui a ébranlé la Grande-Bretagne. «Il estime que les risques de dérive sont comparables», a souligné Guy Gendron.
Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et journaliste au Devoir, Brian Myles, s'est montré particulièrement dur à l'endroit de Pierre Karl Péladeau, pdg de Quebecor. «On ne parle pas le même langage que lui, les journalistes. Lui parle de l'information comme une marchandise.» Il décrit Quebecor comme «une planète qui génère sa propre gravité et qui tourne en orbite dans son système solaire».
Dans son carnet, sur le site Internet de Radio-Canada, l'animateur Alain Gravel a tenu à préciser que l'enquête de Guy Gendron s'était déroulée selon les règles très strictes des normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada. «Si nous avons décidé de faire cette enquête, ce n'est pas pour assouvir la curiosité des gens du milieu des communications. Non plus pour nous venger de quoi que ce soit. La démocratie serait mal servie si personne ne pouvait critiquer le groupe médiatique le plus important au Québec.»
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