par Bertrand Mathieu, Le Monde.fr, 30 avril
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Si le rejet du voile intégral fait l’objet d’un certain consensus en France, ce sont les fondements et le cadre juridique d’une interdiction qui posent problème. Faut-il interdire le voile dans tous les lieux publics, ou seulement dans les services publics ? Faut-il interdire la burqua, ou toute tenue qui masque le visage ? Cette interdiction doit-elle être fondée sur l’ordre public, la sécurité publique ou le principe de dignité humaine ? Le Conseil d’Etat a proposé, pour l’essentiel, une interdiction dans les services publics pour des raisons de sécurité. Ce faisant, le Conseil d’Etat fait jouer en quelque sorte un principe de précaution juridique. Bien évidemment, le pouvoir politique n’est pas lié par cet avis, mais il est averti d’un risque juridique. Sauf à réviser la Constitution, ce qui serait, en l’espèce, particulièrement hasardeux, une censure de la loi par le Conseil constitutionnel ruinerait son projet et ne pourrait que favoriser le communautarisme et l’intégrisme contre lequel il s’agit précisément de lutter.
Pourtant, si la Constitution est un cadre juridique auquel le législateur est soumis, il convient de rappeler que le choix politique n’est pas prédéterminé par le droit. Comme le précise le Conseil constitutionnel lui-même, il n’appartient pas au juge, qui ne dispose pas d’un pouvoir de décision équivalent à celui du Parlement, de se substituer à lui.
Plutôt qu’une interdiction partielle, juridiquement prudente mais politiquement hypocrite, le président de la République et le gouvernement ont fait, semble-t-il, le choix d’une interdiction totale du voile intégral, fondée sur le principe de dignité. Le choix est risqué, est-il pour autant illégitime ? Pour tenter d’apporter un élément de réponse à cette question, il convient de revenir sur la portée du principe constitutionnel de dignité. De ce point de vue règne une assez grande confusion dans les analyses qui peuvent être faites. Le principe de dignité est un principe constitutionnel que le Conseil constitutionnel a dégagé en 1994, à l’occasion des lois de bioéthique et dont le fondement se trouve dans le paragraphe liminaire du préambule de la Constitution de 1946, texte de valeur constitutionnelle. C’est la condamnation des « régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine » qui, en négatif, exprime le principe de dignité.
Dégrader la personne, c’est ne pas la traiter comme un être humain, l’asservir c’est la soumettre à des fins qui ne sont pas les siennes. On ne peut, comme le fait le Conseil d’Etat, ou nombre de juristes, considérer que le principe de dignité est assimilable au principe de liberté ou d’autonomie. Peut-on admettre que la condamnation des crimes commis pendant la dernière guerre ne vaut que parce que les victimes n’étaient pas consentantes ? Le principe de dignité n’est pas un principe moral, c’est un principe protecteur du plus faible, il interdit à chacun d’asservir ou de dégrader autrui, alors même que celui-ci pourrait formuler un consentement qui ne pourrait n’être qu’une forme de dépendance ou de soumission.
De même que le Conseil constitutionnel a établi un lien entre ce texte constitutionnel et certaines pratiques biomédicales, le fait qu’une femme soit enfermée sous un voile, perdant ainsi son identité individuelle et sociale, n’est sûrement pas sans lien avec le principe de dignité. Cependant demeure une difficulté. Jusqu’alors, le droit ne condamnait pas celui qui était asservi ou dégradé, mais celui qui asservissait ou dégradait. C’est probablement là le point d’achoppement de cette construction.
Le Conseil d’Etat, dans son rapport, a ouvert une piste tout en l’écartant. C’est celle d’une conception novatrice d’un ordre public « répondant à un socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de vie en société ». De ce point de vue, masquer son identité dans la sphère public constitue une atteinte à un certain nombre de valeurs, dont font partie l’exigence de dignité, l’égalité entre les hommes et les femmes et le droit de chacun à identifier celui avec lequel il entre en relation dans l’espace social. Il y a là probablement une voie ouverte à un choix politiquement clair et juridiquement assez solide.
Bertrand Mathieu est professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne, université Paris-I
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