La vie politique ressemble parfois à ces jeux de société qui font fureur à Noël. Ces passe-temps, dont on trouve des traces jusque dans les tombes mésopotamiennes, tirent d’ailleurs leur nom de leur capacité à exprimer la sociabilité et les moeurs de leur époque. Comment ne pas voir, par exemple, dans Monopoly, un concentré des valeurs qu’exalte le capitalisme moderne ? Ou dans Clue, l’engouement qui s’est développé tout au long du XXe siècle pour le roman policier ? Les jeux vidéo n’ont-ils pas de même contribué à faire basculer notre monde dans un univers virtuel et technologique ?
On ne devrait donc pas prendre à la légère la décision du fabricant de jouets Mattel de modifier les règles du Scrabble en bannissant des mots dont l’éditeur prétend qu’ils « constituent une incitation à la haine et à la discrimination ». S’il faut en croire le magazine L’Express, après les universités, de nombreuses sociétés d’État, les musées et plusieurs grands de la communication et du cinéma, la société qui détient les droits du jeu de Scrabble hors des États-Unis a décidé de se conformer au nouveau catéchisme néopuritain qui a cours dans ce pays. Malgré l’opposition du comité de rédaction, plus d’une soixantaine de mots devraient être bannis de la prochaine édition de L’Officiel du Scrabble, publié par les éditions Larousse, la bible de la Fédération internationale de Scrabble francophone, qui regroupe plus de 20 000 membres.
Au menu, des injures de nature sexuelle ou ethnique et des mots d’argot comme « poufiasse », « schleu », « tarlouse », « travelo », « femmelette » ou « bamboula ». Dans son délire idéologique, Mattel voulait même bannir le mot « salope », mais pas son équivalent masculin (« salop »), les hommes pouvant subir toutes les avanies du monde sans que la multinationale ne s’en offusque. Aux États-Unis, d’où provient ce nouveau maccarthysme, le fabricant Hasbro avait déjà amputé le dictionnaire de plus de 400 mots. Parmi eux, on trouve même les mots « Jesuit » (jésuite) et « Jew » (juif), que l’éditeur anglophone juge péjoratifs.
On connaissait le cache-sexe du mot en n. Voilà que l’on vient d’un seul coup d’inventer les mots en P, S, T, B, J et j’en oublie. Étrange paradoxe, plus le dictionnaire rétrécit, plus il faudra ajouter des lettres à l’alphabet ! On dira qu’il ne s’agit que d’un jeu et que rien de tout cela ne porte à conséquence. C’est ce qu’on a cru aussi la première fois où une rumeur évoqua la possibilité de modifier le titre des Dix petits nègres, le best-seller d’Agatha Christie. Qui aurait cru, alors, que l’on pourrait aujourd’hui perdre son emploi pour avoir simplement évoqué Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, ou l’Anthologie nègre, de Blaise Cendrars ?
C’était sous-estimer l’esprit de soumission qui règne parmi nos élites. En fin connaisseur des États-Unis, l’écrivain Romain Gary ne s’y était pas trompé. Dès 1970, dans Chien blanc, il faisait remarquer que « le signe distinctif de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir “mauvaise conscience”, c’est démontrer que l’on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court ». L’écrivain ne pouvait cependant imaginer qu’un jour, toutes les élites occidentales se prendraient pour des Américains.
Un éditeur français de retour du Salon du livre de Montréal me confiait qu’on lui avait suggéré de faire comme aux États-Unis et de soumettre ses livres à des « sensitivity readers ». Ces représentants autoproclamés de divers groupes ethniques ou minoritaires ont pour rôle de censurer ce qui pourrait les offenser. « C’est la fin de l’édition, me disait-il. On ne peut pas publier des livres en se pliant aux caprices de chacun. »
Avec cette peur des mots, qui aurait publié Michel Tremblay, dont le vocabulaire avait été jusque-là jugé ordurier et donc indigne du théâtre ? Et Michel Marc Bouchard, dont la pièce Les feluettes porte un titre pour le moins équivoque ? On n’imagine pas le nombre de films, comme ceux dont Michel Audiard a signé les dialogues, qu’il faudra censurer. Ce délire puritain nous ferait presque regretter les anciennes interdictions de blasphémer. Au moins, à cette époque, les censeurs étaient reconnaissables à leur soutane.
De la censure des mots à celle des livres, il n’y a qu’un pas. On s’étonne pourtant du peu de cas que suscitent ces mises à l’index. Comme si nos élites médiatiques et culturelles en avaient pris leur parti. Cela a quelque chose de déconcertant qui nous aide à comprendre comment les idéologies les plus délétères ont pu se répandre dans l’histoire sans qu’on lève le petit doigt.
À lire ces listes de mots interdits venues d’un autre âge, on songe à l’époque de Voltaire. Dans un texte prophétique intitulé De l’horrible danger de la lecture, le polémiste ironisait sur le Grand Mufti de la Sublime Porte lui prêtant un discours dénonçant « le pernicieux usage de l’imprimerie ». Il fallait, disait-il, ne surtout pas « dissiper l’ignorance » et que dans toutes les conversations on n’utilise que « des termes qui ne signifient rien ».
Trouverait-il un éditeur aujourd’hui ? Entre deux parties de Scrabble, ce pourrait être une lecture salutaire à Noël.